Chapitre 1

7 minutes de lecture

Le vieillard chuta lourdement.

Les mains tremblantes, il essaya tant bien que mal de se relever, mais le choc l’avait bien sonné.

« Mais regarde où tu marches, vieil imbécile, lui intima la servante, le regard mauvais.

— Ça va, tu n’as rien, Ariane ? », demanda la fille qui l’accompagnait, l’air soucieuse.

La dénommée Ariane s’épousseta l’épaule, comme si quelque chose de particulièrement sale venait de la percuter.

« Non, ça va, dit-elle avec dégoût. On devrait partir, ça sent mauvais ici, tu ne trouves pas ?

— Euh, oui, peut-être ? »

Les deux domestiques s’éclipsèrent, non sans toiser une dernière fois le vieil homme par-dessus leur épaule.

Ce dernier soupira.

Rassemblant ses forces, il se servit de sa canne pour se relever et ramassa un gros livre dont les pages étaient jaunies par le temps. Le misérable homme grimaça quand sa hanche émit un craquement, mais il se dépêcha de regagner sa chambre.

Enfin, par « chambre », il fallait plutôt s’attendre à une cave. Outre sa taille minuscule, moitié moins grande qu’une chambre de bonne, la pièce n’était éclairée que par une petite ouverture dans le mur. Un bureau, un lit, et un placard en guise de bibliothèque, voilà tout le luxe dont bénéficiait celui qu’on surnommait jadis « le Mage », « l’Immortel », « le Tueur de Dieux », « le Prodige »… Les titres ne manquaient pas, et les succès non plus.

Combien de fois au cours de sa vie Eyn Vindex avait-il sauvé le royaume d’Isengard d’une catastrophe ? Combien de fois avait-il banni les pires créatures maléfiques hors de ce monde ? Combien de fois avait-il repoussé les soldats ennemis hors des frontières alliées ?

Du haut de ses huit siècles, Eyn avait plus d’expérience qu’aucun autre être humain, et son intelligence pouvait même rivaliser avec le plus sage des elfes millénaires. Son nom servait d’ailleurs de pouvoir de dissuasion quand les négociations s’annonçaient ardues, tant sa réputation était grande.

Mais désormais, le Mage n’était plus qu’un vagabond à qui on fournissait, bon gré mal gré, le gîte et le couvert dans le Palais royal d’Isengard. Toute sa légende persistait, on vénérait sa statue dans les temples, l’Académie qu’il avait contribué à créer continuait de former les futurs talents en magie, mais Eyn Vindex n’avait plus sa place dans cet univers.

Après sa bataille titanesque avec le Dieu démon, le Mage n’était devenu plus que l’ombre de lui-même. Il avait réussi à exiler le Dieu démon dans une faille de l’espace-temps, mais pour réussir, il avait dû sacrifier sa magie et son corps. Découvrant l’état dans lequel se trouvait Eyn, ses anciens amis l’avaient soutenu et l’avaient aidé dans sa nouvelle vie. Son ami Genfried III, le roi d’Isengard de l’époque, lui avait fourni un château avec une armée de serviteurs pour son confort personnel. Son cher disciple Aeden avait mobilisé les meilleures recrues de l’Académie afin de trouver un moyen de guérir le Mage. Les soldats qu’Eyn avait sauvés au cours de ses aventures veillaient sur lui quand il avait besoin de prendre de l’air.

Malheureusement, le temps finit par effacer la reconnaissance et les dettes. Le fils de Genfried III respecta les dernières volontés de son père, en assurant le bien-être de l’ancien héros, mais pas sa propre descendance. En l’espace de quelques siècles, on réquisitionna la maison d’Eyn pour une des favorites du roi, on le transféra dans une habitation plus modeste, on l’obligea à partager la chambrée des domestiques, puis finalement, on l’oublia dans l’une des pièces les plus reculées du Palais royal.

De la même manière, après des décennies de recherche infructueuse, l’Académie avait cessé de travailler sur le remède d’Eyn et préféra allouer ses moyens humains et financiers pour d’autres découvertes. Au fur et à mesure des générations, les élèves magiciens, abreuvés par les histoires fantastiques du Mage, ne firent plus le rapprochement entre le vieux mendiant qui rôdait parfois dans les environs et le héros des légendes.

Personne ne savait plus qui il était. Eyn Vindex était tombé dans l’oubli, mais il continuait de survivre. Sans en comprendre les raisons, son immortalité n’avait pas connu le même sort que ses pouvoirs magiques. Mais à quoi bon ? On le prenait pour un fou lorsqu’il donnait son nom, on le traitait de menteur et on le passait à tabac. Les gens pensaient que le Mage était parti en même temps que le Dieu Démon, trois cents ans auparavant. Ils n’avaient pas tort.

Eyn s’installa à son bureau et alluma une bougie. Il plissa les yeux en essayant de déchiffrer les écritures brouillonnes de son livre. Alors qu’il allait se lever pour prendre de quoi grignoter, on frappa à la porte.

« Hé, le vieux schnock ! Sors de là ! »

Le Mage eut à peine le temps de se diriger vers la porte que celle-ci vola en éclats.

« Saisissez-le ! »

Dix soldats de la Garde royale firent irruption dans la cave et saisirent Eyn par les bras, le soulevant comme un mannequin en bois. Paniqué, le vieil homme regarda tour à tour les visages de ses bourreaux.

« Que… que vous ai-je fait ? parvint à bredouiller Eyn.

— T’as osé mater sous la robe d’Ariane, hein ? dit le plus costaud.

— Mais que… comment ?

— Fais pas l’innocent, ça fait un moment qu’on te guette. J’sais pas pourquoi t‘es là, mais t’as plus rien à faire dans le coin. Allez, on débarrasse le plancher ! »

Eyn tenta en vain de résister, mais il ne pouvait lutter physiquement contre de tels gaillards. Immobilisé, il fut emmené d’un couloir à l’autre comme un vulgaire criminel, sous le regard réprobateur des employés du Palais. Jamais il n’avait connu pire humiliation. C’était ce qu’il pensait.

Au même moment, le roi Hendrich Ier sortit d’une salle avec son fils de trois ans dans les bras, en compagnie du précepteur du prince. Ce dernier s’avança vers les soldats, un sourcil levé.

« Mettez-lui au moins un sac sur la tête, cracha-t-il en montrant Eyn du doigt. Vous voulez effrayer le jeune prince avec cette… horreur ? »

Ignorant la remarque blessante de l’instructeur, le Mage agita les bras en direction du roi.

« Sire, sire ! Aidez-moi, je vous en conjure ! Je n’ai rien fait, je n’ai rien fait ! »

Le monarque pinça les lèvres, une expression de dégoût sur le visage. « Mais comment osez-vous me parler de la sorte ? Pour qui me prenez-vous ? J’ai fait preuve d’une immense bonté en vous tolérant entre ces murs, alors que mes conseillers me pressaient de vous envoyer dehors. Mon cher père me disait qu’un jour, on aurait besoin de vous, mais dans quelle optique au juste ? Vous n’êtes qu’un charlatan, et un pervers qui plus est. Oser s’en prendre à une domestique de la maison royale, c’est offenser le roi lui-même.

— C’est elle qui m’a fait tomber, Sire ! protesta Eyn, désespéré.

— Assez ! Je ne veux plus vous voir. Qu’on le mette dehors ! »

***

La nuit était tombée.

L’Immortel errait dans une ruelle, l’air hagard. À l’époque, il croyait avoir tout perdu, mais il était bien loin de la vérité. Désormais, il n’avait plus rien. Même les brigands qu’il avait rencontrés sur le chemin ne daignaient pas le détrousser.

Enfin, il lui restait cet objet.

Eyn sortit de sa poche une petite fiole contenant un liquide noirâtre et inodore. Il la transportait partout, comme un porte-bonheur, et elle allait bientôt faire un heureux. Au cours de ses recherches, le Prodige avait pu mettre au point un poison d’une toxicité jamais atteinte, à partir d’ingrédients extrêmement rares dont du sang du Dieu Démon. Il l’avait appelé le Tueur de Dieux, en référence à un de ses surnoms. Eyn la gardait précieusement au cas où la vie deviendrait insupportable à ses yeux.

Le moment semblait bien choisi.

Il avait perdu ses pouvoirs, ses amis, ses biens et sa dignité. Cependant, il lui restait une chose : la faculté de décider de sa propre fin.

« Ô douce mort, murmura Eyn en débouchant la fiole. Pourquoi ai-je attendu si longtemps ton baiser ? Toi seule pourras mettre un terme à cette existence désolante. »

Sans hésitation aucune, le vieillard prit une gorgée et lâcha la fiole qui se brisa en un tintement. La douleur qui rongea soudain sa poitrine le fit plier en deux. L’homme s’écroula par terre, les yeux exorbités et les lèvres tordues par la souffrance. Tout son corps tremblait violemment, comme si de l’électricité le parcourait de la tête aux pieds. Ses organes brûlaient, son sang bouillonnait et sa conscience se perdit peu à peu dans le néant. Ses dernières pensées allèrent vers ses amis, puis ses multiples conquêtes de jeunesse.

Il sourit.

Le vieillard n’était plus.

***

« Dis, grande sœur, il est mort ? »

Avec prudence, la petite fille s’agenouilla vers le corps immobile allongé à même le sol.

« Non, il respire, répondit la grande sœur, une main près du nez de l’intéressé. Mais il m’a l’air fiévreux. Son front est brûlant.

— Alors il faut l’aider ! s’exclama la gamine avec une expression déterminée.

La femme opina du chef et souleva le corps inanimé sans difficulté, à sa grande surprise.

« Il ne pèse quasiment rien, s’étonna-t-elle en le portant sur son dos. Pour quelqu’un de cette taille, je ne m’y attendais pas. Il n’a pas dû bien se nourrir dernièrement. »

Pendant qu’elles marchaient, la petite fille dévorait du regard le visage de l’intéressé.

« Dis, grande sœur, c’est un prince ?

— De quoi tu parles, Flavie ? Tu as déjà vu un prince vêtu de haillons et dormir à même la terre ? »

La petite Flavie ne quittait pas l’homme du regard.

« Mais il est tellement beau… Comme un prince charmant. »

La femme ne le nia pas.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire KinErwald ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0