... pour un chalet d'Alpages

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Lorsque le boss nous a annoncé qu’il organisait une réception pour fêter les bons résultats de notre équipe, nous nous sommes réjouis au-delà du raisonnable. Surtout lorsqu’il a annoncé qu’elle aurait lieu dans son chalet d’alpages en Savoie.

 

Ce sacré chalet se situe à mille huit cents mètres d’altitude et n’est accessible que par un chemin caillouteux à souhait.

 

Je ne suis pas de ceux qui aiment se casser le cou par bravade et l’âge m’a apporté beaucoup de sagesse dans les jambes. Je ne suis qu’un promeneur contemplatif, amateur de sublime, en toute simplicité.

 

Certes, pour me rendre à ce fameux chalet, je fus servi au-delà de mes espérances.

 

La montagne, c’est bien connu, a quelque chose d’exaltant et d’enthousiasmant. Il est difficile de choisir ses mots pour traduire les vives impressions qu’elle nous procure, cette émotion de l’inaccessible. Je suis même effrayé de mon insuffisance à vous décrire la sublimité du décor environnant et je ne trouve rien dans ma boite à épithètes pour qualifier justement cette nature enivrante de beauté.

 

Les cimes qui nous entourent et qui ferment l'horizon se teintent en permanence de couleurs changeantes nuancées de roses et de mauves avec le coucher du soleil.

 

Nos visages aussi d’ailleurs, crispés sous l’effort pendant plus d’une heure et demi de marche en raquettes car… nous étions en hiver et ledit chemin est recouvert de plusieurs mètres de neige en cette période de l’année.

 

Devant les beautés incomparables du site, je rêvais à un bon fauteuil, un lit ou même une civière pour m’accueillir à mon arrivée. Voilà bien longtemps que mes jambes avaient oublié ce genre d’exercice.

 

Mais quelle récompense à l’arrivée ! Ah mes amis ! Sous nos yeux brouillés par l’effort : un bijou, une rareté, un phénomène : un authentique chalet sans eau ni électricité. J’allais vivre ma première réception dans un chalet sans eau ni électricité !

 

Pour remplacer la fée « électricité », il y avait des bougies, des bougies partout, des centaines de bougies qui donnaient à l’endroit une ambiance d’Ali Baba !

 

Tout le monde était serré autour d’un effronté petit poêle en fonte qui ne cessait de siffler, péter et ronchonner, et qu’il fallait alimenter constamment en bûches bien calibrées.

 

Pour cela, il était nécessaire de déplacer les casseroles dans lesquelles fondait la neige pour alimenter évier et chasse d’eau. Puis retirer un à un, avec une tige en fer, les cercles de fonte. Pousser la bûche à l’intérieur du poêle en se brûlant. Se rendre compte que la bûche était trop grosse. La retirer. Oter un cercle supplémentaire avec beaucoup d’adresse pour qu’il ne tombe pas à côté du poêle ou ne brûle un des imbéciles autour, qui regardait sans lever le petit doigt. Remettre les cercles un à un en se brûlant à nouveau et replacer les casseroles à leurs emplacements initiaux et respectifs.

 

Personnellement je n’ai pas levé le petit doigt mais je n’ai jamais cherché à dissimuler mon admiration pour les courageuses personnes qui pratiquaient fréquemment ce périlleux exercice.

 

Je dois préciser à ma décharge que j’étais beaucoup trop occupé à boire du champagne et à grignoter, déguster et picorer les délicieux entremets qui circulaient abondamment.

 

Nous parlâmes de la vie de chalet, de ses habitudes rustiques, d’horizons dentelés et de décors à couper le souffle et donner le vertige, puis nous passâmes à table.

 

Le buffet regorgeait de mets fabuleusement bons. Les conversations roulaient bon train sur des sujets où - le champagne et les bons vins aidant- je m’y connaissais mieux que personne au monde (je m’étonne moi-même quelquefois du nombre de ces choses).

 

Nous goûtâmes de très nombreux breuvages et les fîmes pleurer dans nos verres. Nous nous consultions ensuite du regard avec des coups d’œil interrogatifs qui commandaient l’admiration.

 

A la dixième bouteille nous commençâmes à refaire le monde et à trancher sans états d’âmes les nœuds gordiens les plus inextricables.

 

Ah, si cette nuit-là on avait été le gouvernement, le monde s’en serait trouvé transformé !

 

C’est alors que Jeanine a dit qu’elle avait quelque chose à dire. Jeanine est une employée modèle qui conduit magistralement la stratégie de l’entreprise, lui ayant ainsi permis de quadrupler son bénéfice en peu de temps.

 

Bien qu’elle eût parlé d’une voix presque inaudible, le silence se fit instantanément. Jeanine n’avait pas encore dit grand chose, mais là, elle avait quelque chose à dire et à la manière dont elle le disait, on sentait bien que c’était du sérieux.

 

On est tous tombés de haut lorsque ses lèvres, auxquelles nous étions suspendus, se sont mises à bouger pour dire ce qu’elle avait à dire.

 

Ce fut très bien dit et personne avant elle ne l’avait dit ce soir là et ce qu’elle disait était bien plus important que tout ce qui avait été dit jusque là. Il est vrai que Jeanine, dont l’esprit n’est pas immergé dans le formol, jouit d’une lynxesque clairvoyance, a étudié le Monde mieux que nous tous, possède une grande sagesse et connaît des tas de choses qu’on n’est même pas capable de prononcer.

 

Elle ménageait des silences étudiés pour permettre à chacun de s’adapter au sujet et laissa flotter librement sa dernière phrase dans l’air jusqu’à ce qu’elle pénètre nos esprits superficiels.

 

Elle nous regarda gravement, fixa les visages l’un après l’autre pour laisser à ses mots le temps de bien décanter.

 

On a tous approuvé et on l’a félicité de nous rappeler combien sont rares, parmi les hommes, ceux qui peuvent s’arracher aux marécages sans fond de l’ignorance.

 

Christian est sorti en grommelant quelque chose qui concernait le fait d’uriner et de prendre un bol d’air.

 

Ensuite les conversations normales ont repris jusqu’au moment du « trou savoyard ».

 

Le « trou savoyard » est une sorte de trou normand en plus profond et en plus fort, une boisson traîtresse qui coupe les jambes, même du plus aguerri.

 

Maryvonne, la femme du boss, avait préparé ces trous à l’avance et ils nous attendaient depuis si longtemps qu’ils avaient pratiquement perforé le fond des verres.

 

Cet apéritif chauffa l’ambiance à blanc et alors que nous avions commencé la soirée en échangeant des propos à voix basse sur la vie en alpages et la climatologie, nous commençâmes à nous donner des grandes claques dans le dos.

 

Seule Maryvonne ne trouvait pas ça très fort. Pourtant ses lunettes se sont fendillées lorsqu’elle a fait cul sec.

 

Moi, je me suis mis à pleurer alors que je n’avais pas de chagrin particulier et lorsque j’ai voulu féliciter Maryvonne pour son courage, j’avoue que je n’ai pas reconnu ma voix.

 

Pendant ce temps, la nuit était tombée dans l’indifférence totale, nous obligeant à coucher sur place.

 

Nous étions arrivés à ce moment de la soirée où les êtres humains, par distraction, perdent le contrôle d’eux-mêmes et tiennent des propos souvent distrayants et inattendus, mais qui rendent rarement hommage au raisonnable.

 

Christine, qui n’est pas la moitié d’un imbécile (puisque c'est mon épouse), mais qui de notoriété publique, se laisse engourdir plus vite que les autres par le béatifiant liquide, tint des propos d’une ahurissante saugrenuité.

 

Elle fit savoir – comme si une telle information pouvait intéresser quiconque – qu’elle était particulièrement frileuse et appréhendait d’avoir à se coucher dans un lit glacé.

 

Elle fit cette annonce au moment où se produit ordinairement l’explosion des sentiments généreux. Catherine et Denis offrirent avec empressement d’échanger leur matelas situé à l’endroit le plus chaud du chalet.

 

Après les avoir outrageusement complimentés pour leur grande bonté d’âme, nous dûmes escalader acrobatiquement une échelle pour atteindre un lit niché sous la toiture.

 

Là, nous découvrîmes une impressionnante quantité de crottes de souris qui laissait à penser qu’une famille nombreuse avait récemment déserté la place, sans doute incommodée par notre vacarme et nos vociférations…

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