Chapitre 1 : Quand tout commence avec une histoire de dés

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Trois mois qu’il était coincé sur la terre ferme. Trois mois qu’il n’avait pas vogué sur l’océan, passant d’auberge en auberge et de taverne en taverne. Toutes ses économies, flambées dans les joies de la compagnie féminine, de la bonne nourriture et des couches confortables. A présent, le capitaine Wiseagar s’était lassé, l’envie de retrouver les vagues le démangeait de plus en plus, et… il commençait à bien regretter les plaisirs qu’il s’était accordés en abondance. Son navire reposait une ville plus loin dans le port de Langton, tout du moins, ce qu’il en restait : la succession de tempêtes l’avait mis dans un bien sale état. Sa rénovation demandait une somme astronomique qu’il devait absolument réunir. Et rapidement, c’était mieux.

Le capitaine Wiseagar jouait habilement avec les dés dans une main, un gobelet en terre cuite de l’autre, les yeux rivés sur ses adversaires. Autour de la table, la tension était si intense qu’elle en devenait presque palpable. Les deux hommes et l’orque aux dents noires – dieu qu’il était repoussant – le fixaient de leurs petits yeux cernés. Il avait misé gros, cette fois. Le butin devait à tout prix lui revenir, sinon il ne lui resterait plus rien.

- Je parie cinq dés de six.

Une lueur d’incompréhension et de surprise se lut dans leur regard tandis qu’un léger sourire naquît au coin de ses lèvres. Il sentit qu’à l’annonce de ce score idyllique leur concentration avait baissé, c’était le moment ou jamais : faisant toujours habilement rouler les dés entre ses doigts, il les glissa dans le creux de sa manche et sursauta d’excitation quand ils roulèrent le long de son avant-bras, gelés comme la glace. En parallèle, il en tira le même nombre de sa chemise qui se retrouvèrent en moins de deux secondes dans le verre. D’un geste tout aussi rapide, il les mélangea, secoua le gobelet et le posa brusquement sur la table. Soudain, l’immonde être rabougri lui attrapa le poignet et enfonça ses ongles pourris dans la chair, noircie rien qu’à son contact. Il serra les dents et se força à masquer la grimace qui menaçait de déformer son visage.

- Auriez-vous peur de perdre ?

L’orque renforça la pression et grogna en tapant sur la table de son poing libre. Aussitôt, les deux hommes se concertèrent du regard et se ruèrent sur ses maigres économies misées. Le capitaine voulut se dégager du monstre et se ruer sur ses biens, en vain. Ils avaient été plus rapides.

- Allons messiers, ce n’est pas ce qu’on avait convenu !

- Tu as triché ! grommela l’un deux.

- Comment, moi ?

Voulant se défendre sans montrer un signe de douleur, sa voix partait dans des aigües absolument improbables.

- Montre nous les dés, clama l’autre.

L’orque, toujours agrippé à son bras, souleva le gobelet pour lui. Il y avait les cinq dés de six, comme prédit.

- Vous voyez ?

Il eut à peine le temps d’ouvrir la bouche qu’il bascula sur sa gauche, évitant avec aisance le coup de chope vide du premier homme qui se retrouva au sol, emporté dans sa lancée. De rage, il se releva en poussant un cri grotesque.

- Tu as triché ! rugit-il de plus belle. Tout le monde t’a vu, ces dés sont pipés !

Le capitaine força un sourire gêné, les yeux toujours rivés sur sa précieuse bourse que l’autre défendait de ses mains. Il ne pouvait pas se permettre de tout perdre maintenant ! Il lui fallait cet argent – et même, il aurait aimé pouvoir en tripler la somme comme espéré – pour rénover son navire… et compte tenu de sa situation, pour se payer de quoi manger, tout simplement.

- Dans ce cas, si vous ne voulez plus jouer, je récupère ce qui m’appartient, lança-t-il en s’élançant avec désespoir sur la table.

L’homme qui les gardait rugit à son tour, proférant des insultes et menaces, et essaya de se jeter sur lui. Sans doute trop rond pour se mouvoir correctement, il fit un bond sur sa droite, soit la direction opposée du capitaine, et vint s’échouer aux côtés de son compagnon. La scène devait pour sûr dégouliner de ridicule. Sans se soucier du regard des passants, Wiseagar récupéra sa mise de départ qu’il engouffra dans la poche arrière de son pantalon et s’enfuit aussi vite que possible. Il n’avait pas de temps à perdre avec un combat aussi stupide et dénué de sens. C’était sans compter sur l’orque, toujours attentif et enragé, qui se rua sur lui et le rattrapa sans mal. Après quelques mètres à peine, le monstre l’immobilisa, ses deux bras serrés autour de ses jambes. Dans un cri de surprise, le capitaine tomba droit comme un « i », la tête la première dans la poussière. Essayant d’oublier la migraine qui martelait son front, il se débattait de toutes ses forces pour libérer ses jambes, mais l’orque, à présent à califourchon sur ses genoux, l’empêchait de se mouvoir. Il plongea sa main griffue dans sa poche – Wiseagar aurait préféré ne jamais connaître la sensation des doigts de ce monstre sur sa cuisse à travers un tissu fin – et en retira la bourse tant convoitée. L’immonde créature se leva, l’accabla de coups dans les jambes, puis rejoignit la taverne en sautillant. Ce n’était pas la première fois que le capitaine essuyait une humiliation, mais celle-là était sans doute la plus douloureuse. Cet orque venait de salir sa réputation, son nom…

Des gardes se trouvaient dans l’échoppe voisine, les passants envahissaient les rues et le patron de la taverne surveillait maintenant sa terrasse. Wiseagar n’avait aucune chance de remporter un combat s’il y retournait. En revanche, si cette ordure venait à recroiser son chemin, elle s’en souviendrait pour longtemps. Il se redressa, les membres quelque peu engourdis et traça son chemin, furieux. Il marcha une demi-heure au moins avant de s’arrêter dans une nouvelle taverne, juste en face de l’auberge qu’il avait payée en avance pour la nuit. Le capitaine s’installa sur un tabouret et s’écroula sur le comptoir. Il ne devait lui rester que quelques pièces d’argent et de cuivre, tout juste suffisant pour un repas de piètre qualité. Il se redressa un peu, le dos toujours courbé et la paume de sa main plaquée contre sa tempe, observant les alentours. Une mystérieuse jeune femme buvait un verre à deux sièges du sien. Sans la quitter des yeux, il interpella le tavernier et lui commanda son alcool le plus fort. Une capuche retombait sur ses épaules déjà couvertes d’une épaisse cape noire, faisant ressortir la blondeur de ses cheveux et le bleu de ses yeux. Malgré son allure inquiétante, son regard, perdu dans le vide, semblait éteint. Une fois son verre en main, il se rapprocha d’elle et l’aborda.

- Ça ne va pas ?

Sans tourner la tête, elle le jugea d’un coup d’œil furtif avant de resserrer ses mains autour de sa boisson. Wiseagar prit une lampée de la sienne, serra les dents tant l’alcool lui brûla la gorge, et en versa une bonne partie sur sa blessure. L’orque ne l’avait pas manqué. La douleur remontait le long de son bras et devenait plus insupportable à chaque seconde qui défilait. C’était comme si sa chair pourrissait millimètre après millimètre, toujours noire de crasse. Il frappa le comptoir du poing puis but d’une traite son verre et retint une grimace.

- Ce n’est pas de l’alcool qu’il vous faudrait là, plutôt un kit de soins.

La jeune femme dégageait une froideur sans pareille.

- Peut-être que vous en avez un à m’offrir ? demanda-t-il en prenant au mieux une voix charmeuse.

La gorge toujours brûlée par la boisson, il s’étrangla et toussa un long moment avant de s’en remettre. Les yeux vissés sur la demoiselle, il la vit arquer un sourcil et soupirer.

- Pas pour un homme comme vous, non.

Wiseagar resta un instant penaud, surpris par sa réponse. Qu’avait-il fait de mal ? Aucune femme ne résistait à son charme d’habitude.

- Oh ! s’écria-t-il dans un éclair de lucidité. Veuillez pardonner mon indélicatesse, je ne me suis pas présenté. Je suis le capitaine Wiseagar. Et vous êtes… ?

- Mon nom ne vous regarde pas.

Fatigué de sa journée parsemée d'échecs, qui ne pouvait être pire, à vrai dire, il préféra lâcher l'affaire et commanda un autre verre, qu'il put payer de justesse. Quelle pourriture cet orque, alors ! S'il ne l'avait pas pris la main dans le sac, sa bourse aurait triplé de volume et il ne se serait pas retrouvé aussi démuni. Rageant dans son coin et rongé par la douleur toujours aussi intense, le capitaine quitta la taverne et rejoignit l'auberge du Poisson Gris. Il s'écroula sur sa couche, exténué, et s'endormit aussitôt.

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