Chapitre 6. Complications.

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(Point de vue d'Enokiera.)

Evan est tombé. Merde. Je reviens un peu sur mes pas pour le prendre par les bras. J'essaye de le traîner mais il est trop lourd pour moi. Nos assaillants vont arriver. Pourtant, même en tirant Evan par la main on les avait un peu distancés. Il ne me reste qu'une seule solution : mon arme. Le chef des Rémincles saute des arbres en premier. Affreuse petite bestiole ! Il est jaune et violet foncé, alors que les autres sont juste jaunes. Leurs quatre pattes griffues leur permettent une grande agilité dans les arbres quand ils sautent de branche en branche. Leur taille est celle d'une tête et ils chassent en groupe. Ils se repèrent avec la vue et l'ouïe : ils ont des yeux énormes, quatres oreilles et simplement une narine. J'en avais repéré quelques uns et j'avais prévenu Evan. Avec leur ouïe développée ils ont repéré Evan à sa chaîne alors que moi je l'ai juste vue. Et ils se sont mis en chasse. Ils se réunissent derrière leur chef.

Le mâle dominant grogne et certains de ses sbires nous encerclent. Je garde Evan devant moi pour éviter qu'ils ne s'en prennent à lui par derrière. Je pointe mon arme vers eux. Aucun ne bouge, aucun n'a peur. Les Rémincles qui nous encerclent se jettent sur nous. Ils nous griffent, nous mordent, je crie et je me débat de toutes mes forces. Je fais ce que je peux pour protéger mon ami. Je me replie contre son visage pour qu'il soit épargné. Je sens les Rémincles me lacérer le dos pour grimper sur ma tête. Je lève mon bras et déclenche mon arme. Ma tête étant sur le cou d'Evan, je ne vois rien. J'entends la détonation et les arbres qui craquent. Mais aussi des cris, graves, puissants, bestiaux : de douleur. Il n'y a plus personne sur moi ni sur mon compagnon. Je relève ma tête, un carnage est devant mes yeux.

Je viens de créer une mini-plaine, comme les ilots de plaines que nous devions rejoindre avant celle d'Ouaq. Les arbres sont déracinés ou juste dépouillés de leurs feuilles. Les Rémincles sont décimés, les survivants valides sont occupés à récupérer leurs blessés et leurs morts. Ils vont devoir trouver un nouveau chef qui changera de couleur pour devenir jaune et violet foncé. L'herbe et la mousse sont devenus jaunes pâles. Aucun Rémincle ne vient nous voir. Ils s'en vont tous petit à petit. Je reste sur mes gardes, ce qui s'avère inutile. Je colle un instant mon front contre celui d'Evan, à l'envers. Puis, je m'évanouis, à l'ombre d'un arbre intact.

Quand je retrouve mes esprits, Kiera est bien haut dans le ciel. Mon ventre gargouille et mon dos me fait mal. Sur le côté gauche de ma tête il me manque beaucoup de cheveux. Il me reste un collier, les autres étant quelque part par terre. Ma cheville droite est lacérée et mon sang coule encore. Je rampe sur le ventre pour chercher le sac d'Evan, resté là où il était tombé lors de la ruade. C'est tellement loin. Je sais qu'il y a de la nourriture dedans. Je suis trop affaiblie pour grimper dans un arbre et cueillir des fruits. J'ai un peu peur pour Evan qui est tout seul. Arrivée à son sac je suis soulagée de constater que personne ne m'attaque. Je suis sur le territoire des Rémincles. Mais il n'y a pas un signe de vie. Ils ont dû déménager. La terre a été retournée. Ils ont enterré ceux qui n'ont pas survécu. Normalement nous, les Dudulliniens, cohabitons avec la Nature et ses créations, or là, je n'avais pas le choix. Seule, j'aurais pu m'échapper mais pas avec Evan. Ce dernier est dans une transe que je ne peux pas défaire seule. Je suis trop loin de chez moi. Comme tout à l'heure, je n'ai plus qu'une option : me rendre chez les Terriens. Je retoune à l'endroit où j'ai laissé mon ami, en essayant d'être à genoux puis de me lever. Sans le sac je peux marcher un peu. Mais avec, je ne peux pas car je dois forcer sur ma cheville. A genoux ça va.

Dans le sac il y a la trousse blanche avec la croix rouge mais, contrairement à mon ami, je ne sais pas du tout comment l'utiliser. Je trouve les sachets de nourriture. Faire manger quelqu'un qui dort est fastidieux. Disons qu'il n'est pas très coopératif. C'est plus simple de le faire boire. Je préfère les fruits à cette nourriture insipide et étrange mais je n'ai pas le choix. Je récupère les branches solide des arbres déracinés pour en faire un brancard. Je passe une journée à travailler dessus. J'arrache l'herbe jaunie pour la mettre dessus, avec les restes de mes colliers, j'attache l'arc et les flèches et maintient aussi le sac avec. Enfin, je me repose, après avoir hissé avec peine Evan sur le brancard. Il m'a soignée et je lui rends la pareille. Cette fois, lorsque je me réveille c'est Kophino qui est encore dans le ciel. Je mange et fait manger Evan. Je commence à le tirer, en faisant attention à ma cheville. Le problème c'est mon dos, je force sur la peau encore à vif. Je souffre mais je persévère.

Au petit matin, je me laisse tomber à terre, à bout de force. J'ai encore du chemin à faire. Je m'assois, adossée à un rocher. Je regarde la poitrine de mon blessé se soulever, preuve qu'il est vivant. Oh, Evan, réveille-toi, je t'en prie. Ne me laisse pas seule face à ton peuple dans l'état dans lequel tu es. J'ai mal partout Evan. Mon ventre malgré ta crème miracle, mon dos, mes bras à force de tirer et ma cheville. Evan, aide-moi, s'il te plaît. Mes joues sont humides, je pleure. Je suis vraiment à bout pour la première fois de ma vie. Je laisse le torrent de désespoir couler sur mon visage. Je ferme les yeux espérant arrêter le flot mais ça ne change rien. Je sursaute, deux trucs mous viennent de s'écraser sur moi : deux fruits trop mûrs. L'un s'est écrasé sur mes cheveux et son jus coule sur mon visage, se mêlant à mes larmes, l'autre sur ma cuisse gauche. Je souris. Mon premier fruit depuis trois jours. Mes cheveux sont sales, emmêlés, arrachés pour certains. Ceux d'Evan sont pareils. Je réduis en bouillie le fruit de ma cuisse pour le donner à mon ami, toujours invalide. Je mange l'autre. Enfin du sucre ! Des vitamines ! Ce n'est pas le peu qui va combler le retard mais ça me donne l'envie de continuer d'avancer.

Je zigzague entre les arbres, les racines et les obstacles. Une clairière finit par apparaître devant moi. Enfin, les îlots de plaines ! Bientôt j'arriverais à la source pure. Je m'accorde une pause. N'ayant pas de fruit j'ouvre l'avant dernier sachet d'Evan. Je le partage avec lui. Ses lèvres sont craquelées. Il a soif. Bientôt, Evan, bienôt, me promis-je à moi-même. Dans les plaines le soleil tape fort, malgré leur petitesse et les entrecoupements de forêts. Je lui enlève sa veste, il a beaucoup trop chaud. Son visage est livide. Nous avons vidé mes gourdes bien avant, les sacs d'eau sont terminés aussi. La source est proche. Ne meure pas Evan. Ce serait si bête de mourir avant la source. Tiens encore un peu. Moi non plus je ne me sens pas bien. J'ai autant soif que toi. Résiste ! Ma dernière pensée, j'ignore à qui elle est destinée, mon ami ou moi ? Peu importe. Je continue, c'est tout ce qui est important maintenant. Tenir. Avancer. Maintenir Evan en vie. Je vois de la forêt, sans plaines, ça y est ! La source est devant moi. J'y plonge ma gourde et m'agenouille près d'Evan. Je lui verse l'eau dans la bouche, petit à petit. Il ingurgite au fur et à mesure. Je bois le reste de ma gourde. Je refais un aller-retour pour arroser mon ami. Il ne se réveille toujours pas.

Je me baigne. Quel bonheur ! Je reste au fond de l'eau jusqu'à ce que je ne puisse plus tenir sans air. Je dévêts mon compagnon. Je le lave, en sous-vêtements, pour enlever toute sa crasse, tout en le maintenant à la surface pour qu'il ne se noie pas. Je le hisse sur la berge en le laissant sécher, désormais, il est propre. Je vide ses habits des objets qu'ils contiennent et les jette à l'eau pour les nettoyer. Je prends du bon temps pour moi. Je retrouve la forcer d'aller dans un arbre pour chercher des fruits, en attendant que le soleil sèche ses affaires.

Je fais une sieste. Aucun rêve ne vient troubler ce sommeil réparateur. Je me lève, habille Evan avec ses vêtements secs. Je remplis ce que je peux avec de l'eau, en plus de mes deux gourdes. Je charge le sac avec des fruits. Je suis prête à reprendre la route. J'ai remis Evan, toujours en transe sur le brancard. Son visage est de nouveau coloré. La nuit tombe mais je ne m'arrête pas. Hors de question de me laisser aller, il faut que je me dépêche. Je suis lente à cause de ma cheville, mais si je marche sans discontinuer, je comblerais le retard. Je ne fais uniquement des pauses pour restaurer mon ami. Je me rationne. Je marche inlassablement toute la nuit. Je continue même sous le regard de Kiera, venu éclairer le ciel. Au milieu de la matinée mes yeux se ferment tout seuls et je trébuche contre mes propres pieds. OK. Pause. Toute la nuit je n'ai nourri qu'Evan et mon corps fatigué hurle famine. Une fois repue de fruits et d'eau je dors. La faim me réveille. J'ai trop dormi. Le ciel s'assombrit. Il fait encore jour mais des nuages, bleu foncé, s'accumulent. Il va pleuvoir. Je vais devoir faire attention avec le brancard, il va glisser. Je coupe des branches feuillues pour protéger le visage de mon dormeur. Coûte que coûte je marche, forçant sur ma cheville qui me fait gémir à maintes reprises. J'ai l'impression que mes épaules vont se déboîter à force de tirer. La pluie est froide et cinglante. Un vent fort s'est levé et m'aide, en me poussant dans le dos. La pluie ruisselle dans mon dos et me pique. Je prends la veste d'Evan pour me protéger mais les frottements du tissu sur mes plaies est pire. Je lui rends sa veste. Tant pis. La douleur m'arrache des larmes et des cris, parfois.

Intérieurement, je maudis Evan d'être si tranquille, de ne pas souffrir et surtout de ne pas s'être réveillé. Mais ce n'est pas de la colère ou de la rancoeur, c'est juste que j'ai mal et j'ai peur. Peur qu'il ne se réveille pas. Je pleure de tristesse et de désespoir, comme il y a quelques jours. La pluie a la gentillesse de masquer mes larmes, mais elle n'est pas moins violente pour autant. Il est temps que j'arrive à bon port. Je n'en peux plus. Vraiment plus. A pleurer ainsi j'ai mal à la tête, je m'arrête, m'adosse à un Gashra. Je pense à ma mère. Je cueille ses fruits favoris. Ses larges feuilles nous abritent un peu de la pluie. Je mange quelques fruits et ouvre le dernier sachet de nourriture qui reste. Lui n'a pas l'habitude de ne manger que des fruits. Mon ami grelotte. Je ne peux rien faire pour l'aider. Sa tête est chaude pourtant. Il a encore perdu des couleurs. Je m'inquiète. Je lui donne plus d'eau et encore des fruits. Vivement la plaine Ouaq. Je sommole un peu pour reposer mes bras et mes jambes. Je n'ai pas de repères, je ne sais plus si c'est le jour ou la nuit. Mon corps de nouveau opérationnel, je me remets en route, toujours en tirant Evan. La pluie ne s'arrête pas. Ca peut durer longtemps, plusieurs jours. Le vent ne s'arrête pas non plus mais il est dans le bon sens.

Les arbres défilent, la pluie coule, le vent souffle, mes pieds foulent le sol, le brancard glisse. Des pauses repas et sommeil. Cette journée ou cette nuit est la même que celles d'avant. J'économise l'eau. Je sais que je peux récuperer celle de la pluie mais elle est moins pure. La pluie c'est un mélange d'eau pure et d'eau impure. Heusement que j'approche du but. Plus que quelques foulées. Il faut juste que je passe à travers ces fourrés roses et s'étalera devant moi la plaine Ouaq. Un oiseau se pose sur son nid et sa masse fait couler toute l'eau des feuilles sur mes bras. Le brancard glisse de mes mains trempées et dévale la petite pente que j'avais montée avec peine. Le brancard se coince avec une pierre. Le choc fait tomber le corps inconscient de mon ami, dans la boue. Je cours en ignorant la douleur lancinante à ma cheville. Plus rien ne compte à part Evan. La pluie a beau me frapper de toutes ses forces, je continue de courir gauchement. Je m'effondre auprès d'Evan. Ouf, sa tête n'a pas été plongée dans la boue. Il est très pâle et ses dents claquent. Prenant mon courage à deux mains je le mets sur mon dos. J'étouffe un grognement de douleur en sentant les griffures se rouvrir. Je sens mon sang chaud couler sur moi. J'ai suspendu son sac autour de mon cou. Je glisse et m'affale dans la boue, à mon tour. Je me relève hâtivement. En passant en dessous je maudis à voix haute le volatile fautif. Je franchis les buissons sans autres difficultés. Si je n'étais pas aussi obnubliée par le besoin de mettre Evan en sécurité et de me reposer une bonne fois pour toute, je m'émerveillerais certainement du spectacles inlassable des vaisseaux étrangers, je ne remarque rien, si ce n'est que je suis arrivée. Je marche près des vaisseaux, en cercle. Et, épuisée, souffrante, écrasée par le corps d' Evan je m'écroule par terre. Il est toujours sur mon dos, et cela me coupe un peu la respiration. Je suis oppressée. Des points noirs apparaissent devant mes yeux. Je les ferme mais ils sont encore là. Le néant vert est là, il m'attend, bras ouvert. La dernière fois c'était pour mon ventre qu'il était apparu. La dernière chose que je sens c'est mon ami grelottant sur moi.

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