Chapitre 3

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Dix-huit heures, heure du fatidique rendez-vous chez Sarah.

Mais quelle mouche m'a poussé à accepter ? Questionnement ridicule ; Jared est coupable, bien sûr. S'il ne m'avait pas forcé la main, je ne me dandinerais pas devant cette charmante maisonnette de quartier sans oser appuyer sur la sonnette.

Soudain, la porte s'ouvre à la volée. Mon sursaut n'a d'égal que ma stupeur à voir Cléandre dans l'embrasure. Et sans capuche de surcroît ! Il n'a même pas son éternel et ignoble pull. Un indicible sentiment de joie m'envahit ; j'ai eu raison d'y croire.

Bras croisé, un léger sourire sur les lèvres et les sourcils exagérément froncés, il m'observe.

– Mais qu'est-ce que tu fais là ?

– Sa... Sarah m'a invité, enfin, je me suis invité et... mais tu étais là ! Et je croyais que tu étais pas là !

Son expression change, d'adorables fossettes creusent ses joues tandis que son regard s'illumine. Je fonds !

– Mais bien entendu, c'est clair comme de l'eau de roche, tout ça. J'étais là, mais en fait tu ne m'as pas vu alors que tu étais là et tu croyais que j'étais pas là, mais si, j'étais là, c'est bien ça ?

Je ne fonds pas du tout, en fait, je me consume entre honte et humiliation. Pour tenter de garder la face, je me confonds en excuses avant de bredouiller des explications tout aussi peu claires. Je le vois réprimer un fou rire. Il glousse, détourne le regard, se mord même les lèvres.

D'un coup, je me sens mieux, je m'autorise à le dévisager sans aucune retenue. J'y décèle des détails auxquels je n'avais pas fait attention, en décembre. Des mèches de cheveux rouges parsèment sa chevelure blonde — je ne me l'explique pas comment elles ont pu m'échapper, ou bien ne les avait-il pas encore ? Presque imperceptible, une cicatrice court le long de sa mâchoire. Une seconde l'accompagne à l'arcade, toutes deux du côté gauche. Un peu comme celle de mon épaule récoltée lors d'une chute de vélo — une grosse égratignure qui a mis du temps à cicatriser. Enfin, à son oreille, une ribambelle de piercings accompagne mon scorpion. J'aimerais y voir un message...

– Pourquoi tu m'observes comme ça ?

Ma bouche s'assèche. Vite, trouver une excuse.

– Je ne pensais pas que tu garderais le scorpion.

– Tu as bien mis la licorne sur ta trousse. Pour le coup, je ne pensais pas que tu la garderais... un grand garçon comme toi avec une licorne arc-en-ciel.

Je me sens piqué au vif. Comment dois-je traduire ça ? « Je t'ai fait un faux cadeau et tu l'exhibes comme un abruti » ? Il mérite que je le provoque un peu :

– Bah oui, mais tu sais, moi, j'aime tout ce qui est arc-en-ciel, même si ça fait très gay.

Son sourire ne flétrit pas, mais la lueur amusée de ses yeux s'éteint, remplacée par une tristesse infinie. Je culpabilise aussitôt, bafouille des excuses sans trop savoir pourquoi, m'empêtre dans mes mots et finis par détourner les yeux.

Au moment où je songe à m'enfuir pour aller me terrer chez moi, il reprend la parole :

– Tout ça ne me dit pas ce que tu fais là, Nathéo. Je me souviens bien que Sarah t'a invité, mais sa fête est à 20 heures.

– Pardon ? Non, je suis sûr qu'elle m'a dit...

– Huit heures. Elle t'a dit huit heures. Pas dix-huit...

Je me disais bien que cette heure était étrange.

–... Aurais-tu été perturbé par quelque chose pendant qu'elle te parlait ?

J'ignore s'il me provoque encore, alors je préfère changer de sujet :

– Et toi ? Tu as changé d'avis pour la soirée ? Je me disais aussi que ne pas venir à l'anniversaire de sa petite amie, c'est bizarre.

– Détrompe-toi, je ne viens pas, je lui apportais juste des paquets de chips ; elle a oublié d'en acheter. Ses parents sont absents, j'ai une voiture, donc voilà...

– Ha, dommage...

Sa langue humecte ses lèvres, ses yeux me caressent sans rien laisser transparaître

– On se connaît à peine, c'est étrange que tu trouves ça dommage.

– Pour faire connaissance, lui réponds-je du tac au tac, c'est plus facile pendant une fête que dans l'amphithéâtre.

Il ouvre la bouche, puis la referme sans rien répondre. Je donnerais cher pour découvrir pourquoi sa bouche se tord en ce moment, pourquoi ses cils battent trop vite, pourquoi ses yeux brillent soudain. Pourquoi son expression assurée et moqueuse laisse place à une insondable détresse.

Dents serrées, il me lâche qu'il ne veut surtout pas faire connaissance avec moi. En douceur, il ouvre la porte, crie à sa petite amie que j'attends dehors avant de filer sans demander son reste.

Alors, je reste planté là, à me balancer d'un pied sur l'autre sans savoir quoi faire. D'autant que Sarah ne semble pas décidée à venir m'accueillir. Au bout de quelques minutes, je me permets de sonner. Cette fois, si elle ne vient pas, je compte bien imiter Cléandre et détaler.

Des claquements de semelles font voler mes plans en éclat. La voilà. Sitôt qu'elle m'aperçoit, ses joues se teintent de rouge, elle s'excuse de ne pas être présentable. Comme si un jogging et une couette hâtive pouvaient altérer sa beauté...

J'ai à peine le temps de réagir qu'elle m'entraîne dans son salon. Sa fête est loin, très loin d'être prête. Des guirlandes en papier crépons traînent au sol, les paquets de chips sont entassés sur la banquette et une dizaine de briques de jus de fruits et deux bouteilles de rhum attendent que quelqu'un daigne s'occuper d'elles. Je me propose aussitôt de préparer du punch. Un sourire éblouissant illumine le visage de Sarah.

Pendant qu'elle achève d'installer la nappe, elle m'explique que ses parents assistent à un spectacle et ne rentreront pas avant deux heures, heure à laquelle il faudra vider les lieux. Ses parents se montreront intraitables, personne ne dormira chez eux. Surtout pas des garçons. Que leur fille fête ses dix-neuf ans les laisse apparemment de marbre.

Les préparatifs finis, elle m'entraîne à l'étage, dans une chambre jonchée de cartons à moitié vidés. Elle s'effeuille avec un regard coquin, gagne son armoire d'un pas chaloupé. Mon corps s'échauffe, ma gorge s'assèche. Un pas dans sa direction et je m'arrête. J'imagine soudain Cléandre dans cette même pièce, avec elle. Leurs deux corps nus sur ce lit double.

Une vilaine jalousie naît dans mes entrailles, une jalousie perturbante ; j'ignore lequel des deux la provoque ! Moi ? Indécis ? Si peu. Il me suffit d'un regard vers Sarah pour tout oublier. Époustouflante Sarah, dans une robe rouge à pois blancs. Le tissu, fluide, vole lorsqu'elle effectue un tour sur elle-même, désireuse de connaître mon avis. Puis vient ce moment béni où elle relève ses cheveux avec délicatesse, me présente son dos. Mes doigts un peu tremblants boutonnent le vêtement, en profitent pour caresser la peau veloutée, remontent jusqu'à ses épaules. Sarah soupire, s'appuie contre moi, puis me chuchote que peut-être, dans la soirée, nous ferons ensemble les gestes inverses.

Je déglutis avec peine tandis qu'une envie soudaine de l'embrasser me prend. En douceur, mes mains la font pivoter face à moi. Ses bras crochètent ma taille, nos lèvres se rapprochent. Je sens son souffle sur ma bouche... et mon cerveau atrophié décide de tout gâcher.

– Et Cléandre ?

Je me giflerais. Elle écarquille les yeux avant de pencher la tête de côté. Elle me semble sincèrement surprise.

– Cléandre ? Mais qu'est-ce qu'il vient faire là-dedans ?

– Tu es en couple avec lui.

– Nous sommes un couple libre, je pensais que tu l'avais compris !

D'un geste sec, elle se dégage de mon étreinte. Sa jolie bouche se pince, ses bras se croisent devant sa poitrine.

– Je...

– Je ne flirterais pas devant lui si ça le dérangeait, ravie de voir que tu me prends pour ce genre de filles.

Bravo, Nathéo, tu viens de la vexer sans aucune raison valable. Vite, trouver un autre sujet avant qu'elle ne me fiche à la porte.

– Non, bien sûr que non, je suis juste très lent à la détente, pardon. Et sinon...

Mon menton pointe ses cartons.

– Vous venez d'emménager ?

– Oui, pourquoi ?

Elle plante ses yeux dans les miens, un sourire naissant quoique méfiant sur les lèvres.

– Pourquoi tu n'as pas emménagé avec Cléandre ?

– Je vais finir par croire que tu es amoureux de lui, ricane-t-elle.

Je m'en défends aussitôt, lui prends la main. Enfin, j'ai l'occasion dont je rêve depuis septembre — si l'on omet celle manquée à la fête du Nouvel An — de lui déclarer ma flamme ! Je lui épargne le genou à terre, ce serait un brin ringard tout de même, porte ses doigts à mes lèvres, y dépose un doux baiser. Son sourire s'élargit.

– Un baiser plutôt qu'un long discours, exige-t-elle.

¤ ¤ ¤

Nous passons la soirée collés l'un à l'autre, à la grande surprise des autres invités. Plusieurs fois, ils nous demandent si nous sommes ensemble, si elle a enfin quitté Cléandre. La formulation m'interpelle et lorsqu'un couple lesbien de son lycée hurle presque de joie à l'idée que la prochaine étape soit la rupture, je ne peux que tenter de satisfaire ma curiosité : je les inonde de questions.

Aucune équivoque dans les réponses : Cléandre est le pire des connards qui soit. Le genre à ne prêter aucune attention à sa copine, à la planter pour tout et n'importe quoi, à fuir son anniversaire juste pour éviter des personnes LGBT. De son côté, Sarah s'insurge : ils ne le connaissent pas comme elle le connaît. Il est sensible, peut se montrer drôle, la tendresse le déstabilise et il n'aime pas les contacts, c'est tout.

À propos du sujet qui me préoccupe le plus, elle ne pipe pas un mot. La soirée se poursuit, les jeux se succèdent, les saladiers de punch se vident. Je n'oublie pas, ça me taraude de plus en plus. À présent, je ne peux plus du tout me sortir Cléandre de la tête, je n'arrive même plus à embrasser Sarah.

Cependant, hors de question de l'avouer. Je mets ça sur le compte de l'alcool. C'est crédible, je ne suis pas loin d'être complètement imbibé. Elle aussi, d'ailleurs.

Déjà, les parents de Sarah reviennent. Les invités détalent, ne restent bientôt que Sarah, son père, sa mère et moi. Ils s'étonnent de l'absence de Cléandre, ce « si gentil garçon », ils l'encouragent à l'inviter dès que je serai parti, ou à aller le rejoindre, comme elle préfère. Eux qui refusent que ses simples amis garçons dorment dans leur maison ; c'est à n'y rien comprendre, néanmoins, je n'interviens pas, je me fais même tout petit. Je ne loupe pas un mot de ce qu'ils racontent.

Le pauvre Cléandre ce n'est pas de sa faute s'il a horreur de la foule et puis, il doit se morfondre, seul dans son coin alors que sa petite amie s'amuse, entourée de tous ses amis.

Je commence à me dire que j'ai vraiment abusé du punch, ce soir : le discours des parents s'avère l'exact contraire de celui des invités.

Je suis perdu. Intrigué. Dévoré de curiosité. Mais qui est Cléandre, à la fin ? Que cache-t-il ?

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