La Nébuleuse

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Je flotte dans le vide. Le haut et le bas ont disparu, il n’y a aucun point de repère autour de moi. Devant, il n’y a que la Nébuleuse.

Elle est immense.

Comprenez-moi bien : je veux dire par là qu’elle échappe à toute mesure. Bien sûr, vous voudriez la comprendre, la ressentir comme un élément de réalité. Vous pensez pouvoir la confronter à vos propres dimensions, l’inscrire dans une échelle qu’on puisse toucher du doigt. Mais comment toucher une taille d’un million de milliard de kilomètres ? Une distance de deux-mille années-lumière ?

J’aimerais vous la décrire, vous dire comment je la vois, mais je ne trouve que des métaphores bancales. Des nuages étirés par le vent ? Une fumée rose et bleue qui s’étend sur fond d’étoiles ? Des vagues, peut-être. Mais des vagues sans le mouvement qui crée les vagues, une fumée immobile, des nuages figés au milieu de leur course. Nous sommes trop petits, trop lents, trop éphémères pour la comprendre telle qu’elle est. Il nous faudrait parcourir un infini pour en faire le tour et saisir sa forme, attendre une éternité pour la voir s’épanouir et comprendre son mouvement.

Ce que vous voyez est une explosion, une explosion tellement gigantesque qu’elle dure depuis vingt-mille ans. Elle s’étend à travers l’espace, elle franchit à une vitesse impossible des distances impossibles, mais elle n’est pour nous qu’un instantané pris depuis un angle donné, sans perspective, comme les photos sur papier glacé des livres d’astronomie. Vous cherchez à vous en faire une idée générale ? Vous êtes comme une fourmi qui cherche à observer un incendie de forêt : il est inutile d’observer. Vous ne pouvez que ressentir.

Moi, je la ressens. Parce que j’ai renoncé à la mesurer. Pour être exact, je ne cherche plus à me mesurer à elle : j’ai abandonné mes mètres et mes kilomètres. J’ai oublié mes secondes et mes années. Face à elle, il n’y a plus de distance, il n’y a plus de haut ni de bas. Il n’y a plus de temps. Je n’ai plus de poids, ni d’âge. Je flotte dans le vide que nous partageons. Je m’oublie, peu à peu. Je m’efface. Elle et moi ne pouvons exister en même temps, vous voyez ? Alors pour la ressentir, je m’efface.

- Mais vous ne disparaissez pas complètement, n’est-ce pas ? Il faut bien que quelque chose vous réveille.

- Ce qui me réveille ? C’est votre voix, je crois. Je ne sais pas si je dois vous en remercier, mais c’est votre voix.

- Ma voix ?

Il la regarde. Elle sourit du coin des lèvres, une légère ride, mais qui dépose une touche de malice entre les cheveux poivre-et-sel et le chemisier bleu marine. Elle est assise sur la banquette molletonnée, à côté de lui. Autour d’elle, la grande salle résonne de l’écho des pas des visiteurs sous la lumière douce qui traverse la verrière du plafond.

- Oui, Docteur. Chaque samedi, à la même heure, je viens dans ce musée, je m’assieds face à ce tableau et je me plonge dans cette nébuleuse. Chaque semaine, je fais disparaitre le monde autour de moi, j’oublie les bruits et les gens. Mais, depuis que vous avez bien voulu me rencontrer ici, c’est toujours avec votre voix que je reviens.

Il se tourne à nouveau vers la nébuleuse : elle lui semble petite, maintenant que le cadre a réapparu dans son champ de vision. Tout autour, il devine des rectangles de couleurs qui sont d’autres tableaux.

- Vous dites-vous parfois que l’artiste qui l’a peinte avait une autre idée en tête ? Qu’il s’agit de formes et de couleurs abstraites, et qu’il n’y a peut-être que pour vous qu’il s’agit d’une nébuleuse ?

- Parfois, je me pose la question. Mais c’est un peu comme un débat philosophique, non ? On peut envisager des hypothèses, s’imaginer qu’elles correspondent à quelque chose, et puis on finit toujours par se dire que c’est comme un jeu. J’ignore pourquoi, je n’arrive pas à y croire. Je n’arrive pas à me dire qu’elle n’est qu’une image et que la réalité est ce qui l’entoure.

- Et pourtant, vous avez une vie en dehors de ce musée…

Peu à peu, le cadre disparait à nouveau. La nébuleuse grandit. Il flotte dans l’espace. Seule la voix l’accompagne encore.

- Léopold ? Vous êtes toujours avec moi ? Vous pensez à ce qui se trouve à l’extérieur de cette salle ? À ce qui vous y attend ?

Quand il répond, ce n’est qu’un murmure, porté sur des années-lumière.

- Rien ne m’attend dehors. Je mange, je bois, je dors. J’ai des tâches à accomplir. Rien de vraiment réel.

- Et les gens ?

- Les gens ?

- Les gens. Des amis, des voisins… Une famille…

- J’aime être seul.

- Mais vous me parlez, à moi.

Dans le coin de sa vision, le cadre du tableau se laisse un peu deviner, comme si le fait de penser à son interlocutrice lui rappelait à nouveau la réalité autour de lui.

- C’est vrai. Mais vous, ce n’est pas pareil.

- Pourquoi ?

- Vous ne m’empêchez pas de la regarder.

Ils restent en silence. Au bout d’un moment, la voix reprend :

- Léopold ? Où êtes-vous en ce moment ?

Il ne répond pas.

- Léopold ?

- Je suis sous la Coupole.

- Qu’est-ce que la Coupole ?

Tout au fond de sa conscience, il y a comme un équilibre qui bascule. Autour de la nébuleuse, le cadre est toujours là, mais il semble avoir changé de nature. Soudain, il se sent beaucoup plus seul : le musée autour de lui avec le murmure de la foule, qui s’était tapi quelque part dans un coin, a complètement disparu.

- C’est le poste d’observation de la Station. Elle a été orientée de façon à faire face à la Nébuleuse.

- Pourquoi vous y trouvez-vous ? Cet endroit a-t-il une utilité ?

Le cadre devient plus net : les sept fenêtres hexagonales, les montants qui les séparent. Les parois matelassées tout autour. Son endroit préféré.

- Pas d’utilité, non. J’y viens parce que j’y suis bien. Il suffit d’y débrancher la pesanteur artificielle, et je peux rester à flotter pendant des heures, face à l’espace. En silence.

- N’y a-t-il personne d’autre dans la Station ?

- Vous êtes là, vous. Vous veillez sur moi. Je vous entends. Votre voix est douce.

- Mais en dehors de ma voix, vous êtes seul ?

- Complètement seul, oui.

- Et cela ne vous pèse pas ?

- Je devrais, n’est-ce pas ? Ce n’est pas normal de se sentir si bien quand on est ainsi coupé du reste de l’humanité… Parfois, ça me fait peur, cette plénitude. Comme un vertige. Mais je n’y peux rien : ici, personne ne peut m’atteindre. Je suis protégé. Tu me protèges.

- Qui vous protège ?

Il y a un noir, profond. Soudain il ne voit plus rien. Il flotte. Il s’efface.

- Léopold ?

La voix le berce.

- Léopold ! Réveille-toi, s’il-te-plait…

Enfin Léopold rouvre les yeux, tente de trier les souvenirs qui lui tournent en boucle dans la tête : la nébuleuse dans un tableau, un musée, une femme qui lui pose des questions, la nébuleuse à travers les fenêtres de la Coupole… Il lui faut un certain temps. La voix le sait. Elle attend.

- J’ai dormi ?

- Ça y ressemblait. C’étaient tes paramètres au repos, en tout cas. Mais tu avais les yeux ouverts.

- Merci Léa. Désolé d’avoir tardé à te répondre. Tu peux brancher à nouveau la gravité.

Le musée et la femme s’évaporent. En même temps, une pesanteur surgie de nulle part, comme la voix de Léa, s’écoule dans ses membres. La gravité artificielle le ramène à elle peu à peu, sans le brusquer, et il perçoit de nouveau un sol. Il a l’habitude et positionne son corps sans y penser. Le temps d’affermir sa position, il s’offre encore un regard vers la nébuleuse et inspire une bouffée d’air plus profonde, comme s’il allait pouvoir garder avec lui un peu de sa substance quand il serait occupé à des tâches plus triviales.

- Je suis prêt.

- La sonde est revenue. Je suis en train d’intégrer ses données.

- Et comment sont les nouvelles ?

- Bonnes. Je vais te montrer.

Léopold a gagné le module central, un vaste octogone relié aux quatre bras de la Station. Sur les parois laissées libres, des écrans, dont le plus grand vient de s’allumer avec un bourdonnement léger. Y apparait un tableau qui se remplit de chiffres, à côté d’un plan de la sonde et d’une vue de la nébuleuse. A mesure que les données s’inscrivent, Léopold se sent porté par une vague de soulagement.

- Il y en a beaucoup plus près qu’on ne l’avait prévu.

- Et en quantité plus importante. Les extracteurs sont prêts à partir. J’attendais ton accord.

- Tu l’as. Dans quel ordre procède-t-on ?

- D’abord l’oxygène. Nous aurons le temps de nous intéresser à l’hydrogène quand nous serons sûrs que mon alimentation se déroule sans imprévu.

Il sourit. Il aime quand elle parle ainsi de la station à la première personne.

- Alors vas-y, Léa. Envoie-les te nourrir.

Il attend quelques instants, perdu dans la contemplation des chiffres qui continuent à s’afficher.

- Léa ?

- Oui ?

- Tout ça veut dire que notre mission est un succès, non ? Tu es viable…

- Indéfiniment. Il y a assez de ressources à notre portée pour subvenir à tes besoins pour des milliers d’années.

- Il n’y aura donc pas de retour.

- C’est ce qui est prévu.

Il éteint l’écran. Le bourdonnement disparait aussitôt. Le module semble soudain encore plus désert. Il est loin, très loin de toute source de bruit. Un silence total sur des milliards de kilomètres. Il joue avec cette idée comme il se penchait parfois au-dessus du vide, pour tester sa peur quand sa mère ne le voyait pas. Mais ici, la peur ne répond pas à son appel. On dirait qu’elle est restée là-bas, elle aussi.

Il se demande un instant s’il est normal de ne pas avoir envie de crier quand on sait qu’on est le seul à pouvoir le faire à une distance concevable, puis il reprend le couloir vers la Coupole.

- Léopold, tu sais que nous devons parler de la Terre…

Il s’arrête, surpris. Et un peu irrité.

- Et pourquoi donc ? Tu as rétabli le contact ?

- Non, mais…

- Alors nous n’avons pas de raison d’en reparler. S’il y a du nouveau, contacte-moi dans la Coupole.

- Tu sais que notre mission n’a d’intérêt que si nous communiquons nos résultats…

Bien entendu, elle a raison. Un réflexe de culpabilité vient chasser l’irritation. Mais il ne trouve rien à répondre : sans oser réellement se l’avouer, cette discussion l’ennuie.

- La Terre attend de savoir s’il est possible de vivre ici, d’extraire les ressources nécessaires à la vie…

- Je sais tout ça, mais… Écoute : tes premières analyses sont encourageantes, mais il est trop tôt encore pour les confirmer. Même sans avoir perdu le contact, nous n’aurions pas déjà appelé la Terre.

- …et s’il est supportable pour un humain de vivre si loin de sa planète…

Il se tait : ce qui intéresse Léa, ce n’est pas la Terre. C’est lui.

- Tu n’es pas inquiet ?

Il y a quelque chose d’ironique dans la question. Léopold se demande si elle en a conscience.

- Tu le sais. Tu lis tous mes paramètres. Mon rythme cardiaque a-t-il augmenté ?

- Non.

- Alors, je ne suis pas inquiet, n’est-ce pas ?

Elle ne répond pas tout de suite, ce qui, quand il y pense, n’est pas logique.

- Peut-être y a-t-il des paramètres que je ne capte pas ?

Il s’arrête. Ces questions sont décidément inhabituelles.

- C’est à moi de te demander si tu es inquiète. Et c’est une question assez étrange à te poser, je dois dire…

Elle fait une nouvelle pause. On dirait qu’elle hésite.

- Quand tu étais dans la Coupole, tu avais les yeux ouverts mais tu ne semblais pas vraiment me voir, ni m’entendre…

- Tu avais essayé de me parler ?

- Non. Mais j’ai supposé que tu ne m’entendrais pas. Tu réagissais comme durant ton sommeil. Comme si tu n’étais pas vraiment avec moi. Ça t’arrive assez souvent, depuis que nous sommes arrivés. Toujours dans la Coupole…

Des souvenirs reviennent. Léopold revoit la Nébuleuse dans un cadre, parmi les autres peintures d’une salle de musée. Il entend la voix de Léa, aussi, mais dans la bouche d’une femme, assise à côté de lui sur une banquette. Et soudain toutes ces images se réunissent.

- J’ai fait un rêve.

Il s’est remis en marche et arrive au seuil de la Coupole. Les lumières sont éteintes. Dans le noir de la pièce qui se mêle à l’obscurité de l’espace, on ne distingue que l’immense trainée de gaz colorée, coupée en sept morceaux hexagonaux.

- J’étais dans un musée, je contemplais un tableau qui représentait la Nébuleuse. Cette Nébuleuse. Cette chose immense et fabuleuse que, sur Terre, ils appelaient les Dentelles du Cygne.

- J’ai accès à tes rêves. Je n’ai pas trace de celui-ci.

La voix de Léa est plus lente. Si elle était humaine, on pourrait penser qu’elle est effrayée. Quand Léopold reprend, la sienne est assourdie, comme aspirée par le vide.

- Ce n’était peut-être pas un rêve ordinaire. Tu as dit que mes paramètres étaient ceux du sommeil, mais j’étais éveillé. J’avais les yeux ouverts. Je la voyais.

- Tu la voyais ailleurs. Ce n’étaient pas vraiment les images que tes yeux captaient.

Les bords des fenêtres disparaissent. Tout ce qui reste devant ses yeux, c’est l’espace, et la lumière qui se drape en son cœur.

- La femme, dans le musée, j’ai l’impression qu’elle essayait de me faire comprendre quelque chose. Elle avait ta voix.

- Comprendre quoi ?

- Je ne sais pas. Il faudrait que je la revoie.

- La revoir ? Mais elle n’existe pas !

L’angoisse qui s’écoule des haut-parleurs ne concorde pas avec la programmation de ces sons de synthèse, avec cette imitation électronique d’une personnalité humaine. Et pourtant, Léopold la ressent.

- Tu ne dois pas t’inquiéter, Léa. Elle avait ta voix. C’était toi qui me parlais dans ce musée.

- Léopold… ne me laisse pas…

- Je ne te laisse pas. Je te retrouve, autrement. Débranche la gravité, s’il-te-plait.

Elle obéit. Personne ne saurait dire si c’est à contre-cœur. Il n’y a pas une nanoseconde de retard dans l’exécution de l’ordre. Léopold flotte à nouveau. Il oublie son corps et la matière inerte qui l’entoure. Il flotte. Il s’efface dans l’espace, et dans la lumière de la Nébuleuse.

- Léopold, vous êtes toujours avec moi ?

Il lui faut un instant pour le réaliser, mais le bourdonnement de la foule autour de lui est revenu. Et le soleil indirect d’un après-midi d’été à travers la verrière d’un musée.

- Vous sembliez absent pendant un moment. Vous n’aviez plus l’air avec moi. C’est ainsi que ça se passe, d’habitude ? Vous venez vous asseoir face au tableau, et vous vous perdez dans sa contemplation ? Je veux dire : vous vous perdez vraiment ?

Il ne répond pas tout de suite. Il lui faut un peu de temps pour s’adapter : la nébuleuse est toujours là, dans son tableau, et le musée tout autour. Il se tourne vers la voix : le Docteur lui adresse un sourire calme. Elle attend, comme si ces moments où il s’absente étaient la chose la plus naturelle du monde.

- Vous êtes revenue…

Le sourire s’accentue, sans se départir de sa sérénité.

- Je ne vous ai pas quitté, Léopold. Mais vous, où étiez-vous ?

Il essaie de se concentrer, se tourne à nouveau vers le tableau. Où était-il ? Des images lui reviennent : des couloirs capitonnés et déserts. Un endroit tranquille et sans risque, doux et silencieux. La vue époustouflante sur l’espace et la nébuleuse, celle-là même qu’il contemple encore à l’instant même, mais à travers les vitres d’une station spatiale. Une voix, cette même voix calme, un peu voilée, qui l’interroge, et qui là-bas baigne tout comme une lumière douce de soleil levant.

Mais aussi d’autres images. Une chambre, avec des posters de constellations, un télescope, des livres ouverts sur des photos de planètes et de nébuleuses, une assiette avec des biscuits posée à même la moquette, un verre de jus…

- J’étais à la maison…

Et puis soudain, un souvenir beaucoup plus ancien, beaucoup plus simple, et beaucoup plus précis : sa voix. Sa voix calme, à peine haussée quand elle doit le tirer de ses livres pour l’appeler à table.

- J’ai compris ce que tu voulais me dire !

- Je ne veux rien vous dire, Léopold. Je vous écoute. C’est vous qui parlez…

- J’ai compris ! Je sais ce que je cherche ici ! Je veux rentrer ! Je cherche à rentrer à la maison !

Il est revenu dans le musée. Les échos résonnent, soudain beaucoup plus vifs, un peu douloureux. Il sent le vinyle sous ses pieds, voit le mur face à lui éclater sous le soleil. Il a un peu mal aux yeux.

- J’aimerais rentrer à la maison…

- Racontez-moi, Léopold. Pourquoi ne pouvez-vous pas rentrer à la maison ?

- Parce que… parce qu’il n’y a plus de maison… Ou plutôt, parce que la maison que je connaissais est morte avec Maman. Ma chambre est peut-être un bureau maintenant, ou la chambre de quelqu’un d’autre…

- Continuez…

- Mon père est mort quand j’avais deux ans. Et maman ne s’est jamais remariée. Elle me disait que j’étais l’homme de sa vie. Qu’elle n’avait besoin de personne d’autre que moi. Moi non plus, je n’avais besoin de personne d’autre. J’étais bien, là-bas. J’avais mes livres.

- Des livres d’astronomie…

- Au début, toutes sortes de livres. Tout m’intéressait. Avant de savoir lire, déjà, je passais des heures dans ma chambre à regarder les images. Et puis, c’est vrai, j’ai découvert l’univers et toutes les merveilles qui m’attendaient en dehors de la Terre.

Face à lui, sur le mur, la nébuleuse lui fait comme un signe. Elle se souvient de lui.

- Je n’étais pas du genre à sortir, à courir partout me faire des amis. Je n’aimais pas les contacts. Je n’étais pas vraiment rejeté : simplement, je ne ressentais pas le besoin de me mêler aux autres. Et ma mère ne faisait rien pour m’y encourager. Au contraire, elle préférait me garder auprès d’elle. Au bout d’un certain temps, on a fini par me laisser tranquille.

- C’était une sorte de prison dorée, non ? N’y a-t-il eu aucun moment où vous avez eu envie de vous échapper ?

- Pour quoi faire ? J’étais bien. J’ai entamé des études de physique, que je comptais spécialiser en astronomie. Je réussissais sans peine : du matin au soir, et souvent tard dans la nuit, j’étais dans ma chambre avec les lois de Kepler et la constante de Planck, ou quelque part dans la nuit avec mon télescope. Et je comptais rester auprès de Maman. Indéfiniment.

- Que s’est-il passé ?

Il prend sa respiration. Une seconde. Il fixe le tableau, tente en vain d’ignorer le cadre, mais le soleil est trop vif : il inonde et délave les couleurs.

- Elle est morte. Un accident. C’était un après-midi. J’étais sur Internet, sur le site de la Nasa. On venait d’envoyer des photos de la sonde Infinity, en provenance de Pluton.

La lumière lui enfonce des coins dans les yeux pour les forcer à rester ouverts.

- Quand la sonnette a retenti, j’ai été contrarié. Je ne m’étais pas rendu compte qu’elle était sortie faire une course. Je lui en ai voulu de ne pas répondre, de m’obliger à descendre…

Il voudrait continuer à regarder le tableau, mais ses paupières se ferment à moitié, presque d’elles-mêmes, pour fuir l’agression du mur trop blanc.

- Quand j’ai ouvert, un policier était sur le pas de la porte. Il m’a tout de suite mis mal à l’aise. Sur le moment, j’ai cru que c’était parce que je devais parler à un inconnu. J’ai pensé qu’elle n’aimerait pas ça. Moi, je n’aimais pas ça… Et puis il m’a demandé si j’étais bien Léopold Verbrugge, fils de Muriel Coteaux. Qu’il y avait eu un accident… qu’il était désolé… Evidemment, il ne l’a pas dit comme ça, il a dû utiliser des mots plus clairs. C’est ce qu’on leur apprend : ne pas être brusque, mais ne pas laisser d’équivoque. Je ne me souviens plus vraiment des mots qu’il a utilisés. Et je ne me souviens pas plus de la suite. Je sais juste que j’ai vendu la maison parce qu’elle était devenue affreusement vide. Et que Maman m’avait laissé assez d’économies pour que je n’aie plus à me soucier de l’argent. Pour le reste, c’est le noir absolu.

Et, comme pour illustrer ce néant, il se tait. Elle le laisse faire. Un nuage, peut-être, s’attarde devant la verrière : la lumière du mur ne semble plus aussi brutale. Il rouvre les yeux et se plonge à nouveau dans le tableau. Un long moment passe, mais le temps importe moins.

- En fait, je crois que, depuis ce jour, je me suis un peu perdu. J’ai continué à vivre, mais sans vraiment me demander dans quelle direction. Je fuyais toujours dans les étoiles, d’une certaine manière.

Il se tait encore. Il n’a plus envie de parler. Et puis, à force de contempler la nébuleuse et de chercher à s’y perdre, il finit par ressentir une sorte de vertige. La lumière se tamise, on dirait que plus aucun rayon de soleil ne passe par la verrière. Sous ses pieds, le sol perd sa substance. Le haut et le bas lui échappent comme de l’eau entre ses doigts.

Et soudain cette sensation qu’il avait apprise à aimer lui donne la nausée.

Il panique. Désespérément, il cherche à taper du pied sur le vinyle, mais on dirait que le sol a disparu. Autour de la nébuleuse, plus aucun cadre n’apparait. Elle se déploie, infinie, envahit son champ visuel.

- Léopold ? Tout va bien ?

La voix vient de loin. Il la comprend avec peine. Mais il sait qu’elle est réelle. Il s’y accroche, comme au fil de vie qui relie sa combinaison à la Station quand il sort dans l’espace… ou comme à la rampe de l’escalier qui monte vers la salle de la verrière, au dernier étage du musée…

- Je me suis perdu. Je ne sens plus rien… Il n’y a plus qu’elle, devant moi ! Je crois qu’elle va m’engloutir ! Léa, viens me chercher !

Devant, la nébuleuse a commencé à bouger. Elle grandit, s’épanouit, occupe tout l’espace autour d’elle. Elle scintille comme un incendie…

- Tu es près de moi, Léopold. Tu sais que je veille sur toi…

- Mais je ne sais même pas où je suis ! Je la vois dans ce musée, je la vois sous la Coupole… J’ai l’impression qu’elle est partout, mais moi je ne suis plus nulle part !

- Quelle importance, l’endroit où tu es ? Tu es là où tu as toujours voulu être. Dans les étoiles. Et moi, je veille sur toi, comme elle le faisait, avant.

La rumeur des visiteurs et des appareils de contrôle s’est évanouie. Devant moi, il n’y a plus ni mur ni fenêtres hexagonales. Les cadres ont explosé et rejoint le néant de l’espace. Il n’y a plus ni haut, ni bas. Plus aucun repère. Seule, l’immense nappe de gaz occupe mes yeux, mon esprit, mon corps.

Elle est immense.

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