Le micro-ondes

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Chambre 192

— Oswald, je voulais te présenter mes excuses pour hier.

Deux paires de richelieus noires claquent sur le carrelage d’un long couloir bardé de portes écarlates. Incrustés dans le plafond, une multitude de néons plongent les environs dans un magma de lueurs opalines, réverbérées par les murs blancs.

— Oui.

Le premier homme s’arrête, se tourne vers Oswald et le stoppe dans sa course en posant une main ferme sur son torse.

— Non, mais je suis sérieux. J’arrête pas de m’emporter, mais elle me pourrit la vie. J’arrive pas à vivre sans elle, mais je peux pas m’empêcher de vouloir lui mettre mon poing en travers de la gueule. Enfin pas vraiment lui foutre mon poing dans la gueule, je suis pas un connard, mais tu comprends l'idée. Surtout quand elle me regarde avec son air médisant et suffisant tout à la fois. Tu vois ce que je veux dire ?

— Oui.

Les richelieus reprennent leurs claquements réguliers comme pour battre la mesure du mutisme des deux hommes. Ils s’arrêtent finalement devant l’une des portes, marquée du nombre 192 en chiffres blancs. La poignée ronde est noire, mais pas la couleur noire. Lorsque des yeux se posent sur elle, ils ne distinguent qu’une anomalie visuelle dérangeante, une béance dans le tissu même de la réalité, comme un trou noir qui avale la lumière. La porte semble éraflée d’une étrange cicatrice menant aux confins d'un univers d'obscurité.

Alors qu'Oswald s’apprête à tourner la poignée, le premier homme l’arrête à nouveau.

— Et quand je parle d'elle, tu sais que je m'emporte facilement. Alors tes réponses ont tendance à m'agacer. Je sais que t'y peux rien. Tu es toi. Enfin, tu me comprends ?

— Oui.

— Je suis vraiment, vraiment désolé de t'avoir gueulé dessus. Tu me pardonnes, Oswald ?

— Oui.

Oswald enroule ses doigts autour du trou noir, l'actionne et ouvre la porte.

À l'intérieur, une femme en blouse blanche est assise devant un petit bureau, sur lequel repose un microphone ainsi qu'un bouton carmin abrité sous un dôme en verre. En face du bureau, un mur éventré par une vitre translucide dévoile une table grise, à hauteur d'homme, sur laquelle trône un micro-ondes inactif. Une lumière directionnelle, fixée au plafond, pointe vers la table et l'éclaire comme une œuvre d'art inestimable.

Une personne de sexe indéfini, tournée en direction de la femme assise derrière son bureau, se tient debout, immobile, près de l'appareil. Sa tête est fourrée dans un casque relié à une bouteille d'oxygène, elle-même fixée par des attaches branlantes dans son dos. Elle est vêtue d'une combinaison étanche dont la couleur orangée tranche avec le noir de ses épaisses chaussures de sécurité et de ses gants en caoutchouc. Derrière elle, l'obscurité engloutit la pièce, dévorante.

— Bonjour Huit, dit le premier homme.

— Bonjour monsieur Laforg, vous allez bien ?

— Qu'avons-nous là ? demande-t-il en ignorant la femme.

— Nouvel artéfact. Une dame nous a appelés après l'étrange disparition d'un plat de rougail saucisses. La dame a dit, je cite...

Lorsque Huit poursuit, sa voix change complètement pour épouser le timbre, les sonorités et l'accent de la vieille dame qui les a contactés.

Je savais pas quoi en penser. Soit Alfred avait trouvé le moyen de voler mon plat - Alfred, c'est mon chien, un carlin -, soit j'avais une durite qu'avait pété. Mais Alfred, c'est pas un voleur, ça non, et mes durites vont bien, merci pour elles. Du coup, je vous appelle. Fin de citation. Alors, avec notre technicien, elle a fourré un deuxième plat dans l'appareil, mais lui n'a pas disparu.

— Quelle était la nature du second plat ?

— Encore du rougail. Apparemment, elle en avait fait pour un régiment.

— Donc pas de lien de causalité sur le contenu de l'assiette ?

— Absolument pas, cette hypothèse a depuis longtemps été rejetée.

— Du coup, vous êtes allés voir ?

— Oui, le technicien a remonté le Fil pour comprendre ce qu'il s'était passé, il a bien noté les manipulations de la dame et il a confirmé la disparition du rougail saucisses. On a reçu l'objet ce matin, accompagné d'un rapport et des instructions précises. On a testé et, effectivement, ça disparait.

— Oswald, qu'est-ce que t'en dis ? Tu veux voir comment ça marche ?

— Oui, confirme-t-il d'un air enjoué.

— Très bien Huit, faites-nous rêver.

Huit se racle alors la gorge, balance un sourire de complaisance, puis se tourne vers son microphone - et donc également vers la personne toujours immobile derrière la vitre. Elle appuie sur un petit bouton noir planté sur le socle de son moyen de communication.

— Chambre 192. Tentative numéro six. Le sujet utilisé sera un plat de pâtes au beurre.

— Je vois qu'on ne s'est pas foulé, murmure monsieur Laforg.

Ignorant la remarque de son superviseur, Huit poursuit :

— Solène, peux-tu enfourner le plat ?

— Solène ? Sérieusement ? s'agace monsieur Laforg.

Cette fois-ci, Oswald réagit à la remarque et éclate de rire. Son ami le fusille d'un regard haineux, mais il n'a pas le temps de répondre car, lorsque Huit relâche le bouton du microphone, la voix de Solène grésille dans les haut-parleurs.

— Si t'es pas content du sujet de l'expérience, Ignacius, je peux toujours mettre ta bite dans le micro-ondes. Je pense que sa disparition n'aura pas beaucoup d'impacts dans nos vies.

La jeune femme assise derrière son bureau laisse échapper un rire.

— Vous auriez pu me prévenir que c'était ma femme, là-dedans, Huit.

Ignacius Laforg souffle toute son exaspération.

— Je sais pas ce que t'as dit, grésille Solène tout en ouvrant la porte du micro-ondes, mais surtout ne le croyez pas, Huit.

Tout à coup, Oswald donne un grand coup de pied dans un mur, visiblement agacé.

— Je pense qu'il veut qu'on reprenne l'expérience, indique Ignacius.

— Oui, confirme l'intéressé d'un ton colérique.

Huit appuie de nouveau sur le bouton noir et se penche sur un écran incrusté dans le bureau.

— Après cet interlude, Solène, nous allons donc procéder au déclencheur de l'anomalie. Première étape : régler la puissance sur 750 watts.

En silence, Solène s'exécute.

— Seconde étape : réglere la durée à cinq minutes et trente secondes précisément, en tournant la molette dédiée, sans dépasser et, surtout, sans s'arrêter en chemin.

Une nouvelle fois, la femme de l'aquarium obtempère.

— Troisième étape : Ouvrir, puis refermer la porte de l'appareil en moins d'une seconde. Attendre une minute. Réitérer l'opération deux fois.

— Pourquoi est-ce que la propriétaire a fait ça ? interroge monsieur Laforg.

— D'après notre technicien, je cite : La vieille est complètement folle de son clebs. Elle met le plat dans le micro-ondes et v'là le chien qui se met à aboyer et baver partout, alors elle s'agenouille, le caresse en lui parlant comme si c'était un bébé de deux mois et, quand elle se relève, elle se souvient plus si elle a mis le plat dans le bouzin, du coup, elle ouvre et elle referme la porte. Et elle a fait ça trois fois, la vieille. Fin de citation. Pour reprendre vos propos, monsieur Laforg, c'est inhabituel, mais nous trouvons toujours nos artéfacts de manière... incongrue.

— Pas toujours.

Alors que Solène referme la porte pour la troisième fois, Huit reprend ses instructions.

— Quatrième étape : déclencher le micro-ondes, attendre précisément quatre secondes, puis ouvrir une nouvelle fois la porte sans appuyer sur le bouton stop.

L'ex-femme d'Ignacius s'exécute et, lorsqu'elle ouvre la porte, le micro-ondes est vide.

Oswald exulte.

— Oui, muremure-t-il d'une voix rauque, nouée par l'émotion.

Ignacius Laforg se tourne vers Huit.

— On peut tracer la destination ?

— Négatif, répond la jeune femme. Aucune trace d'un quelconque déplacement, que ça soit pour les traînées quantiques ou même dans l'espace d'Iseult-Marquette. Que. Dalle. Envolées, les pâtes au beurre.

— Ça marche qu'avec la bouffe ? Ou bien vous avez tenté le rat ?

— Nous n'en sommes pas encore là.

— Si si, nous y sommes.

Huit le regarde d'un air circonspect, puis se tourne vers le microphone et pousse le bouton.

— Solène, prépare-moi un rat.

Lorsqu'elle relâche le bouton, la voix contrariée de l'autre femme crachote dans les haut-parleurs.

— Où est-ce que tu veux que je trouve un putain de rat à une heure pareille ?

— Demande express du codirecteur de Laforge Industries.

— S'il veut tester sur les rats, il peut rentrer lui-même dans ce foutu micro-ondes.

Oswald donne un nouveau coup de pied dans un mur.

— Oui oui, Oswald, souffle Ignacius. Mais je ne contrôle pas ma... mon ex-femme. Je t'avais dit que c'était une emmerdeuse. Si elle est pas foutue de trouver un rat, je me demande si on devrait pas demander à...

Oswald secoue énergiquement la tête.

— Oui, je sais que tu peux pas le saquer, mais lui au moins, il rentre là-dedans.

Après une seconde d'hésitation, il poursuit, certain de sa remarque :

— Et puis s'il se retrouve à l'état de purée, le bon côté des choses, c'est qu'il sera plus là pour t'emmerder.

Oswald semble considérer l'idée, mais termine sa réflexion par un nouveau non de la tête. Laforg lève les bras et les laisse retomber mollement en signe d'abandon.

— Huit, merci de signifier à l'ex-madame Laforg de nous ramener un rat et de le passer au micro-ondes.

Tandis que Huit s'exécute, un bip aigu, répétitif et de plus en plus strident s'échappe du poignet d'Ignacius l'obligeant à observer sa montre. Finalement, il lève un instant les yeux au plafond, serre les poings pour contenir sa colère, puis s'adresse à l'écran fixé sur son poignet.

— Quelle journée de merde, murmure-t-il, puis il reprend plus fort. Sophia, qu'est-ce qu'il se passe encore avec la chambre 52 ?

Une voix robotique lui répond.

— Brèche dans l'aquarium 52. L'artéfact s'est échappé.

Simultanément, toutes les personnes présentes dans la pièce ont un frisson d'effroi.

— Il me saoule, celui-là. Huit, j'attends votre rapport sur le rat. Oswald, tu viens avec moi.

Lorsque les deux hommes sortent de la chambre 192, leurs richelieus résonnent à nouveau dans l'immense couloir des entreprises Laforge Industries.

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