9h

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La migraine frappait ses tempes sans gant de boxe. Martin s’avachit sur son siège, exténué d’avoir dû remettre en place son équipe de pingouins, payés à le rendre inquiet. Son fix sonna avant qu’il ait le temps de saisir un cachet d’aspirine.

— Veque, j’écoute ?

— Monsieur Veque, (La voix de sa secrétaire de direction, Maria, grésillait dans le combiné.) votre rendez-vous de neuf heures et demie est arrivé. Un certain Roberto Pesti, pour vous présenter des planches.

L’aquarelle espagnole, songea le directeur. Il avait rencontré Roberto à un vernissage, quelques semaines auparavant, et son franc coup de pinceau l’avait subjugué. Aucun projet de bande-dessinée à l’aquarelle n’existait encore dans ses cartons, mais le talent de cet artiste ne saurait resté endormi dans une cave du 16ème arrondissement.

— Faîtes le monter tout de suite, j’ai un créneau de libre.

— Très bien monsieur.

Un comprimé plus tard, le gérant accueillit son invité dans son bureau. Roberto portait une barbe clairsemée, inexistante au moment de l’événement. L’espagnol était de ceux qui ne cherchent pas à plier l’art sous leur volonté, mais au contraire à voguer avec lui. Pour le rendez-vous, il avait troqué son pantalon de tissu et sa chemise ample pour un costume beaucoup trop grand. Néanmoins, Martin approuva cet effort de s’intégrer à l’univers de l’édition, où l’argent parlait plus fort que l’œuvre. Une démarche chancelante et un ton apaisant accompagnaient ce nouveau venu à la capitale.

— Monsieur Veque, quel plaisir de vous revoir.

Roberto tendit une main travaillée par la vie à son interlocuteur, qui concéda sa manucure parfaite pour la serrer d’une poigne franche. Les mots chantés arrachèrent un sourire au masque d’investisseur du patron.

— Bonjour monsieur Pesti, tout le plaisir est pour moi. (Il indiqua la chaise vide près du bureau.) Prenez place, j’ai hâte de constater vos créations.

L’invité obtempéra et s’installa après avoir déposé son énorme sacoche contre le canapé. L’espagnol déballa plusieurs larges feuilles de croquis de paysages, toutes signées d’un P significatif de l’auteur.

Chaque dessin représentait un morceau de Paris, figé dans le temps. Des amoureux sur le Champ-de-Mars, la foule qui s’émerveille sous la Tour Eiffel, quelques touristes près de la butte Montmartre. La précision du trait de Roberto soulignait les expressions des personnages d’une telle rigueur que Martin ne put s’empêcher de plonger dans les feuillets.

— Monsieur Pesti, je vous ai déjà dit que votre travail était remarquable ?

Les mots s’entrechoquaient dans sa gorge à mesure que l’émotion le saisissait. La chevelure d’une femme au pied de Notre-Dame de Paris, nuancée bien que voluptueuse, lui arracha une minute entière d’attention. Il releva la tête, conscient que les lèvres de son invité s’agitaient.

— Je vous demande pardon ? (Une vague chaleur frappa les joues du directeur devant cet instant de honte.)

— Je vous disais que oui, monsieur Veque. Le jour du vernissage, vous aviez adoré mes dessins. C’est pour cela que je suis ici aujourd’hui.

Évidemment. Ressaisis-toi, mon gars. L’éditeur croisa les prunelles désespérées du peintre et marqua un arrêt, le regard tourné vers la pile de documents sur son bureau. Le pauvre arrivait au mauvais moment. Pour l’heure, les comptes de l’entreprise ne lui permettaient pas de miser sur un inconnu. Aussi génie soit-il, Roberto ne rapporterait rien avant de croiser la route d’un géant du milieu, ou de signer avec les mastodontes de la bande dessinée. Tout ce que les éditions Veque n’étaient pas encore.

Peut-être que... si on se débrouille bien... L’un de ses neurones dissidents injectait une pensée à contrecourant dans son cerveau. Ce dernier ne pouvait se résoudre à abandonner une telle patte dans la nature. Surtout pour ensuite la retrouver chez un concurrent. Un album serait suffisant ? Martin se voilait la face. Ce serait tamponner l’arrêt de mort de sa boîte.

Son conflit interne le tiraillait tandis qu’il conservait un masque stoïque face à son interlocuteur, lui-même dégoulinant de sueur en attendant le verdict. Véritable hammam humain, Roberto se vidait de toute humidité. L’éditeur n’avait pas d’autre choix que de laisser filer sa licorne vers d’autres cieux. Il saisit l’épaule du peintre d’une poigne amicale et l’orienta vers la sortie.

— Monsieur Pesti, Roberto, si vous me permettez ? (Le menton de l’intéressé répondit.) Vous avez un talent non négligeable, sincèrement. Je ne souhaite absolument pas vous freiner dans votre carrière. Toutefois, les éditions Veque ont déjà comblé leur calendrier de parution pour cette année. Je ne manquerai pas, néanmoins, de vous recommander à tous mes confrères. Ce serait stupide de ma part de vous laisser sur la paille.

D’immenses perceuses s’enfonçaient dans le cœur de l’artiste, dont les paupières peinaient à retenir les larmes de déception. Ces mêmes perceuses qui s’acharnaient sur celui de Martin, dévasté de gâcher cette perle, mais non moins professionnel dans sa gestion de l’entreprise. Roberto saisit d’une main tremblante ses croquis et, accompagné d’un directeur fébrile sous son costume de dictateur ferme, quitta le bureau la mine basse. Le patron referma la porte avant de jurer de tout son saoul au fantôme de l’injustice.

Au même moment, son téléphone sonna à nouveau. Le timbre sifflant de Christine, son ex-femme, irrita ses tympans :

— Martin, c’est moi ! (Sans déconner, la truie.) N’oublie pas le bijoutier à 10h pour le cadeau de ta fille. Ne va pas me faire comme l’année dernière pour gâcher la fête.

Le culot, non mais le culot de cette vache ! Emilie, sa princesse, soufflait ses quatorze bougies le soir même, et sa mère (La truie) avait réservé un pendentif Cartier au frais du paternel, bien entendu. À défaut de lui ponctionner seulement les pensions alimentaires, Madame s’empiffrait des cadeaux de la petite. Même pas sûr que le collier soit pour la gamine, avec la perversité de cette salope. Néanmoins, le père s’était désigné pour récupérer le joyau afin de remplir sa part du marché. Les joies de la garde alternée qui se transforme en actions alternées.

— Bien sûr que je me souviens, gueula Martin dans le combiné. Tu l’auras ton bijou.

Christine ripostait déjà qu’il claqua le téléphone sur son socle. Juste le temps de prévenir son équipe qu’il enfilait déjà son blouson pour sortir.

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