Chapitre 63 Désaveux

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 Moor était venu récupérer des documents dans l'ancienne salle de surveillance. Le réseau de communication avait été détourné pour parvenir jusqu'au laboratoire, d'où désormais, il avait une vision globale de la situation. Les écrans n'offraient donc plus que le spectacle inhabituel de leur surface noire. Sauf l'écran central.

 Lumineux, on pouvait y distinguer quatre hommes debout. Moor reconnut immédiatement la salle du Haut-Conseil, son immense baies, ses tribunes en bois patiné par le temps, le sol vert tirant sur le gris. Le groupe d'hommes faisait face à l'écran géant sur lequel le visage du Commandeur apparaissait en colère.

 Les anciens affrontaient le chef suprême de la cité sans le lui avoir dit au préalable, sans escorte, sans garantie de revenir vivants. Moor attrapa ce qu'il était venu chercher, et fila aussitôt vers l'étage supérieur en envoyant un message d'urgence à Taglione.

*

— Nier l'existence de vos petits trafics ne vous honore pas, Commandeur ! Vous couvrez vos courtisans depuis trop longtemps ! Je suis consterné que vous sembliez amusé de notre découverte. J'espérais vous voir revenir à la raison.

La réplique de Basiléus Dengen fut accueillie par un rire grinçant. Le visage du Commandeur s'était encore approché de la caméra qui le filmait jusqu'à le rendre démesuré.

— Moi, mon cher Dengen, je vous aurais cru plus avisé, et mieux informé ! Certains d'entre vous en ont bien profité. Si le système venait à changer, comme vous semblez le souhaiter, je crains fort que vous ne vous retrouviez bien isolé. Il faudrait pour vous revoir un certain nombre de priorités. N'est-ce pas messieurs ? demanda-t-il en reculant, élargissant son champ de vision à l'ensemble des quatre hommes.

 Tanaka et Christophorus semblaient un peu gênés. Dongala qui ne prenait du calisterius que depuis peu, et n'en avait encore jamais ressenti les effets secondaires, parut incrédule. Il n'associait pas les trafics de drogue avec le sérum que lui avait proposé Johansen sous couvert d'une obligation, un certain âge atteint.

— Vous parlez du calisterius ? Je sais, de source sûre, que c'est vous qui le leur fournissez, et qu'ils ne participent pas directement aux trafics des autres substances. Le calisterius n'est pas un mal en soit. C'est son utilisation abusive qui le rend si dangereux. Vous le savez. Je le sais. Ce que vous faites, d'autres pourront le faire de manière plus légale et sous contrôle.

— Nous y sommes ! Ce que vous voulez en fait, c'est ma place, Dengen !

— Vous êtes dans l'erreur Openwall. Ce que je veux, c'est rétablir le calme dans la cité pour préserver la population, et éradiquer la menace androïde ! Capolkan est en proie à l'une des plus grandes crises qu'elle ait connues depuis au moins 1 siècle, et vous, vous lancez les kansikers sur la population ! Vous abandonnez la cité aux androïdes en espérant quoi ! Pour quoi ! Pour le pouvoir ! Mais vous n'aurez rien, si vous continuez ! Rien qu'une cité morte ! Vous devez arrêter ! Et si vous ne le faites pas de vous-même, nous vous y contraindrons !

 Dengen brandissait le dossier de Volk avec véhémence. Il voulait croire que le Commandeur se plierait à leur volonté. Il voulait croire que tout allait s'arrêter dans l'instant. Que cette lutte absurde prendrait fin sans plus d'affrontements. Sans guerre civile…

— Me destituer ! s'esclaffa Démétrius Openwall, me destituer ! Vous imaginez franchement que je vais me plier à votre volonté ! Dengen ! Vous n'êtes rien ! Vous tous ! Vous n'êtes rien sans moi ! Les clans me suivront ! Le peuple de Capolkan me suivra ! Vous avez des preuves ? Des preuves de quoi ! Que l'un d'entre vous a fomenté un soulèvement des machines ! Qu'un autre d'entre vous traficote en toute impunité ! Que verront-ils ! Que le Haut-Conseil est pourri jusqu'à la moelle ! Ils voudront vous éliminer, et je leur obéirai humblement !

 Le rire du Commandeur reprit de plus belle, sardonique et méprisant. Tous les espoirs des anciens s'effondrèrent avec cette dernière réplique. Qu'étaient-ils en effet face à cet homme ! Pourtant Dengen ne voulait pas abandonner. Pas encore.

— Ils ne vous suivront pas ! Ils savent ! Ils savent qui les opprime ! Ils sauront reconnaître le mensonge de la vérité !

— Ils savent ? Laissez-moi rire ! Vous avez toujours été un grand naïf, Dengen ! Les clans ne voient que ce qui peut les arranger ! Quant au peuple, il ne voit que ce que nous voulons bien leur montrer !

— Nous leur ouvrirons les yeux sur vous ! Sur les ytualanis ! Nous avons des preuves ...

— Des preuves ? Ah, oui ! Des preuves ! Que vous brandissez sous mon nez comme des épouvantails ! Mais pour que vous puissiez les exploiter, il faudrait que vous soyez encore en vie !

 Tandis que Démétrius Openwall achevait sa phrase, les ascenseurs menant au sommet déversèrent une dizaine de kansikers armés, sous les yeux médusés des quatre anciens.

— Et je crois que votre survie est très compromise !

 Le rire du Commandeur stoppa net lorsque la communication fut coupée brutalement. Openwall les faisait exécuter, mais ne voulait pas assister à la tuerie.

 Taddeus Moor se tenait dissimulé derrière une tribune. Il attendait d'une seconde à l'autre les hommes de Taglione, mais il avait peur qu'ils n'arrivent trop tard. Les kansikers avaient déjà aligné les quatre anciens le long du mur. Alors le supra fit ce qui lui sembla le plus approprié sur le moment, il tira sur les hommes de Van Stiers.

 Les kansikers, totalement à découvert, se réfugièrent derrière les accès aux ascenseurs, non sans avoir tiré sur les anciens qui, profitant de la diversion, filaient vers les tribunes. Les hommes de Taglione arrivèrent sur ces entrefaites prenant à revers les hommes du Commandeur. Le combat fut bref, et au désavantage des kansikers, dont il ne resta bientôt que des corps inanimés entassés le long d'un mur.

— Je vais le tuer ! siffla Dengen déterminé en s'emparant d'une arme. Sa tunique portait des marques de brûlures attestant que les tirs ennemis n'étaient pas passés très loin.

— Et vous seriez mort avant d'avoir atteint le premier sas de ses appartements, dit Dongala en l'arrêtant.

— J'ai une meilleure idée, lâcha Christophorus, Moor ! Nous avons des informations fort intéressantes pour vous !

*

 Bien que fatigué, le supra Barandoué eut le réflexe de se dissimuler lorsqu'il entendit les pas dans le couloir. Un groupe d'hommes armés passa sans le voir. Tunique noire, volutes vertes et argent. Des hommes de l'Ordre interne. Soulagé que ce ne soit pas des kansikers, Barandoué se trouva ridicule, prêt à rejoindre ses services. Mais quelque chose l'arrêta de nouveau lorsqu'il se trouva à l'angle du couloir.

 Les hommes qu'il venait de voir passer, étaient en train de forcer l'entrée de son bureau. Réagissant instinctivement, il passa la première porte près de lui et entra discrètement le bureau voisin. La situation lui parut totalement absurde. Les bersikers n'avaient aucune raison d'agir de la sorte puisque le supra avait renouvelé son soutien à l'action de Moor et des anciens.

 Dans le doute, Barandoué décida de tester son dernier joujou, car il n'était pas simplement le supra responsable de la coordination avec les secteurs et de la communication, il était également un inventeur de génie, un informaticien prodigieux et un électronicien talentueux.

 Conscient de la fragilité du système informatique de la Doshbat, trop souvent sujet aux assauts des hackers, Barandoué avait mis au point un petit outil fort utile. Il s'agissait d'un processus de verrouillage des accès au serveur principal à partir d'un bracelet que le supra portait toujours au poignet. Les codes se modifiaient toutes les 3 secondes. Ceux qui voulaient s'emparer du système de communication de la cité n’avaient qu'une solution : s'emparer du bracelet, dont ils ignoraient l'existence pour le moment. Barandoué devait maintenant se mettre à l'abri, et s'il était certain d'une chose, c'est que Moor n'aurait jamais envoyé des hommes fracturer ses bureaux. Il devait rejoindre le laboratoire central au plus vite.

*

 Tout allait de travers. Jusqu'à présent, il était parvenu à respecter ses engagements envers tout le monde. Cependant, cette fois, il allait devoir choisir. Le Commandeur, après lui avoir donné personnellement des nouvelles de son fils Jonas, qui se battait aux côtés de ses compagnons dans la cité, lui avait demandé de remplacer Taddeus Moor dans l'exercice de ses fonctions. Il avait très bien compris que l'allusion à son fils était un moyen de lui faire comprendre qu'il n'avait pas le choix. Il devait obéir. Il devait arrêter Moor. Il devait l'arrêter sur le champ.

 Cependant maintenant que le supra de l'Ordre interne était devant lui et qu'il lui exposait la situation, il ne savait comment procéder. Il détestait l'idée de devoir céder à une menace implicite et suivre les ordres d'Openwall. Mais d'un autre côté, il ne pouvait pas abandonner son fils. Il n'était pas parvenu à joindre Jonas, ni son ami Solius. Le supra Brix Taglione se trouvait donc au pied du mur.

 Il se leva et fit signe à trois de ses hommes d'approcher. Moor était en pleine conversation avec Dengen au sujet des ytualanis. Taglione comptait l'isoler, ce qui ne lui poserait aucun problème, car son supérieur avait confiance en lui. C'est alors qu'un effleurement le fit sursauter. Il se retourna brusquement et ses yeux rencontrèrent ceux de Caléus Fincher.

—Vous ne devriez pas faire ça ! dit ce dernier en le fixant toujours avec intensité, vous le regretterez.

— Cessez ça immédiatement, Fincher ! Je vous avais prévenu !

 Moor s'était interposé avec vivacité pour briser le lien. Puis il interpella un infra du service médical pour qu'il fasse une injection au prisonnier. Il préférait l'avoir endormi qu'éveillé, finalement. Et ce malgré, ce que venait de lui révéler les anciens.

— Vous avez tort, supra Moor ! Cet homme est en train de vous trahir.

 La voix de Fincher trancha clairement dans le silence qui venait de tomber sur la pièce. Suspendant le geste de l'infra qui tenait le pistolet à injection, Moor regarda Taglione, intrigué. Ce dernier braqua alors son laser sur lui avec contrition.

— Je n'ai pas le choix, Moor ! Il détient mon fils !

— Nous avons toujours le choix, Brix ! Ne fais pas ça ! On va trouver une solution ! Et puis, que crois-tu ? Qu'il va te récompenser en te ramenant Jonas ? Il ne doit probablement pas savoir où il se trouve exactement ! C'est un leurre ! Il veut seulement créer la suspicion entre nous et briser notre cohésion ! Crois-tu vraiment que ma mort va changer grand-chose, va inverser le processus ? Regarde autour de toi, Brix ! Le Commandeur a demandé l'exécution du Haut-Conseil. Il veut le pouvoir unique. Tu ne seras qu'un valet, un pion à éliminer le moment venu !

— Je ne peux pas abandonner Jonas ! s'écria Taglione en raffermissant sa prise.

— Il faut gagner du temps, nous avons les moyens de le retrouver ! Nous allons faire croire à ma disparition et lancer tous nos hommes disponibles sur sa trace. Il sera retrouvé avant que le Commandeur ne comprenne le subterfuge.

— Pas sûr. Et puis, c'est prendre le risque de voir nos hommes abandonner notre camp, dit Dengen qui craignait de perdre son meilleur atout en la personne du supra Moor.

— Je sais ce que c'est de s'inquiéter pour ses enfants, Taglione, poursuivit l'ancien, mon fils a été lui-même victime du Commandeur. Nous allons retrouver Jonas, Taglione. Et le mettre à l'abri.

— Comment ? Il a tant de pouvoir ! Tant de partisans !

— Les rebelles d'Eleftheria et les ytualanis vous y aideront.

La voix qui venait de laisser tomber cette dernière affirmation ne contenait aucun doute. Toujours assis près du mur, Caléus Fincher dévisageait Moor et Taglione.

— Si mon disciple a bien fait son travail, ce dont je ne doute pas, les rebelles vous appuieront. Et ils sont bien mieux organisés que vous ne le pensez. Quant aux ytualanis, ils feront ce qui leur semble le mieux pour s'assurer des bases de négociations.

— Les ytualanis ? répéta incrédule Taglione.

— Oui, les ytualanis ! Ils sont prêts à nous aider !

 Un silence accablant accompagna cette réponse. Taddeus Moor se demandait s'il ne commettait pas une erreur en s'alliant à ses anciens adversaires et en décidant d'ouvrir la cité à l'ennemi juré des capolkaniens. Mais avait-il le choix ? Les menaces du Commandeur ne leur laissaient pas beaucoup d'opportunités pour parvenir à le renverser. Car même si grâce à Barandoué, ils conservaient le réseau de communication avec le reste de la cité, comme le supposait fort justement Taglione, Openwall avait de nombreux partisans, même parmi ses propres hommes à lui. De nombreuses victimes aussi, prises dans les filets de ses manigances.

— Et s'ils nous envahissent ? laissa tomber un jeune infras, perplexe.

— Ils ne le feront pas, car là n'est pas leur intérêt. Mais vous ne pouvez pas comprendre, ignorants de la vérité sur ces peuples qui ne cherchent que la paix, dit calmement Fincher en se redressant, ils ont de toute façon un avantage sur vous, car ils ont depuis fort longtemps le moyen de s'introduire dans Capolkan. Aujourd'hui est un grand jour pour eux comme pour vous. Aujourd'hui, ils ont enfin l'opportunité de faire cesser les tueries qui ravagent leurs peuples depuis si longtemps. Ils pourraient vous laisser vous entretuer. Or, ils vous proposent leur aide. Saisissez cette chance ! Vous n'aurez rien à craindre d'eux tant que vous respecterez vos promesses. Alors si j'ai un conseil, c'est simplement de bien réfléchir avant de leur en faire.

*

 Marcus Ward avait écouté d'une oreille l'échange dans le bureau principal du laboratoire sans y prendre part, même quand son supérieur avait été menacé. Pas qu'il se désintéresse de la survie du supra, mais dans le chaos ambiant, il n'avait plus qu'un objectif, un seul but, dont il aurait été incapable de dévier même sur ordre. Il devait retrouver Alma et pour ce faire, il lui fallait Eupraxius Magne. Et justement, il venait enfin de le repérer sur ses écrans et en informa l'ensemble du laboratoire en exultant ouvertement sans y prendre garde.

 Moor avait laissé son infra s'occuper de l'Élue, car il ne doutait pas une seconde que le tueur qui avait fait irruption dans la cellule d'observation avait été mandaté par le Commandeur. Le chef suprême de la cité posait ses pions de manière insidieuse, afin de faire éclater l'opposition et d'acculer ceux qui auraient encore la velléité de lui résister. Si récupérer l'Élue faisait partie des plans d'Openwall, alors cela faisait aussi partie de ceux de Moor. Et avec Marcus en chasseur, il ne doutait pas une seule seconde d'attraper la jeune fille avant le Commandeur. Eupraxius Magne, malgré toute sa ruse et sa force, n'avait aucune chance face à un homme amoureux.

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