Chapitre 6.

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Mère attrape précieusement la chaussure et nous la tend. Javotte l'arrache précipitamment et s'empresse de l'essayer. La scène est comique : ma sœur pousse des hurlements en tentant en vain d'enfiler la pantoufle. Son énorme pied se tord dans la chaussure et, fière d'elle, elle annonce qu'elle va pouvoir épouser Henri.

Apparemment, Jacob passe tout de même après la gloire et la richesse. J'interroge Javotte du regard. Elle passe près de moi et me souffle malicieusement à l'oreille :

— Tu sais, un accident est si vite arrivé... Ce serait dommage que Henri doive léguer sa fortune à sa pauvre veuve de femme.

Je le regarde, interloquée. Est-ce une blague ? De mauvais gout, vu ce que l'on raconte sur notre mère.

— Voilà ! s'exclame triomphalement Cécilia. Javotte était trop timide, elle n'a pas osée dire son véritable nom au prince.

Javotte opine fièrement du chef. Je baisse les yeux sur son pied. Celui est confiné dans la minuscule pantoufle. Il est bien trop rouge pour que cela ne soit normal. Et ce qui devait arriver arriva...

Le pied de Javotte jailli de la chaussure, et la délicate pantoufle de vair vole dans la pièce. Paniqué, le messager se précipite pour la rattraper et le précieux objet atterrit de justesse entre ses mains.

Mère souffle de mécontentement.

— Cette chaussure est bien trop petite pour elle depuis longtemps. Javotte avait insisté pour les porter tout de même au bal, mais elles lui faisaient trop mal, elle a dû rentrer avant minuit.

Le messager la regarde d'un air peu convaincu.

— C'est vrai, intervint Javotte d'une voix écervelée. Qu'est-ce que je peux être sotte !

— Bon, je n'ai pas tout mon temps. On passe à l'autre jeune fille.

C'est à moi. Puisque Javotte à échouer, je dois enfiler cette maudite pantoufle. Ce n'est même plus une question d'amour, c'est juste mon devoir.

Je me souviens de la première fois ou j'ai vu le prince. J'étais très jeune, c'était peu après la mort du père de Cendrillon. Pendant que le jeune fille préparait le repas, Mère nous avait emmenées, Javotte et moi, au défilé de la famille royal. Elle nous avait montré Henri. "Vous voyez ce garçon ? Un jour, il sera à une de vous, je vous le promets." Là-bas, j'avais récupéré une image du prince qu'une demoiselle avait fait tomber. Je l'ai gardée des années, caché dans mon placard. Chaque année, j'essayais d'en trouver une nouvelle et je suivais de loin mon prince. Je l'ai vu grandir, s'embellir et ressembler chaque fois un peu plus à un véritable roi.

Tandis que lui ne me connait même pas.

Je peux changer ça. J'ai échoué, je le sais. Cependant, cette foi-ci, personne ne viendra voler ma place. Je me le promets. J'attrape la chaussure.

— Peut-être sera-t-il plus simple avec la deuxième pantoufle ? demande une voix malicieuse derrière moi.

Mère sursaute, et nous nous retournons tous. Cendrillon, la deuxième chaussure de vair à la main, nous sourit. Je reste sans voix.

— Où... Où as-tu trouvé ça ? bégaie Javotte.

— Colombe de Serene pour vous servir.

Cendrillon... Colombe !

Je me souviens maintenant, avant que nous lui trouvions ce surnom, la jeune fille se nommait Colombe. Mais même avant cela, je n'avais pas l'habitude de l'appeler ainsi. Apparemment, Cendrillon n'était pas allé se faire recenser à l'âge de seize ans comme les autres.

Le messager prend délicatement la pantoufle et la passe sans le moindre mal au pied de Cendrillon. Il se relève doucement et s'incline devant la demoiselle.

— La princesse est de retour...

— Mais voyons, s'exclame Mère d'un ton autoritaire. Ne racontez pas n'importe quoi ! Comment le prince Henri aurait pu tomber amoureux de cette petite sotte doublée d'une menteuse ?

Le nom de Cendrillon ne peut décemment pas être associé à une princesse. Ce n'est qu'une horrible manipulatrice, préparant chaque jour un nouveau coup pour me nuire ! Elle cherche donc vraiment à me gâcher la vie. J'avais accepté le fait qu'elle m'ait volé ma ceinture. La colonie de rats, passait encore. Même ses chants affreux à longueur de journée, je pouvais l'accepter ! Mais là, Cendrillon dépasse vraiment les bornes.

Jamais une telle personne ne pourra apporter le bonheur à Henri. Il ne sait pas dans quoi il s'engage, c'est mon devoir de le sauver même s'il ne me connait pas. Seulement, reste à trouver comment faire. Je ne suis même pas capable de me protéger de cette folle, comment pourrais-je aider mon prince ?

— Henri attend impatiemment le retour de sa princesse, explique le messager du prince. Si vous alliez chercher vos affaires ?

— Je n'ai rien à prendre. Je préfère laisser le peu que je possède derrière moi.

L'homme a l'air surpris, mais acquiesce.

— Alors en route. Suivez-moi.

Cendrillon se dirige à la suite de l'homme vers la cour. Javotte, Mère et moi les suivons, encore interloquées et bien décidées à empêcher la jeune fille de partir. Qui repassera mes robes sinon ? Pendant que le messager selle son cheval, le regard de Cendrillon croise le mien. Elle s'approche doucement de moi et me prend les mains.

Ce contact me fait frissonner.

— Anastasie, commence la douce Colombe. Je m'en vais. Je veux que tu saches que... Je n'ai jamais voulu de tout ça. Les sentiments ne se contrôlent pas, je n'avais pas prévu que Henri puisse m'aimer.

Mes yeux s'écarquillent d'étonnement. Elle ne pensait pas pouvoir être aimée ? Elle, la belle, douce et gracieuse Cendrillon ? Les larmes coulent lentement. Je lève la tête vers son regard bleu.

— Non, c'est moi qui suis désolé. Je ne sais pas, je... je crois qu'au fond de moi, je t'ai toujours enviée. Je t'ai traitée de la pire des manières, je sanglote. Simplement car je ne me sentais pas bien, j'ai tout fait pour que tu ressentes la même chose.

Je sens un poids s'enlever de mes épaules. Je pleure, mais ça fait du bien. Tous mes trop-pleins d'émotions s'écoulent.

Le messager fait signe à Cendrillon pour partir.

— Je dois y aller, ma sœur, murmure précipitamment la jeune fille en serrant plus fort mes mains. Nous nous reverrons.

Je ne mérite pas son pardon, mais désormais, je ferrais tout pour être à sa hauteur. J'essuie mes larmes d'un geste de la main et Cendrillon monte sur le cheval blanc, en route vers son destin.

— Non, s'écrie Mère d'un ton autoritaire. Vous ne pouvez pas partir !

Je la regarde d'un air las.

— C'est bon. Elle n'est plus là. C'est fini…

J'avais toujours espéré qu'un jour Cendrillon quitte notre manoir. Ainsi, je n'aurai plus eu à voir chaque jour ce modèle de perfection, me rappelant mes innombrables défauts. Aujourd'hui, je ne ressens qu'un vide immense. Comment une personne n'ayant jamais logé dans votre cœur pouvait y laisser un aussi grand manque ?

Je regarde Cendrillon disparaitre. Après cela, je reste un long moment ici, le regard dans le vide.

Je ne comprends plus rien à mes émotions.

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