ch. 6 - gibbeuse décroissante

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Artémis a du sable entre les orteils, dans le creux du coude, au fond des oreilles. Irité par le paysage qui s'acharne à râper sa peau, son humeur est si sombre qu'elle rivalise avec son ombre. Les quelques kilomètres qui séparaient le campement de la dernière route pratiquable furent les plus douloureux. Parcourir à rebours le chemin emprunté avec Luna vers leur nouvelle vie lui a enfoncé bien des doutes dans le crâne. Toutes ses angoisses d'antan qu'il croyait noyées ont appri à nager. Elles remontent à la surface. Le brun a atteint leur bolide échoué quelques heures après le lever du soleil. La chaleur ambiante a menacé de l'écraser. Il a donc pris refuge à l'ombre, sous la carcasse de métal, pour attendre la fin de l'après-midi.

Les premières heures ont été passées à se convaincre de rationner l'eau qu'il a emmenée, puis le sommeil lui a dérobé le choix d'être éveillé. La nuit dernière, ponctuée de doutes, de son choix, des distractions de Luna, fut lourde sur son âme. Artémis se laisse glisser dans l'oubli.

Dans ses rêves, la main de Luna trouve la sienne. Ses jointures sont écorchées, rougies, ensanglantées. Elle demande pourquoi il est toujours fâché. Il ne sait pas quoi répondre. Elle est si petite, avec tant de douceur dans les yeux. Pourquoi est-ce qu'elle ne gueule pas, d'avoir perdu sa mère, d'être coincée dans cette fausse famille, d'avoir le coeur brisé avant d'avoir atteint la majorité.

Ils sont dans sa chambre, des étoiles autocollantes ornent le plafond. Elle dit que ça sert à rien, de perdre du temps à être en colère. Que s'il a envie de frapper, il peut lui serrer la main jusqu'à la casser. Artémis gronde, choqué, balbutiant qu'il ne ferait jamais rien pour la blesser. Les sourcils de la gamine se froncent, alors qu'elle demande pourquoi il se fait du mal à lui-même, quand qu'il refuse de lui en faire à elle. Il ne veut pas entendre ça, il veut être ailleurs, ne pas avoir cette discussion.

Artémis est violemment tiré de son repos. Son corps entier est couvert de sueur, sa bouche est sèche comme les dunes arides qui l'entourent. L'eau rationnée plus tôt est la bienvenue entre ses lèvres. Le phantôme des mains de Luna git entre ses phalanges. Elle le hante.

Le soleil est tombé, loin à l'horizon.

Artémis se remets sur ses pieds. Bidon à la main, sac à l'épaule, il entreprend de remonter la route vers le village le plus proche, laissant derrière lui sa vieille voiture à sec. Avec du carburant, il pourra emmener Luna loin d'ici, la garder pour lui seul. L'alternative à son plan est repoussée bien loin. Partir sans elle, c'est facile à gueuler pour obtenir une réaction, mais ça lui écorche les idéaux.

( . . . )

  • Est-ce qu'il vous reste une chambre ? demande Artémis.

La jeune femme au comptoir du motel lève les yeux de son roman pour le dévisager.

  • T'es certain de vouloir dormir ici ? répond la blonde.

Artémis voudrait bien déclarer avec certitude que oui, mais sa présence ici est loin d'être un choix. C'est le seul établissement en ville qui loue des chambres et il a besoin de se débarasser de la couche de sable et de sueur qui l'enrobe.

La blonde a un anneau au nez, une série de tatouages qui trahissent leur présence au bout de ses manches et au col de son chandail, ainsi qu'un air blasé quant à sa position de réceptionniste.

  • Je veux pas te décourager, mais tu devrais trouver un autre endroit. Entre les punaises de lit, les draps qui n'ont pas été lavés de la semaine et les verrous déffectueux, je te conseille de ne pas fermer l'oeil si tu tiens à ta vie.
  • C'est une blague ? demande Artémis, certain qu'elle se moque de lui.
  • Non.
  • Je suis supposé faire quoi pour une douche et quelques heures de sommeil dans cette ville de fin du monde si le seul motel est dans cet état.
  • Je sais pas, c'est pas mon problème, conclut la blonde.

Artémis repousse les cheveux qui lui collent au front. Ses phalanges tremblent, impuissant. Sa main forme un poing, ses jointures tirent, quelque chose le démange. Il inspire profondément, tente de se raisonner, mais rien n'y fait. Il n'y a que Luna pour chasser ce mal qui le ronge, plus rien d'autre ne compte, quand il tient la lune dans ses bras. Si au moins elle était là.

  • Hey, si t'as besoin d'un endroit où te poser quelques heures, je termine bientôt et j'habite pas très loin. On est quatre dans un studio, mais c'est mieux que rien, propose la blonde.

( . . . )

Elle avait eu pitié de lui. Cette simple conviction pèse sur le moral d'Artémis. La blonde, Delta, ne semble pourtant pas s'en faire avec un détail pareil. Maintenant propre, changé et avec la perspective de quelques heures de sommeil sur un futon qui a vu de meilleurs jours, le grand brun pourrait presque sembler paisible. Il tente de chasser le prénom stellaire de son astre, mais ses pensées gravitent vers elle.

  • T'es pas bavard, remarque Delta.
  • Je sais pas, on se connaît pas, tu veux parler de quoi ?
  • Tu viens faire quoi dans cet endroit, tu sembles pas du coin.
  • J'ai besoin de carburant pour ma voiture, elle est restée coincée au bout de la route soixante-six.
  • Oh, et tu foutais quoi là-bas.
  • Je veux pas en parler, clos Artémis.

Luna. Luna. Toujours Luna. La quitter pour vouloir la retrouver.

Les collocataires de Delta finissent par débarquer, tous ensemble. Jolie cacophonie de convivalité. Artémis ne dit pas un mot, prêt à se faire oublier. On lui offre une bière sans demander son identité. Un vieux téléviseur joue des reprises de sitcoms imprégnés dans l'imaginaire collectif. Artémis se laisse emporter par le bruit.

( . . . )

Quand le fond de la dernière bière est touchée, une bête à six bras tombe sur le divan, hilares. Artémis se demande pourquoi ça semble être si facile entre eux. Il ne reste que Delta qui le regarde avec intérêt. Les genoux sous son menton, posé sur un coin du futon, Artémis se laisse approcher par Delta. Elle pose des mots dans l'air pour l'apprivoiser, pour le distraire.

Delta est blonde, décolorée, le contraire de Luna qui a empilé les couleurs dans ses cheveux naturellement pâles. Delta a tous ces tatouages, familiers à ceux d'Artémis, alors que sa lune a la peau vierge. Delta le regarde sans attentes, alors que Luna, même absente, lui ronge les os.

L'ivresse de l'inconnu et de la bière joue avec ses sensations. Artémis ne dit rien quand Delta pose une main sur son épaule, quand elle le pousse au mur, quand elle l'embrasse comme si c'était rien. Et il s'y perd, un moment, dans ce baiser, à le rendre, à le goûter. Elle est jolie, Delta, et c'est pas compliqué.

Artémis se laisse emporter, à poser ses mains ce qui ne lui appartient pas, à passer sa langue sur une peau qu'il ne connaît pas. Ça ne veut rien dire, mais l'espace d'un soupir, il ne pense plus à Luna. Dérapage contrôlé. Tromperie autorisée. Artémis ferme les yeux.

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