Encore un dernier monologue

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(Sur scène pend une corde avec un nœud coulant. Une jeune personne entre à pas feutrés et vient se positionner sous la corde. Il essaie vainement d'enfiler le nœud autour de son cou, mais n'y parvient pas car il est trop haut. L'individu s'empresse de sortir de scène. Il revient avec une chaise qu'il traîne péniblement derrière lui. Il la place sous la corde et monte dessus. Il place le nœud autour de son cou. Il hésite. Il retire la corde de son cou et s'assoit sur la chaise. Il sort de sa poche un morceau de papier et un stylo.)

L’individu :Voyons voyons… réfléchissons… que… que convient-il de dire ?

(Un temps)

Tout d'abord, qui lira ça ? Certainement tout le monde. Certainement que ça finira entre les mains d'un policier ou d'un gendarme qui le lira et ensuite tapera chaque mot dans son rapport. Sans doute ce papier servira-t-il de preuve. On saura grâce à lui que je n'ai pas été assassiné.

(Un temps)

C'est tout de même gênant de se dire que quelqu'un que je ne connais pas le lira. Peut être même qu'on le citera dans des journaux. C'est gênant, oui, je ne voudrais pas me donner en spectacle, s'il y a bien quelque chose qui soit intime pour moi, c'est ma mort. Oh, je ne voudrais pas qu'on fasse de moi un fait divers de journal, et encore moins un chiffre dans les quotas, une statistique, un simple cas sur les centaines de pendus qu'on décroche chaque jour.

(L'individu hésite puis hausse les épaules.)

Baste ! Je ne serais plus là pour m'en offusquer de toute manière. Je devrais plutôt me concentrer sur les principales personnes qui liront cette lettre. Qui sera-ce ? Seront-ce mes parents ? Sans doute. Mais d'abord mon père ou d'abord ma mère ? Telle est la question. Sûrement ce sera mon père. Peut- être ma mère. C'est tout à fait possible que ce soit ma mère. Je me demande comment elle réagira…

(Un temps. L'individu se remémore quelque chose.)

Je me rappelle d'une fois… c'était il y a un moment maintenant… cette idée me trottait déjà en tête. Je passais de longues minutes, penché à la fenêtre de ma chambre à regarder dehors, et j'étais déprimé. J'étais déprimé parce que cette vision me montrait que notre appartement n'était pas assez haut pour qu'une chute puisse en être mortelle. C'était désolant.

Un jour, désespéré, j'ai décidé de chercher un moyen de m'étrangler. J'ai ramassé un câble électrique qui traînait dans ma chambre et me le suis enroulé autour du cou. J'ignore ce que j'espérais faire alors. C'était stupide. Toujours est-il qu'à ce moment là ma mère a fait irruption dans ma chambre et m'a vu.

(Un temps. L'individu a un frisson.)

Oh oui, je me souviens très bien. Je me confondais en excuses, je jurais que j'avais fait semblant. Ce jour là elle me passa un savon que je ne suis pas près d'oublier. Je me demandais d'abord comment elle réagirait. J'ai été surpris. Aussitôt elle l'a pris comme une offense personnelle. Elle a déclaré que je faisais ça pour lui nuire, pour que tous la regardent en disant qu'un des enfants de cette femme s'était suicidé, que je voulais souiller sa réputation à elle. Elle prétendit que j'étais méchant, qu'elle n'y était pour rien dans mes problèmes et que c'était plutôt à mon père que je devrais faire des histoires.

(Un temps)

Je ne sais pas si il existe un mot dans notre langue qui puisse désigner, exactement, l'état dans lequel j'étais en entendant cela.

(L'individu réfléchit longuement. Il note un mot sur son papier puis le contemple en souriant d'un air satisfait.)

Excellent. Je tiens un début. Un début à la fin. La fin de ma… petite… courte… misérable… immonde… méprisable… pitoyable… risible… détestable… et insignifiante existence…

(Un court temps)

Devrais-je rajouter: "de merde" ? Non, ça me parait un peu trop surenchérir.

(L'individu s'apprête à prendre note, mais se ravise)

Après tout, pourquoi en dire trop ? Je ne pourrais pas tout dire, et quoi qu'il en soit ça ne changera rien pour moi.

(Un temps)

Ah, quel soulagement ce sera. Durant des années entières je me suis langui de ce moment. Pas un instant je ne cessais d'y songer. On s'imagine mal l'investissement que ça représente. Mon entreprise serait pourtant plus simple si cet univers n'était pas aussi absurdement mal fait. Enfin quoi ? Pourquoi sous prétexte qu'on nous prête la vie ne serait-il pas permis de la rendre ? C'est stupide. Si quelqu'un me prêtait une paire de chaussures pour une durée déterminée et que dès le premier instant je me rendais compte que ces chaussures sont trop petites et me font affreusement souffrir, sous prétexte que j'en ai le droit je ne vais pas les porter pendant toute la durée qui m'est impartie, je vais les rendre immédiatement. Pourquoi faut-il que le monde soit aussi stupide ?

(Un temps)

Ou masochiste !

(Un temps)

Ça m'énerve !

Ce monde où l'on est perpétuellement enchaîné par sa propre chair. Vivre est un droit, un droit n'est pas un devoir.

Dans la vie, on est toujours limité par la certitude de la mort, mais la mort en tant qu'état dure infiniment plus longtemps que la vie, j'aurais donc tout mon temps. Je ne connaîtrais aucune limite à mes actes. Je ferais ce que je veux, et quand bien même il se trouverait qu'étant mort je ne puisse absolument rien faire, cela restera infiniment préférable à la vie car étant incapable de tout, je serai incapable même de réaliser que je suis incapable alors que dans la vie les capacités dont je dispose sont infinitésimales et suffisent à peine à me permettre autre chose qu'être conscient de mon impuissance. C'est là une torture sophistiquée. Si je veux mourir c'est parce que ce monde ne me laisse rien faire. Et pourtant je veux… je veux pouvoir vivre, je veux voir le monde, je veux voyager, je veux poser mes yeux sur chaque atome de cet univers pour le contempler et ne rien manquer… je veux aller dans l'espace, rencontrer des extraterrestres et serrer leurs mains visqueuses ou au contraire les poignarder sitôt qu'ils tourneront le dos, je veux lire tous les livres jamais écrits, écrire tous les livres qui me passent par la tête, je veux vivre éternellement, je veux mourir infiniment de fois de toutes les manières, je veux renaître, être homme, être femme, être les deux à la fois puis ni l'un ni l'autre, je veux me marier, avec des hommes, avec des femmes et avoir des enfants, je veux voyager dans le temps, je veux être courtisan à la cour d'un roi, je veux être esclave dans une mine juste pour savoir ce que ça fait… je veux tout savoir puis renaître ignorant pour tout apprendre derechef.

(Un temps)

Et rien de tout cela, rien, n'est possible en ce monde défectueux dans lequel j'ai eu le malheur de naître alors qu'on m'a tout de même donné le moyen d'imaginer toutes ces choses. La mort est plus douce, et surtout moins hypocrite. La mort est la mort, la vie n'est qu'une mort déguisée.

Mais ça je ne saurais l'écrire. Personne ne comprendrait. Ou plutôt si. Je ne crois pas être moins imbécile que les autres ; mais les gens nieraient tout simplement. Ils préfèrent se persuader que la vie a une valeur parce que c'est la seule chose qu'ils possèdent vraiment.

(Un temps. L'individu regarde son papier et a un sourire sardonique)

Je regarde ma lettre et je ne vois là que deux mots. Est-ce tout ce que j'ai à dire sur l'existence ? Si j'en ajoute deux autres, ça fait une phrase.

(L'individu note sur son papier, puis lève les yeux au ciel.)

Tout serait plus simple si on nous avait conçu avec un bouton "mort instantanée".

(L'individu se lève et se met debout sur la chaise. Il passe la corde autour de son cou, mais hésite.)

Il serait mieux que j'écrive mon nom. Sait-on jamais.

(L'individu retire le nœud de son cou et descend de la chaise. Il reprend son papier mais au moment d'en rapprocher le stylo, il hésite)

Ou est l'arnaque ? Je ne comprends pas. On m'a prêté quoi ? La vie. Je vais rendre… ma vie. C'est parfaitement équitable. Alors pourquoi ai-je l'impression de perdre quelque chose au change ?

(L'individu réfléchit longuement)

Baste ! J'aurai tout le temps d'y réfléchir une fois mort.

(Il regarde sa montre)

Il faut que je me dépêche d'ailleurs. Quelqu'un peut rentrer d'un moment à l'autre.

(L'individu se remet debout sur sa chaise, puis s'arrête, hésitant)

Je n'ai pas écrit mon nom au fait.

(Il descend de la chaise et attrape sa feuille. Il écrit son nom, puis la relit. Il fronce les sourcils, réfléchit, puis froisse le papier et, finalement, le jette.)

Ce n'est pas aussi bien que je le pensais. Non, je ne peux pas quitter le monde avec une note aussi médiocre.

(L'individu cherche dans ses poches et sort un autre bout de papier)

Reprenons depuis le début…

(Noir)

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