Flotter (1)

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Centre d'appel


— Bonjour et bienvenue chez Laforge Industries. Je m'appelle Barthélémy et je serai votre interlocuteur pour toute la durée de cet appel. En quoi puis-je vous aider ?

Un souflle violent gronda dans ses oreillettes, comme un jour de grand vent en bord de mer.

Le grésillement était si puissant qu'il pensa à baisser le volume, ce que le volume fit.

— ...jour, ....ai... pas... pris... nom...

Barthélémy ne comprenait pas ce que le client - ou la cliente, impossible à dire à cet instant - pouvait bien raconter, mais, selon la stricte politique de qualité de service dictée par les codirecteurs - politique à laquelle il avait lui-même adhéré à l'aide d'une empreinte digitale parfaite apposée -, il ne disposait d'aucun droit pour clore l'appel.

Sa seule échappatoire était que l'appelant lui-même mît fin à la conversation.

— Madame ? Ou bien Monsieur ? Je n'ai pas compris votre demande.

— Madame ! hurla la voix. J'ai... blème... besoin... aider.

— Madame, la réception est vraiment mauvaise.

Barthélémy observa attentivement les informations affichées en surimpression de la plaque de verre face à lui et considéra la note attribuée à la qualité de la communication.

95%

Il désira activer l'échange vidéo, mais n'obtint aucune approbation de l'appelante.

— Madame, pourriez-vous approuver l'échange visio, s'il vous plait ?

— Je...pas...verrou...

Il fronça les sourcils et pensa géolocaliser. Une carte de la France apparut sur l'écran, puis zooma rapidement sur le département du Nord, fila jusqu'à une ville nommée Villeneuve d'Ascq, avant de s'arrêter au-dessus d'une étendue d'eau.

Le lac du Héron.

Le positionnement de la cliente vacilla d'est en ouest, remonta vers le nord, redescendit brusquement vers le sud pour finir par se stabiliser.

Le principal problème était que l'appelante se situait dans le lac.

— Madame, que faites-vous dans le lac ?

Le vent sifflait toujours aussi violemment dans ses écouteurs, mais il se concentra sur la réponse de son interlocutrice.

— Je prends...thé...nard ! ...pour ça...j'appelle.

— Si je comprends bien, la raison de votre appel réside dans votre situation géographique ? Quelle est la nature exacte du problème ?

— Je flotte, espèce de...pas un problème...être ?

— Vous flottez ? Dans l'eau ? En quoi est-ce une situation qui nécessite notre aide ?

— Pas DANS l'eau ! hurla-t-elle à pleins poumons.

Le reste se perdit dans une cacophonie sonore alors que le point indiquant sa position s'excitait une nouvelle fois sur le mur.

Barthélémy prit une grande inspiration, puis insista.

— Si, madame, vous êtes dans l'eau. Je le vois à votre position.

— Pas....putain ! AU-DESSUS DE L'EAU ! JE FLOTTE...DE L'EAU !

— Vous flottez au-dessus de l'eau ? demanda-t-il d'un ton calme.

— Oui ! cria la femme avec soulagement.

Barthélémy considéra à nouveau le mur et, plus précisément, le point désignant la position de l'appelante. Il pensa accroche visuelle et une liste de points d'ancrage s'ouvrit devant ses yeux. Il pensa vue d'ensemble, ce qui provoqua la disparition de la carte, remplacée par une vue temps réel du lac du Héron.

Une femme en robe fleurie flottait nonchalamment au-dessus de l'étendue d'eau, comme si elle était portée par une houle invisible. Tout à coup, quelque chose la brimbala, tantôt à gauche, tantôt à droite. Elle se retrouva propulsée vers les nuages avant de piquer jusqu'à la surface et de s'arrêter net, la tête vers l'eau, les pieds en l'air, culotte à découvert - plutôt un shorty, d'ailleurs, orangé, qui se mariait admirablement avec les couleurs vives de sa robe.

— C'est effectivement pas banal.

— C'est bien de le confirmer. Parfois ça s'énerve et parfois c'est plus calme, comme maintenant et...

Le reste de sa phrase s'évanouit dans un grésillement, alors qu'elle était de nouveau secouée comme un jouet d'enfant.

— Je vous envoie quelqu'un, madame.



Devant la porte de la chambre Une


— Tu sais, ces inter' me font réfléchir.

— Ça peut pas te faire de mal.

Comme s'il n'avait pas entendu la réponse, Armand poursuivit sa réflexion en plaçant son œil droit devant une caméra. À côté de l'optique, une grande porte blindée demeurait close.

— Y'en a de plus en plus, des inter'. On est déjà une centaine de fileux, juste en France. Et on en forme, encore et encore. Pour sûr, ça a été utile avec la première ano', mais, avant, on en avait une... quoi ? Tous les six ou sept mois ? ça avait du sens de comprendre d'où ça venait. On en a une dizaine par jour, maintenant ! Une dizaine par jour ! Tu trouves ça normal, toi ? Le monde part en quille, si tu veux mon avis.

— Je n'en veux pas de ton avis, dit l'autre. Et on dit part en vrille. Ou couilles, tout dépend de l'image que tu veux donner à ton interlocuteur.

Plateforme d'embarquement numéro une, en attente de disponibilité, annonça la voix robotisée de Sophia, tandis que l'optique signifiait son refus d'une lumière rouge clignotante.

Armand leva les bras en l'air, agacé.

— Regarde ça ! REGARDE ! Tu vas pas me dire que ça te choque pas qu'on doit attendre ?

— Ce qui me choque, c'est la qualité de tes phrases.

— Sophia, c'est qui qui est dans le sas ?

Fornacis. En partance. Départ prévu dans cinquante-huit secondes.

— C'est la première fois que je vois ça, murmura Armand pour lui-même avant de reprendre plus fort. Et pis, des fois, ça s'arrête.

— Qu'est-ce qui s'arrête ?

— Les anomalies ! Une dizaine d'ano par jour, et d'un coup, paf ! Plus rien pendant une semaine. C'est complètement alatoire.

— Aléatoire, maugréa l'autre.

— Oui, et pis t'as des trucs vraiment chelou comme cette statue qui a pris vie, tu te souviens ? Comment qu'elle s'appelait ?

— La Vénus de Milo.

Départ prévu dans vingt secondes.

— Ouais, c'est ça. Tu sais qu'elle a trouvé un taff, depuis, d'ailleurs ? Mais c'est pas le sujet. Et pis t'as des trucs vraiment glauques, comme ce village où tous les habitants se sont changés en bouillie viscéreuse. Ils étaient toujours en vie, putain ! Des gros tas glaireux qui grouillaient dans les rues comme des foutus blobs de chair à saucisse ! Ça aussi, c'est complètement alatoire ! Comme si y'avait un type quelque part qui cliquait sur un bouton pour générer une anomalie complètement foireuse. Mais y'a pas de patère, tu vois ?

— Pattern. Te blesse pas avec des mots trop aiguisés. Vas-y en douceur. Et un type qui clique pour générer un aléa, c'est une sorte de pattern. Ça devrait permettre d'en déduire la fréquence, basé sur le profil psychologique, l'emploi du temps, l'accès à la technologie et tout un tas d'autres paramètres. C'est pas le cas, ici.

— Le type pourrait être totalement aléatoire lui-même.

— Pas possible.

Départ dans dix secondes.

— Mais si c'est possible. Tout n'est pas prédictionable dans ce monde !

— Prédictible.

— Tu sais que t'es vraiment chiant quand tu t'y mets.

— C'est pour ça que tu m'aimes.

— J'ai pas vraiment le choix de t'aimer. Ce serait le bordel si c'était pas le cas.

Cinq.

— Tu as choisi d'être un fileux.

Quatre.

— Ça n'enlève rien au fait que j'ai plus le choix.

Trois.

— Je sais. C'est la contrepartie du voyage, souffla l'autre.

Deux ...

— C'est parfois incroyable.

Un.

— Et souvent contraignant.

Départ.

Tout à coup, la lumière rouge s'éteignit et Armand se pencha à nouveau.

— Et puis tout ce bazar pour accéder au sas d'embarquement... Qui badge encore avec son œil, quoi ? OK, c'est la première chambre, elle date un peu, mais on pourrait se mettre au coût du jour ? Ben nan, les vieux machins, c'est toujours pour les fileux.

Quelques secondes plus tard, l'optique passa au vert, la porte blindée craqua et coulissa dans un bruit de métal. Armand pénétra dans une salle obscure. En son centre trônait une porte esseulée, d'une blancheur éclatante, relevée par un spot fiché dans le plafond. Lorsque la salle se referma, Armand se retrouva dans le noir. La porte - cette porte posée toute droite sur le sol, sans mur et sans accroche, auréolée de cette lumière blanche - prit des airs de divinité.

— Tout ça pour te dire que ces inter me font réfléchir, reprit Armand. Toute cette merde avec l'Yseult-Marquette... Ou pire, tiens, toute cette connerie avec le Fil... Et si t'avais raison ? Que c'était pas un type qui déclenche des trucs aléatoires ? Et si, c'était nous tous, à force de jouer avec le Fil ? À force de tirer dessus, tu crois pas qu'y va se casser ?

— Pertinent. T'es pas très doué pour les métaphores, d'habitude.

— Je peux que le devenir.

Armand sourit de sa réponse tout à fait à propos, puis s'approcha de la porte, pensa aux chiffres 50.63722866160628, 3.1722485604290855 puis agrippa la poignée.

— Tu es prêt ? demanda-t-il.

— Toujours, répondit l'autre.

Sans grondement, sans artifice, il ouvrit la porte, et, derrière elle, se trouvait désormais le lac du Héron.

— Tu vois, pas besoin de foutre son œil quelque part, pesta Armand. Une pensée, une poignée et le tour est jouée.

— C'est pour ça qu'elle est derrière une porte blindée. Imagine les possibilités.

— L'imagination, c'est pas mon fort.

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