L'épouvante sur mesure - 2

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Comment ça ? Je suis séquestrée ? Par ce vieillard ? Non, je ne dois pas le prendre à la légère, il faut vraiment que j’intègre cette idée.

Décidée, je me lève de la chaise, la faisant chuter dans mon élan, et m’avance vers la porte. Mes talons hauts claquent sur le sol que j’imagine carrelé et tente de pousser la porte, puis de la tirer, et même de le faire coulisser d’un côté et de l’autre.

« C’est une blague ? Vous me retenez ?

— Non.

— Alors quoi ?

— Vous êtes la seule responsable.

— Responsable, je le suis : directrice et leader de mon secteur, diplômée et major de promo de la meilleure école, mère et femme.

— Tout est en ordre ?

— Oui. Sauf en ce moment. Je suis là, avec vous, ce… cet épouvanteur… Franchement, vous n’avez pas de nom ?

— Non. C’est important ?

— Ah ! Vous voilà raisonnable ! Vous savez ce qui est important ? C’est de me faire sortir d’ici.

— Alors pourquoi tentez-vous d’échapper à mes questions ?

— Pardon ?

— Eh bien… Vous me demandez la raison de votre présence. Je vous ai soufflé les questions dont vous aviez besoin. Mais votre vanité l’emporte sur la vérité et vous voilà piégée.

— Non mais de quel droit osez-vous me juger ?

— Je suis un épouvanteur, je ne juge pas. Je ne connais que les questions menant aux réponses.

— Hors de question que j’entre dans votre jeu.

— Un jeu ?

— Votre truc d’épouvanteur là… »

Il me laisse dans le silence.

« Pourquoi ne rétorquez-vous pas ?

— Je n’ai pas de truc. Je ne peux être que ce que je suis.

— D’accord. C’est quoi un épouvanteur ? »

Il a enfin l’air satisfait. Si j’ai cru prendre le contrôle à notre rencontre, j’ai été bien prétentieuse. Depuis le début, il me jaugeait, ni plus ni moins. Il a eu la patience d’attendre que je lui réponde. Pas de mesquinerie, pas d’usurpation. Tel un enfant qui attend qu’on l’aide à faire ses devoirs.

« Un délégué de la peur. Nous l’appelons, nous lui donnons la vie.

— Parce qu’il s’agit d’un être vivant ?

— En quelque-sorte.

— Et vous voulez la faire naître en moi ?

— Elle aurait déjà dû naître. Mais vous refusez de la laisser sortir, vous continuez de la porter.

— Comme une enfant ?

— Vous voilà de nouveau lucide. »

Bingo. Mes rapports avec les hiérarchies ont toujours été compliqués, mais enfin je comprends l’attitude d’un être ayant de l’humilité. Même si celui-ci m’a toujours semblé faible, il est clair que brosser dans le sens du poil un supérieur permet d’avancer. Mes méthodes sont différentes, mais du moment qu’elle me permet de sortir de là…

Voilà qu’il fronce de nouveau les sourcils.

« Quoi ?

— Rien.

— Dites ! Quelque-chose vous dérange, je le vois bien maintenant que vous n’avez plus votre chapeau ! »

Il se tâte la tête de ses deux mains, a l’air surpris de ne rien porter. Ses coudes retombent ensuite sur les accoudoirs de son fauteuil.

« Vous l’auriez su avant si vous ne vous en étiez pas tenue à mes yeux.

— Vous voilà méprisant !

— Avez-vous toujours été aussi hautaine ? »

Mon sang ne fait qu’un tour, mais je garde le contrôle.

« Que voulez-vous dire ?

— Votre mesquinerie, celle qui vous empêche de voir. Vous l’avez toujours eu ?

— Au moment même où j’ai nourri mes ambitions.

— De quand datent-elles ?

— De ma première ascension de l’échelle. Vous ne pouvez imaginer le frisson que j’ai pu ressentir. »

Attends un peu… Est-il en train de me guider, comme il me l’a signalé ? Le frisson de sa main… L’a-t-il provoqué ? Suis-je en plein délire ? Comment lui faire confiance ?

« Admettons que je vous croie. Que j’avale tout ce que vous me dites depuis le début. Si je trouve la fameuse réponse, je sortirai ?

— Oui.

— Vous me l’assurez ?

— À moins que vous ne succombiez à votre peur. »

Face à un nouvel objectif, je tente de faire fi de sa dernière remarque qui rebondit pourtant dans ma tête. Si, en plus de croire à cette dimension surnaturelle, je dois ajouter un enjeu vital, je ne suis pas certaine d’en ressortir saine.

« Bien, reprenons notre discussion alors.

— Où en étions-nous ?

— À la nature de mes ambitions.

— N’était-ce pas plutôt à leur commencement ?

— Si vous vous… »

Ne pas le brusquer, ne pas s’écarter des sentiers battus, oublier ma fierté… Lâcher prise.

« Vous pensez qu’elles ont eu une suite ?

— N’est-ce pas le cas ?

— Pour gravir les échellons, si. Evidemment.

— À quel point ont-elles grandi ?

— Suffisamment pour devenir aussi importante que l’air que je respire.

— Êtes-vous droguée ?

— Rien d’illicite. Mais le succès me satisfait plus que tout.

— Quelle est votre définition du succès ?

— La réussite.

— Quelle est votre définition de la réussite ?

— C’est un secret.

— Donc le secret erre.

— Ne recommencez pas avec vos jeux de mots. Vous voyez, vous jouez.

— Je ne joue pas, je suis un épouvanteur.

— Le secret erre… Le secret erre… Parce qu’il s’est perdu ?

— Un secret a une voie ?

— J’aurais perdu mes ambitions ?

— Ils sont sur le même quai ?

— Gare à vous… »

Je ne termine pas ma phrase. Il m’a envoûtée avec son discours.

« Êtes-vous sûre de vous ?

— Non. Je suis… Tiens, je vais tenter de me définir à votre façon. »

Je l’observe de nouveau, mon regard concentré sur ses mains si légères et puissantes. Maintenant que j’ai retrouvé mon calme, je me souviens de son toucher, de la manière dont ses doigts ont parcouru son crâne. Ils m’ont l’air d’être d’une habileté redoutable, comme son usage des mots.

« Vous êtes un épouvanteur car vous êtes, en gros, une sage-femme de la peur. De mon côté, j’ai su faire naître une seule chose à la perfection : mon succès. Je suis donc une réussite.

— Et votre secret ?

— Il n’en est que le fruit. Ma progéniture.

— Vous êtes donc maman deux fois.

— Ne comparons pas ce qui n’est pas comparable. Ma fille, elle n’est pas un succès, elle est une partie de mon mari et de moi.

— Pourquoi tremblez-vous ?

— Je… Ils font partie des sacrifices.

— Est-ce votre secret ? »

Je préfère ne pas répondre immédiatement. Je réfléchis bien à mes mots, à la façon dont je vais tourner ma phrase.

« Pas le plus gros.

— Parce que pas assez en chair ?

— Parce que trop éloigné de mon travail. Au travail, seul le travail compte. Celui de mes associés, celui de ma secrétaire. À la maison, seule la famille compte. Attendez… Ma secrétaire ?

— Oui ?

— Vous aviez deviné ?

— Je ne devine rien, je sais simplement.

— Vous connaissiez mon secret et vous amusiez avec depuis tout à l’heure ?

— Je ne connais que les questions, pas les réponses. »

Je me relève de ma chaise, passe ma main dans mes cheveux, bloque sur un nœud, la retire nerveusement. Mes talons résonnent dans la pièce, en long en large. Plus je multiplie mes allers et retours, plus j’ai l’impression que les murs se rapprochent. Même les claquements de mes talons sont de plus en plus étouffés.

« Oui ! Oui, mon secret c’est ma secrétaire.

— Est-ce une honte ?

— Elle est parfaite.

— Et vous ?

— Je le suis, parce que je travaille. Elle, elle l’est simplement.

— Êtes-vous jalouse ?

— Contrainte de l’être.

— Irresponsable ?

— Impossible.

— Quelle est cette lueur dans vos yeux ?

— Du dégoût ?

— Je ne sais pas.

— Vous êtes répugnant !

— Je suis un épouvanteur. »

On se calme, on se calme.

« Elle… Elle sait tout. En tant que directrice, je me dois de m’attribuer son travail, il est parfait. Si je suis valorisée, alors elle l’est aussi. Et je n’ai pas fini de gravir les échelons.

— Quelle est la prochaine étape ?

— Dominer le monde ?

— Quels sacrifices ferez-vous pour l’atteindre ? »

Le visage de ma fille m’apparaît. Toute son innocence, ses rires et ses yeux en amande lorsqu’elle sourit. Je la revois grandir, apprendre et m’admirer. Alors même que je suis peu présente. J’ai déjà sacrifié ma vie de couple, continuant de travailler à point d’heure alors que la petite est couchée. Serais-je capable de franchir cet ultime sacrifice ?

« Son talent.

— De qui ?

— Celui de ma secrétaire. Son talent. Je me l’attribuerai jusqu’à la moelle.

— Et vous serez capable de le reproduire ?

— Sûrement pas.

— Pensez-vous qu’elle le vit bien ?

— Je doute qu’une secrétaire puisse être si malheureuse alors que je passe mon temps à valoriser son travail devant mes collaborateurs.

— Ah ?

— Mon mari l’a mentionné… »

Mon cœur fait un bond. Encore une fois, j’en ai le souffle coupé. Je réalise soudain qu’il m’a parlé de ma secrétaire. Que m’a-t-il dit à son propos ?

« Il me disait… Que je la maltraitais… Qu’elle méritait mieux… Mais…

— Mais ?

— Comment peut-il être au courant ?

— Je ne sais pas.

— Oui, oui, j’ai bien compris. »

Mes pensées filent à toute vitesse, s’enchaînant, de maillon en maillon, devenant une unité.

« Je vais perdre ma famille. »

Les yeux de l’épouvanteur s’écarquillent.

« Ne bougez pas ! »

Mon cœur s’emballe, je me trouve soudainement essoufflée. Une douleur enserre ma poitrine, me soulève l’estomac et je perds tout point de repère.

« Elle arrive ! »

Il s’approche de moi, doucement, relevant ses manches avec prudence, dévoilant ses bras à l’image de ses mains, qu’il pose sur mes épaules après les avoir gantés. J’aimerais qu’il me rassure. J’aimerais qu’il me dise qu’il s’agit d’un mensonge, d’une histoire que j’ai imaginée alors que j’étais en proie à la fatigue. Mais il reste muet. Il est complètement absorbé par sa tâche. Je sens ses mains glisser le long de mes clavicules alors que mes yeux s’humidifient, s’emplissent de larmes. J’avais oublié cette sensation. Je n’ai pleuré ni le jour de mon mariage, ni le jour de la naissance de ma fille. Je déteste sentir mes yeux brûler. Je ne veux pas croire que cela m’arrive maintenant. J’ai tout fait pour mériter son attention et elle s’est détournée si facilement ? Je ne veux pas finir seule, je ne veux pas qu’ils m’abandonnent.

L’épouvanteur fait remonter ses mains autour de ma mâchoire, se décale sur le côté, alors que de forts relents me soulèvent la poitrine. J’ai la nausée. Plus que la nausée. Voilà que je sens remonter un liquide le long de l’œsophage, lequel forme une boule qui se refuse à sortir et qui manque de m’étouffer une fois remonté dans la bouche. Un goût étrange, mêlant âpreté, amertume et acidité m'oblige à régurgiter. Toujours silencieux, l’épouvanteur attrape dans sa main ce qui en sort : une masse visqueuse et transparente, qu’il me présente avec son large sourire. Il la porte d’une manière bien particulière, comme si cet amas de glue avait un sens.

« Comme elle est magnifique ! Vous me demandiez ce qu'est être épouvanteur... Voilà : je leur donne la vie, à ces peurs... Merci pour cette petite. »

Comment quelque-chose d’aussi horrible peut-il venir de moi ? C’est terrible.

J’ai peur. Me prépare à nouveau à régurgiter.

« Quelle chance ! Des jumelles ! »

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