Chapitre Cinq.

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5. Première fatigue.

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(Point de vue Coraline)

L’automne semble vouloir s’installer rapidement dans le paysage, chassant le soleil pour ne laisser place qu’aux jours de pluie. Les feuilles des arbres commencent à jaunir et le vent s’amuse à faire tomber les plus faibles d’entre elles. L’océan habituellement calme se déchaîne un peu plus, faisant rouler les vagues dans une danse ensorcelante. Je me traîne le long du trottoir, abattue par ce temps démoralisant. Je déteste la fin de l’été, rendant mes idées sombres et mon humeur exécrable. Mais je dois me ressaisir, affiche un sourire de convenance pour ne pas inquiéter mes collègues, que je considère comme des amis. Mais je ne sais pas pourquoi l’appréhension me guette. Et ce, depuis vendredi soir. C’est peut-être dû au fait, qu’après notre arrivée au bar et notre rencontre avec les proches de Jace, Opaline s’est totalement refermé sur elle-même ? Elle est restée muette, les yeux dans le vague, et avait chassé le sourire qui l’avait gagné après notre début de soirée calme ? Je sais que je ne la connais pas encore vraiment, mais j’ai bien remarqué ses petites manies et le regard noir qu’elle lançait à Jace ne laissait rien présager de bon pour lui. J’espère que leur amitié ne souffrira pas. Et que l’ambiance taquine au travail ne s’évanouira pas. Mais lorsque j’entre dans le cabinet, je surprends des éclats de voix. Il faut croire que j'incarne l'optimisme.

Lorsqu’ils entendent le carillon annoncer mon arrivée, le silence s'impose. Mais l’électricité règne en maître dans les lieux. Jace passe sa tête à travers la porte de la salle améthyste pour me saluer.

— Tu vas bien ? questionne-t-il en sortant de la pièce.

— Bien et toi ? mentis-je.

— Le bonheur, raille-t-il.

Opaline arrive à son tour, mais comparé à la mine défaite du jeune homme, elle affiche un sourire scintillant.

— Bonjour, Cora, commence-t-elle, tu as passé une bonne fin de week-end ?

— J’ai connu mieux et toi ?

— Pareil, grimace-t-elle. Prête pour une nouvelle et longue semaine ?

— Je n’ai pas le choix, relevé-je en haussant les épaules.

Elle s’approche de moi et glisse un bras autour de ma taille. Je découvre un parfum de lavande qui suffit à me donner un petit sourire.

— T’inquiètes pas, tout ira bien, dit-elle ravie. Allez allons boire un thé !

Je la regarde se détacher de moi, pour suivre sa silhouette rejoindre la salle de pause. Je n’imaginais pas Opaline si… tactile. Elle semble tellement différente depuis quelques jours, plus ouverte et sereine. Elle est aussi lunatique que moi, je crois. Tandis que je reste perdue dans mes pensées au milieu du couloir, à quelques pas de Jace, sa petite ronde réapparaît à travers la porte.

— Bon, vous restez là à admirer le plafond où vous vous bougez ? râle-t-elle.

— On ferait mieux d’y aller, elle est déjà assez remontée contre moi, avoue Jace.

— Pour vendredi soir ? questionné-je doucement.

— Ouais… Dit-il en se dirigeant vers la salle de pause.

Je soupire et décide de les rejoindre. Opaline me tend une tasse et je vois Jace se servir la sienne, elle lui tourne le dos et refuse de le regarder. Elle doit vraiment être furieuse. J’ai déjà été témoin des coups de sang d’Opaline, surtout lorsque Jace lui a annoncé par téléphone qu’il s’installait à la capitale alors qu’elle finissait ses études. Il n’avait pas eu le courage de lui avouer en face, et j’ai compris pourquoi… En même temps, on ne peut pas lui en vouloir, elle comptait beaucoup sur lui à cette époque — peut-être même encore aujourd’hui — et avait dû retourner dans son village natal alors qu’il était ici. Mais il avait tous pris sur lui, lui téléphonait chaque jour, même si dans un premier temps, c’était sa messagerie qui lui répondait. Et quand l’occasion de reprendre le cabinet s’est présentée, il est parti à Fordommer pour lui demander de venir et de concrétiser leur rêve de travailler ensemble. Et c’est soulagé que je l’ai vu revenir ici.

Mais j’ai bien peur que la crise qu’ils traversent aujourd’hui soit beaucoup plus complexe. Et qu’elle ne soit pas due à une simple rencontre dans un bar. Mais je ne peux rien n’affirmer non plus. Je m’installe face à Opaline, dans le plus grand des silences. Advienne que pourra, comme les gens disent. Et ce n’est pas dans mon état que je vais pouvoir le résoudre. Je suis déjà presque incapable de m’occuper de moi. Et je ne veux pas m’en mêler non plus, de peur d’aggraver la situation. Je rage contre moi, de ne pas réussir à voir de solution plus positive. Lorsqu’Opaline se lève et dépose sa tasse dans l’évier pour rejoindre son bureau, Jace amorce un geste dans sa direction, qu’elle repousse vivement de la main.

— Non, Jace, dit-elle sèchement.

Le visage du jeune homme se ferme et la kinésithérapeute quitte la pièce d’un pas rapide. Mais Jace n’a pas vu son visage à elle, retenant ses larmes. Et plus les jours passent, plus je me rends compte qu’au fond, Opaline et moi ne sommes peut-être pas si différentes que cela.

— Je suis désolé de te faire subir cela, nous allons faire le maximum pour que tu ne sois pas impacté, murmure Jace.

— Ne pense pas à moi, murmuré-je. Le plus important, c’est votre amitié…

— Je crois que là…

— Ne sois pas si défaitiste ! grondé-je. Après la pluie viens le beau temps non ? le rassuré-je.

— Probablement… Tu devrais peut-être suivre ce conseil toi aussi, déclare-t-il.

Je le regarde en haussant un sourcil, auquel il répond par un sourire en coin. Je déteste lorsqu’il prend ce petit air si sérieux et mystérieux. Il me donne l’impression d’en savoir plus que ce qu’il laisse paraître. Je me lève doucement en m’appuyant sur les meubles à proximité quand Jace sort de la pièce, dépose ma tasse dans l’évier et rejoins d’un pas traînant mon bureau.

***

Le téléphone ne cesse de sonner depuis dix heures. Je regarde l’horloge de mon ordinateur qui m’indique quinze heures trente-deux et soupir en prenant le combiné.

— Cabinet de Kinésithérapie Manen et Skjebne, que puis-je pour vous ?

— C’est Monsieur Gurl, écoutez j’ai besoin d’annuler mon rendez-vous de demain matin, annonce une voix chevrotante.

Je guide ma souris à travers l’écran pour faire apparaître le planning du lendemain.

— Avec qui aviez-vous rendez-vous, Monsieur ? questionné-je en ne voyant pas le nom du patient.

— Avec la jeune femme, elle est bien plus agréable que son collègue, déclare-t-il.

— À quelle heure ? demandé-je en levant les yeux face à sa réplique.

— Neuf heures

— Vous êtes certain que c’est demain ? insisté-je.

— Bien sûr, j’suis peut-être âgé, mais pas sénile, mademoiselle, s’agace l’homme.

— Attendez un instant, dis-je en remarquant Opaline qui raccompagne Madame Flerj à la porte. Ope, tu as rendez-vous demain avec Monsieur Gurl ? questionné-je.

— Pas demain, jeudi, affirme-t-elle après avoir réfléchi une demi-seconde.

— Monsieur, votre rendez-vous c’est jeudi, pas demain, annoncé-je dans le combiné.

— Vous êtes sûre ? C’est marqué le dix octobre sur mon calendrier.

— Oui donc jeudi, nous sommes le huit aujourd’hui, dis-je en retenant mon agacement.

— Ah, s’étonne l’homme. Très bien, bonne journée.

— À vous aussi Monsieur Gurl, conclus-je en raccrochant.

Mais à peine le combiné reposé qu’il sonne à nouveau. Par Helgener, faites que cette journée se finisse ! Je n’en peux plus, je suis sur les rotules. Je regarde de nouveau l’heure et constate qu’elle a à peine bougé. J’ai envie de me recroqueviller sous mon bureau et de pleurer toutes les larmes de mon corps. Ressembler au temps maussade de dehors. Mais à la quatrième sonnerie, je me décide à décrocher.

— Cabinet de Kinésithérapie, je vous écoute, commencé-je doucement.

— C’est Madame Smerte, commence la femme, pourrais-je avoir Mademoiselle Manen, s’il vous plaît ?

— Bien sûr ne quittez pas Madame, je vais voir si c’est possible dis-je avant de transférer l’appel. Opaline, c’est Madame Smerte en ligne.

— J’espère qu’elle n’a pas forcé sur sa cheville ! gronde-t-elle, passe là moi, s’il te plaît, ajoute-t-elle.

J’appuie sur le bouton nécessaire et raccroche. Pauvre Madame Smerte, pensé-je avec une mine désolée pour elle. Je regarde l’entrée et constate qu’il n’y a plus de patients devant moi. Il est effectivement l’heure de fermer et je quitte mon poste — en soupirant de soulagement — pour verrouiller la porte. J’imprime trois exemplaires du planning de mercredi, en espérant qu’il n’y ait pas d’annulation demain, et vais en déposer un dans la salle de pause. Jace m’y rejoint.

— Alors cette journée ? questionne-t-il tristement.

— Horriblement longue, trop d’appels… déclaré-je fatiguée.

— J’imagine, heureusement que tu avais besoin d’un travail, tu as vu comment nous croulons sous les demandes ? Opaline passait plus de temps à l’accueil qu’avec ses patients… avoue-t-il.

— Ça prouve que vous excercez du bon boulot, non ? souris-je.

— Parce que tu en doutais ? me taquine-t-il.

— Pour Opaline non, pour toi c’est beaucoup moins sûr, ris-je.

— C’est ça, fait la maline, petite ingrate, bougonne Jace.

— Pardon ? fis-je faussement outrer.

Mais Jace ne répond pas et retrouve sa mine sérieuse à l’arrivée d’Opaline.

— Vous pouvez continuer à vous chamailler, déclare-t-elle en entrant.

— Je…

— Je dois y aller, interrompt-elle Jace, à demain !

Elle dépose une bise sur ma joue et sort par la porte arrière.

— Elle me déteste… geint le jeune homme.

— Mais non, je ne crois pas… le rassuré-je.

— Tu ne la connais pas aussi bien que moi, ajoute-t-il.

— Peut-être, mais je le sais, affirmé-je en haussant les épaules.

— Tu peux y aller, je vais fermer, coupe-t-il.

— Jace… commencé-je.

— T’inquiètes pas, à demain, conclut-il avant d’embrasser ma joue et de quitter la pièce.

Je grimace et sors où la pluie m’accueille à bras ouverts. Fichu temps ! Je traverse la ruelle perdue dans mes pensées et arrivée devant la grande avenue, j’hésite. Je ne désire pas rentrer si tôt chez moi et être surprotégée par ma mère, qui se fait du souci depuis le soir où elle m’a surprise en transe dans ma chambre, mais je ne veux pas non plus rester dehors, sous ce temps qui ne fait qu’effacer à coup de gouttes le peu d’envie qu’il me reste. Mais quitte à choisir, je préfère encore le réconfort étouffant à la solitude écrasante. Je prends donc la grande avenue pour rejoindre l’appartement. J'ignore si ma mère s’y trouvera et décide d'aller acheter de quoi préparer le repas. C’est une de mes passions, la cuisine me permet de me centrer et d’oublier tous mes soucis. Et Helgener sait que j’en ai besoin au moins pour ce soir.

Quand je rentre, l’appartement vide m'accueille, je range les courses dans les meubles et le frigo, avant de mettre en route le four. J’ai appelé ma mère, en chemin, qui m’a informée terminer d’ici une demi-heure et commence donc à cuisiner. De bonnes cuisses de poulet accompagnées de pommes dauphines ainsi que des haricots verts. Je prépare le tout, agrémente de quelques épices et place les plats dans le four. Pendant ce temps, je fais revenir les haricots dans une poêle à feu doux. Je me demande si Opaline aime aussi ça, si elle a le temps de se cuisiner des petits repas ? Peut-être qu’un jour, je l’inviterai à manger à la maison. Je m’imagine à sa place et devine rapidement que réaliser à manger pour une personne cela ne me tenterait pas. Je pense que je passerai mon temps à commander ou bien chez Gustavo.

— C’est délicieux ma chérie, me complimente ma mère en sauçant son assiette.

— Merci maman, dis-je en rougissant légèrement. Ta journée s’est bien déroulée ? demandé-je.

— Pas vraiment, j’ai appris que je partais la semaine prochaine, tu profiteras de l’appartement toute seule, sourit-elle.

Aussitôt la bonne humeur que j’avais acquise avec son arrivée retomba.

— Com.. Combien de temps ? hésité-je.

— Quize jours, annonce-t-elle en buvant une gorgée de vin blanc. Ma chérie, ça va ? Je te trouve bien pâle, s’inquiète-t-elle.

— Oui tout va bien maman, mentis-je.

Je vois ses lèvres remuées, mais n’écoute pas ce qu’elle me dit. Bien sûr, ce n’est pas la première fois qu’elle part en déplacement pour son travail, mais cette fois, je ne sais pas pourquoi cela m’affecte beaucoup plus. Je remarque que son visage s’illumine à ses mots, ses mains bougées à ses explications tandis que le contraire s’opère chez moi. Je lui offre un sourire de façade et mes mains se recroquevillent sur mes couverts. J’aimerais tellement lui demander de repousser son voyage, mais je ne peux pas. Ce serait injuste de la bloquer ici, juste parce que je suis incapable de me prendre en main. Lorsque ses doigts se posent sur les miens et que je vois l’immense joie sur son visage, je lui souris aussi.

— Tu vas me manquer, réussis-je à articuler.

— Oh, toi aussi ma chérie, dit-elle en serrant ma main dans un geste de réconfort.

Le repas se termine en silence, perdues dans nos pensées et nous finissons par nous installer dans le canapé pour regarder un film. Blottie dans ses bras, j’en profite pour essayer de recharger mes batteries et affronter le reste de la semaine avec un peu plus d’espoir, même si cela sera loin d’être suffisant.

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