Chapitre II , Le Serment De la Glacière !

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Après le passage de Martin Bidouré, la petite troupe des républicains de Saint-Martin avait pris la route. À la sortie du village, le groupe avait été escorté un moment par ceux et celles qui restaient et voyaient leur mari, leur père et leurs frères partir au combat. Les jeunes enfants s’agrippaient aux vêtements de leurs aînés ou de leur parent. Les femmes avaient les joues humides, maudissant le Prince-président et sa politique qui leur arrachait leur compagnon. Les hommes, eux, même s’ils dissimulaient leurs émotions avaient tout de même le cœur lourd. Jean-Baptiste, qui marchait en tête, s’énerva :

— Oh ! vous n’allez pas nous accompagner jusqu’à Draguignan, que diable ! Ce n’est pas comme si nous partions pour dix ans. Nous allons juste flanquer une bonne raclée aux bonapartistes, puis nous reviendrons.

En voyant que ses paroles n’avaient guère d’effet sur le petit groupe, il durcit la voix. Il avait fait six ans de service militaire ; ses réflexes de caporal reprirent le dessus.

— Compagnie, halte ! Vous avez dix minutes de repos. Profitez-en pour embrasser vos proches. On ne va pas dormir là.

La procession improvisée s’était donc arrêtée au pont de la Glacière à quelques centaines de mètres du village. Ce petit vallon encaissé qui ne voyait pratiquement jamais le soleil portait bien son nom. L’humidité ambiante amplifiait le froid déjà présent. Jean-Baptiste avait bien calculé son coup : personne n’aurait envie de s’éterniser ici. Le lieu n’était propice ni aux longues embrassades ni aux discussions sans fin.

C’était le moment émouvant des au revoir. Les femmes avec leur tablier séchaient leurs larmes. Les enfants se tenaient à distance. Ils attendaient que les adultes aient fini leurs accolades. Eux aussi auraient le droit, à quelques baisers furtifs, à quelques gestes tendres et fugaces de ces pères, rudes, sévères et peu démonstratifs.

La mère, Augustine, s’approcha de Jean-Thomas qu’elle serra dans ses bras. Après une très longue étreinte. Elle se dégagea la première, sortit d’une poche de sa robe, un document, soigneusement plié. Elle le tendit à son jeune fils et lui dit.

— Tiens, c’est une lettre de ton frère, Auguste-César. Je l’avais cachée, j’avais peur. Si Jean-Baptiste était tombé dessus il aurait pu la mettre au feu.

Jean-Thomas triturait le papier, le retournait et s’apprêtait à le déplier. Sa mère arrêta son geste de la main.

— Non ! tu la liras tranquillement ! Pas maintenant ! S’il la voit… Pas maintenant !

Jean-Thomas était sous le choc, il ne comprenait plus rien. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas de nouvelles d’Auguste-César, il pensait qu’il les avait abandonnés. Tout s’emballait dans sa tête. Il ne savait plus à qui en vouloir : à son père, qui reniait son fils aîné ? À sa mère, qui lui avait caché tout cela en sachant à quel point il souffrait de ce départ ? À son frère lui-même, qui était parti cinq ans auparavant sans prévenir ?

Il rangea précautionneusement la lettre dans sa besace, ce bout de papier qui répondrait peut-être à tant d’interrogations. Combien de fois lui, l’agnostique, avait-il prié pour le retour d’Auguste-César ! Qu’était-il devenu ? Où était-il ? Était-il seulement vivant, tant de questions restaient, jusqu’à présent, sans réponse. Il n’avait qu’une dizaine d’années quand son frère s’était enfui, mais il se souvenait encore de ce jour comme si c’était arrivé la veille. Malgré le chaos qui régnait en lui à ce moment-là, Jean-Thomas s’était forcé à sourire, écoutant sa mère. Elle lui avait raconté, elle s’était tue trop longtemps.

— La vie n’est pas toujours bien faite. Auguste-César est un rêveur, il n’aurait pas fallu qu’il naisse le premier ; il aurait été préférable que ce soit Victorin. Pour ton père, l’aîné devait reprendre le flambeau. On ne discute pas la tradition ; Auguste-César deviendrait paysan. Il voulait voyager. Le ciel de Saint-Martin était trop étroit pour sa soif de découverte. Votre père n’a jamais essayé de le comprendre, alors il a perdu un fils. Même s’il n’aborde jamais le sujet, je sais qu’il en souffre. Je l’aime très fort ce vieux bourru. Il est tout pour moi. Malheureusement, pour ça je lui en veux.

Jean-Thomas s’en souvenait comme si c’était la veille. Du départ d’Auguste-César, il avait gardé une plaie vive, béante. Il était heureux que sa mère lui en parle enfin ; les non-dits et les secrets empoisonnaient l’atmosphère familiale depuis trop longtemps. Pourtant, même s’il était rassuré d’avoir enfin de ses nouvelles, il n’était pas certain, de tout pouvoir lui pardonner. Il préféra se taire, il le savait, le mot de trop pouvait faire mal.

— Après Draguignan, tu iras chercher mon Augustin. Tu pourras faire cela pour moi ? Tu es le seul à pouvoir le ramener ici, tu étais si proche de lui… Une famille ne peut rester séparée indéfiniment. J’aimerais tant vous avoir tous à la maison. Je suis fatiguée, si fatiguée…

Elle s’effondra en larmes sur ces mots, elle qui était si forte d'abitude. C’était peut-être la première fois que Jean-Thomas la voyait pleurer. Le jeune homme la soutint et l’aida à s’asseoir sur l’herbe brûlée par le gel au bord de la route. Il était abasourdi, mais essayait de ne pas le montrer ; il voulait rester solide, fier de cette confiance qu’on lui témoignait.

La voix secouée par des sanglots trop longtemps contenus, elle rajouta :

— Tu liras d’abord la lettre à ton frère Victorin, il est si proche de mon Jean-Baptiste… Il t’aidera. Ton père est trop enfermé dans ses certitudes, mais il doit pardonner à Auguste-César. Il n’est pas mauvais, il faut juste trouver la clé qui ouvre son âme. Je n’y arrive pas toujours.

Jean-Thomas avait tant de questions, mais n’osait pas les poser. L’accablement de sa mère le bouleversait, il ne voulait pas en rajouter à sa peine.

— Pourquoi… ? tenta-t-il, laissant la phrase en suspens.

Augustine, un sourire fatigué aux coins des lèvres, se redressa et s’éloigna. Elle avait assez parlé. Elle se sentait vide, triste et vaguement inquiète. Du bout des lèvres, elle chuchota :

— Revenez-moi, tous les trois, j’en ai assez des chagrins. Soyez prudents ! Il me faut embrasser ton autre frère et ton père maintenant. À bientôt, mon grand, prends soin de toi.

Jean-Thomas, tout retourné, ne savait plus. Il aurait juste voulu partir à la guerre, faire son devoir. À présent, il était chargé d’une nouvelle responsabilité. « Tu es le seul à pouvoir le ramener ici »… Elle était lourde, cette missive dans sa besace. Il brûlait de la lire.

Il leva les yeux vers sa mère accrochée au bras de son mari. Elle paraissait fatiguée… Non, Augustine n’était pas encore une vieille dame. Ils se retrouveront bientôt, il pourra parler alors.

Jean-Thomas avait froid à présent, il grelottait, assis, immobile sur l’herbe gelée. Il devait s’activer, cet endroit était malsain, plus d’un ici était tombé malade. Enfin, son père donna le signal du départ. Ceux qui restaient s’écartaient. Les épouses et les mères secouaient leurs mouchoirs brodés, en guise d’au revoir. Les enfants remuaient leurs petites menottes. Les hommes, l’arme à l’épaule se mirent en rang.

Jean-Thomas marchait en tête, brandissant fièrement le drapeau rouge. Le front haut, le torse bombé, il avançait dans les pas de son père. Il avait une profonde admiration pour le chef de famille et se réjouissait d’être enfin considéré comme un adulte. Il parvenait presque à oublier la lettre dans sa besace, qui semblait lourde, autant que du plomb, après les paroles de sa mère. Chassant ces idées, il entonna d’une voix forte et ferme l’Unita, un chant révolutionnaire provençal, repris très vite à pleins poumons par toute l’escouade.

Nous sommes tous ici des républicains

Parmi nous l’Égalité

Règne et avec la Fraternité

La république nous la voulons.

Jusqu’à la mort, nous la soutenons…

Le peuple ne veut plus de royauté

Vous pouvez lui faire son tombeau

Car nous l’ensevelirons bientôt, amen

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