Roumanie. (partie 1)

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En 1965.

Trois jours après la mort de Gheorghe Gheorghiu-Dej, Nicolae Ceausescu dont il était le protégé, accède au pouvoir en tant que secrétaire général du Parti Communiste roumain.

Dans son modeste logis, Anya regarde à la télévision l’investiture de cet homme dont le nom finira par rejoindre la liste des dictateurs mégalomanes. Sans se douter une seule seconde de ces évènements historiques en devenir, elle espère que ce nouveau chef du Parti portera son pays vers le haut. Toute la journée, le petit écran avait passé en boucle son accession porteuse d’espoir.

Délaissant le petit écran, Anya baisse les yeux sur sa montre. Il est dix-neuf heures, Dimitri ne devrait pas tarder. Cette journée… cette soirée est spéciale à son cœur et elle a vraiment hâte que son époux rentre du travail.

Ils s'étaient mariés cinq ans plus tôt ; une simple cérémonie avec seulement la famille. Tout comme aujourd'hui, les temps étaient durs et les salaires bien maigres et comme aujourd'hui, les gens avaient tout juste de quoi s’acheter à manger... Alors ils firent un mariage sommaire, sans fioritures avec seulement la ferveur de leurs sentiments partagés pour bonheur.

Dimitri a vingt cinq ans et Anya vingt ans lorsqu’ils se rencontrent. Lui, jeune diplômé en médecine, exerçait dans un petit hôpital d'Etat à Bucarest, où il exerce toujours, lorsqu’Anya est admise dans son service, suite à un accident de la circulation ; elle avait été renversée par une voiture mais grâce à sa présence d’esprit, elle s’était jetée à temps sur le côté, seulement sa tête avait heurté le trottoir.

Les images dans le téléviseur se brouillent, Anya ne les voit plus. Les allocutions du Parti se font silence, Anya ne les entend plus. Son esprit vagabonde dans ce doux souvenir heureux. La jeune épouse se souvient encore avec la précision du réel, l'instant où leurs regards se sont croisés pour la première fois.

Du brancard de fortune, la jeune accidentée fut installée dans un box séparé des autres par un drap blanc suspendu à une tringle en métal. Allongée sur son lit de fer, Anya se redressa en entendant le bruit métallique des anneaux tirés du rideau de fortune. Dimitri, en blouse blanche et stéthoscope autour du cou, avait les yeux baissés sur la fiche de renseignements de sa patiente mais lorsqu’il les relèva, ils se perdirent dans les siens. C’était comme si une force hypnotique les poussait l’un vers l’autre. Le temps se suspendit un instant. Aucun n’osa interrompre ce moment, tant il semblait irréel. La jeune femme était subjuguée par les iris couleur d’ébène, elle dévisagea le jeune médecin avec insolence sans pouvoir formuler le moindre mot. Son physique était élégant, ses traits d’une extrême douceur malgré la fatigue qui se lisait sur son visage. Mais au-delà de ce côté charnel bien agréable pour l’œil, se détachait de lui une personnalité empreinte de bonté, de délicatesse, d’empathie qui ne laissait pas Anya indifférente. Lorsque Dimitri toussota maladroitement, sa jeune patiente, gênée de son comportement éhonté, baissa immédiatement la tête, les joues légèrement rosées. Le jeune médecin s’approcha alors du lit, lui posa quelques questions d’ordre général avant d’examiner la plaie à la base de son front. Leurs visages se touchaient presque. Penché au dessus d’elle, le souffle chaud de sa respiration lui caressait la peau… la jeune femme en pressa les paupières. Avec douceur et professionnalisme, il recousit l’entaille peu profonde. Un hématome commençait à apparaître sur l’épiderme violacé. Il lui prescrivit des antalgiques afin de calmer la douleur ainsi qu’un rendez-vous dans une dizaine de jours pour ôter les points. Anya bredouilla un timide remerciement. Dimitri lui serra alors la main mais la garda dans la sienne plus longtemps qu’à l’accoutumée. Alors qu’il s’apprêtait à franchir le rideau, il se retourna une dernière fois pour la contempler… un sourire éclatant illuminait son visage.

De cet accident, Anya garde une fine estafilade blanche à peine visible. Égarée dans ses souvenirs, elle l’effleure du bout des doigts, un demi-sourire sur les lèvres.

Dix jours plus tard, lorsqu’elle le revît pour la visite de contrôle, son cœur cognait toujours aussi fort dans sa poitrine en sa présence. La jeune femme était troublée de ce sentiment naissant et Dimitri éprouvait exactement la même chose. La raccompagnant vers la sortie, le jeune médecin brava tous les codes d’honneurs : avant qu’elle ne disparaisse pour toujours dans la ville, il déposa un léger baiser sur ses lèvres dans l’espoir de la retenir. Sous la caresse de ce baiser, ses paupières ourlées de longs cils soyeux se fermèrent sur ses pupilles d’un bleu céruléen, alors Dimitri enlaça sa taille, la plaqua contre son corps et leurs bouches se dévorèrent, indifférentes aux regards outrés des badauds de l’hôpital.

De nombreux rendez-vous galants suivirent ce baiser insolent, puis très vite un mariage. Les amoureux avaient hâte de fonder une famille, de vieillir ensemble mais aujourd’hui aucun enfant n’ensoleillait leur quotidien si difficile.

À bientôt vingt six ans, Anya aspire par dessous tout à ce bonheur.

Une porte qui claque l’extirpe de ses souvenirs. Un petit filet d’air froid s’engouffre dans le logis. Anya resserre son châle sur ses épaules en se levant. Elle s’avance vers son homme et lui dépose un baiser furtif sur les lèvres puis jette une bûche de bois dans l’âtre.

— Bonne journée mon chéri ?

— Harassante comme tous les jours ! Mais j’adore mon métier.

Il accroche son chapeau et sa veste à la patère avant d’aller se réchauffer devant les flammes.

— Avec l’accession du Camarade Ceausescu, il y a foule dans les rues, poursuit-il en se frottant les mains. Le peuple est enjoué, rempli d’espoir. Tu as vu ?

— Oui, j’ai suivi la liesse à la télévision. Les gens attendent du changement. Un peu de libération serait une bénédiction pour le pays et les hommes.

Dimitri approuve d’un mouvement de tête.

— J’espère que tu as faim ? dit-elle sautant du coq à l’âne, un large sourire peint sur son visage.

— Oui mais j’ai encore plus faim de toi… répond-t-il en la ceinturant dans ses bras.

Anya passe ses bras autour de son cou, un petit air mutin se dessine sur son minois.

— Sais-tu quel jour, nous sommes ?

— Comment veux-tu que j’oublie ? Tu as ensoleillé ma vie bien avant ce jour… Tu es mon sel, mon amour. Bon anniversaire ! Je t’aime et je t’aimerai jusqu’à la fin de mes jours.

— Te iubesc… susurre Anya contre ses lèvres avant que leurs bouches ne se rejoignent en un baiser enflammé.

Retrouvant ses esprits, la jeune épouse remet un peu d’ordre dans ses cheveux couleur miel avant de se diriger vers le fourneau.

— J’ai trouvé de la viande et du pain frais. J’ai un peu dépensé le budget mais je voulais un repas spécial pour notre anniversaire. Une blanquette de veau et pomme de terre à l’eau.

Après avoir copieusement dîné, le couple s’installe devant le poste de télévision où les images du Camarade Ceausescu saluant une foule nombreuse venue l’acclamer, défilent en boucle. En connaissant les moindres clichés, Anya se lève et laisse Dimitri à l’émission. Elle range les restes du repas, fait la vaisselle et remet une bûche dans la cheminée. De temps en temps, son époux hoche la tête, soit par l’affirmative, approuvant le discours, soit grimaçant à certains propos.

Une page de l’Histoire de la Roumanie est en marche, l’optimisme déployé est visible sur tous les visages. Le peuple a soif de plus de liberté, il veut être écouté. Les magasins sont quasi vides, il y a peu de viandes, de lait ou de fromages… Ces pénuries alimentaires contraignent trop de couples à n’avoir qu’un seul enfant. Le ventre des roumains crient famine. Leurs maisons sont froides, il n’y a pas de combustibles pour le chauffage. Ceausescu incarne l’espoir, le renouveau. Anya et Dimitri, comme tous leurs compatriotes espèrent une vie meilleure.

La jeune femme rêve de fonder une famille nombreuse… elle adore les enfants et voir de la marmaille gambader partout dans la maison la comblerait mais pour l’instant, ils n’en ont pas les moyens financiers malgré le poste de médecin de Dimitri. Anya lui a pourtant proposé de chercher un petit emploi afin d’améliorer leur quotidien mais son époux a toujours refusé ; c’est à lui de subvenir aux besoins du couple. En attendant des jours meilleurs, son épouse s’occupe du foyer et de leur petit budget… Elle a même réussi à mettre quelques sous de côté. Cependant, elle escompte avec ferveur qu’un enfant viendra bientôt illuminer leur vie.

Jugeant en avoir suffisamment vu, Dimitri éteint le petit écran et s’en va rejoindre sa femme dans leur chambre. Dehors, une nuit d’encre, glaciale, enveloppe la ville. Des bourrasques de vent s’engouffrant sous la toiture, fait craquer la maison. Au loin, des chiens errants aboient. Les époux se serrent l’un contre l’autre sous l’épaisse couverture pour se réchauffer puis s’endorment, bercés par leur chaleur humaine.

***

Les mois suivants, le Camarade Ceausescu déclare que son pays, plutôt qu’une « république populaire » sera désormais la « République socialiste de Roumanie ». Menant une politique indépendante, il donne l’impression d’être moins soumis au Kremlin que son prédécesseur ; une modeste libéralisation s’amorce enfin, le népotisme et le clientélisme sont bien moins présents qu’ultérieurement. Il se forge une bonne image internationale et encourage l’industrialisation dans son pays. Les résultats économiques sont indéniables. Un niveau de vie en progrès lui accorde un certain soutien de la population.

Cependant, afin d’asseoir sa puissance économique, le régime va se transformer et laisser la place à une autocratie de plus en plus prégnante.

Anya et Dimitri… le peuple roumain tout entier… vont connaître des heures sombres.

***

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