Chapitre XVII : De la folie

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 Jamais Clématite n'avait vu une abeille voler si vite. Il faut dire qu'elle n'avait jamais monté une abeille sauvage et à cru. Elle commençait à se demander si elle avait eu une bonne idée. Cette ouvrière se démenait pour déloger son passager importun. Clématite effleura ses flancs avec ses talons, pour tester sa réactivité. L'animal se retourna en l'air. Clem serra les dents. Elle s'étendit au maximum et saisit une mandibule, qu'elle tira le plus fort possible. L'abeille, sans pouvoir s'y opposer, vira à 180° et fonça en direction du bâtiment.

  • Non !

 Paniquée, Clématite se recula sur l'abdomen, déséquilibrant sa monture qui partit vers le haut. Enfin, elle redescendit et son vol s'aplatit et se calma. Clématite s'allongea sur le thorax soyeux et caressa le pelage brun.

  • C'est bien ma belle, c'est bien, chuchota la Myrmidone avec tendresse.

  Sa main glissa vers le bas le long du flanc. L’abeille vira du même côté. Surprise, la jeune femme retenta le coup sur l'autre flanc et la trajectoire du curieux tandem reprit son axe initial.

  • J'ai compris ! hurla-t-elle en plein ciel.

 Étourdie de bonheur, elle effectua quelques cabrioles sous le soleil. Rien ne la comblait autant que de chevaucher ces maîtresses des airs. Enfin, elle laissa l'insecte décider de sa trajectoire.

  • Vas-y ma jolie, montre-moi où est ta maison.

 Elle descendit plus encore, longea le mur de la maison et se glissa sous une tuile où les accueillirent les sentinelles de la ruche. La cavalière savait qu'elle devait se faire toute petite pour qu'elles ne la repèrent pas comme étrangère, ce qui déclencherait l'alarme. Dès que son amie d'une minute se fut posée, elle sauta sur les rayonnages de cire. Elle courut dans les travées, prenant bien garde à ne toucher aucune alvéole. Entre deux murs, elle trouva une faille où elle se faufila. Elle rampa dans la fente d'une poutre de bois. Elle aurait du mal à faire passer les deux autres dans ce conduit. Le bourdonnement du nid s'éteignit peu à peu, en même temps que le jour apparaissait à l'autre bout. Sa tête émergea, elle se faufila hors du tunnel, se redressa et contempla le spectacle du grenier Méga devant ses yeux.

 Les immenses fenêtres projetaient de larges plages de lumière sur le plancher de bois clair qui exhalait une odeur douce. Des poutres comme celles sur laquelle elle se tenait collée traversaient le plafond et terminaient contre des murs blancs, ou qui l'avaient été. Des milliers de petits grains de poussière voltigeaient dans les raies de lumière. L'un d'eux éclairait largement un lit poussiéreux et un tapis coloré. Elle tenta de se représenter l'endroit tel que Mauve le lui avait décrit. Elle sentit l'excitation monter à l'idée de retrouver sa sœur. Jamais elle ne l’avait autant ressentie.

  • Mur de gauche...

 Mauve avait-elle donc vu où elle avait été enfermée, mais de quel côté ? Les fenêtres montraient le jardin, donc... Elle plaqua contre le bois, dos aux fenêtres.

  • La gauche.

 Elle se retourna. Le mur indiqué présentait une minuscule ouverture. Mais avant tout, elle devait trouver un moyen de faire entrer les autres. Elle courut le long d'une veine du bois en direction de la fenêtre. Elle tira de son sac à dos une corde de soie, y attacha un aiguillon de ronce et planta ce dernier dans le plâtre, puis débobina le fil et se laissa glisser jusqu'à la fenêtre. Elle envoya une secousse le long du fil pour le récupérer, puis se retourna et aperçut les deux Myrmidons de l'autre côté de la vitre. Elle frappa pour attirer leur attention.

  • Mauvaise herbe de vitre !

 Impossible de communiquer. Elle inspecta les contours de la vitre, sans trouver une issue. La poignée était mille fois trop haute et trop lourde pour qu'elle envisage même de l'ébranler. Soudain, elle perçut un long grincement venant de la porte. La Myrmidone se retourna vivement et se figea. Un Méga venait d'ouvrir la porte. La terreur qu'elle éprouvait depuis toujours à la vue de ces animaux géants le reprit. Elle pâlit, fouilla désespérément les environs du regard à la recherche d'une cachette. Il approchait. Elle se jeta, en désespoir de cause, sous les plis d'un épais rideau rouge. Elle se blottit dans l'épaisseur du tissu et pria toutes les puissances de la forêt qu'il ne la découvre pas, que ses deux amis aient le temps de se cacher et qu'il n'écrase personne par inadvertance. Elle se força à rester immobile malgré la panique, persuadée qu'il entendrait sa respiration sifflante. Le Méga, un mâle visiblement, se pencha vers la fenêtre.

Non, non, s'il vous plaît, non, non, non...

 Elle entendit un déclic, un grommellement infiniment grave, puis un courant d'air frais l'effleura, faisant trembloter le tissu rouge autour d'elle. Elle se recroquevilla, terrifiée par ce qu'elle croyait être la main de l'effrayante créature. Le silence dura, dura encore. Finalement, un craquement retentit, puis le bruit de pas lourds qui s'éloignaient. Elle resta figée, le souffle court, alors que le silence retombait dans le clair grenier. Elle ouvrit les yeux et repoussa prudemment les plis du rideau sur sa tête. La pièce était vide. Un soulagement infini l'envahit. Elle se redressa, le tissu rouge tomba sur ses chevilles. Personne. En levant les yeux, elle comprit soudain ce que le Méga était venu faire là. Il avait ouvert la fenêtre ! Tout redevenait possible ! Elle débobinait son fil quand un mouvement la fit se retourner. Une araignée, passée par la mince ouverture, agitait des pattes préoccupées vers elle. Clématite la reconnut immédiatement.

  • Amitié !

 Elle s'approcha de l'arachnéenne créature avec confiance. Amitié reposa ses pattes, interrompant ainsi la manœuvre d'intimidation. Clématite grimpa, retrouvant le contact de son dos soyeux.

  • Tu vois le ciel là-haut, ma belle ? C'est là que je veux que tu m'emmènes.

 Elle montrait l'ouverture de la fenêtre. D'une main experte, elle dirigea la bestiole pour qu'elle escalade le bois. Amitié la déposa sur le faîte, en équilibre entre l'intérieur et l'extérieur. Ce qui paraissait une étroite languette à un Méga lui semblait aussi confortable qu'une large avenue. Elle se pencha vers le rebord où l'attendaient ses amis, les aperçut en contrebas et les héla en faisant de grands gestes. Millepertuis la repéra le premier. Elle poussa de toutes ses forces l'araignée, qui glissa dans le vide au ralenti, déroulant pour retenir sa chute un long fil. Les deux Myrmidons, comprenant son intention, se saisirent du câble à l'extrême finesse et le coupèrent, laissant l'aranéide suivre son chemin. Le Guide, entraîné à grimper à la corde, arriva facilement près d'elle.

  • Bravo, Clem ! C'était une performance ! Superbe, je ne pensais pas qu'il était possible de voler si facilement... Je veux que tu m'apprennes, tu entends ? Tu as pu échapper au Méga ?
  • Oui, je me suis cachée sous le rideau...Discrète comme tu me connais ! Il ne vous a pas vus ?
  • Je ne crois pas. Bon sang, c'était une folie, mais une folie admirable !
  • Et Mimi ?
  • Il galère, constata le Guide Colonbois. Aidons-le un peu.

 Les deux amis hissèrent de concert le porteur Noïteren jusqu'à leur étroite plate-forme. Il s'y étala en soufflant comme un scarabée rhinocéros.

  • Tu es complètement folle, ma parole ! Mais une fois de plus, tu avais raison.
  • J'ai toujours raison, déclama Clématite en bombant le torse, suivi d'un éclat de rire général.

 Les trois voyageurs se laissèrent glisser le long de la corde pure soie d’Épeire de Clématite et atteignirent sans encombre le sol. Leur but ne se trouvait plus qu'à quelques pas d'eux. Le savoir regonfla le moral de leur petite équipe. Cerfeuil se retourna vers son amie.

  • Où as-tu dis qu'elle se trouvait ?
  • Mur de gauche. Il y a une petite ouverture, en bas, on pourrait commencer par là...
  • Je suis d'accord.
  • Allons-y !

 Ils marchèrent longtemps sur le plancher, en l'absence de moyen de transport approprié. Son odeur claire montait vers eux. Clématite ferma les yeux et savoura l'instant. Elle marchait vers sa sœur, aux côtés de deux de ses meilleurs amis. Bien sûr, il manquait Coquelicot et Camomille, mais elle se promettait de leur raconter dans les moindres détails tout ce qui lui arriverait. Coquelicot lui manquait terriblement. Elle se secoua la tête pour chasser cette idée. Seule Mauve comptait. Elle cogna le mur autour du trou pour s'assurer de sa solidité, puis voulut entrer. Millepertuis la retint par le bras.

  • Clem, excuse-moi mais ce n'est pas prudent. Vraiment pas. Tu te souviens de ce qu'a dit Mex ? C'est une secte qui vit là. Entrer comme ça leur donnerait certainement l'alerte. On ne peut pas faire ça. Qu'est-ce qu'elle t'a dit exactement ?

Clématite tira de sa poche le court message.

  • Viens avant 14 oct. Danger.
  • Donc c'est dangereux. Il nous faut un plan.
  • Elle est sans doute retenue dans un genre de cellule, donc il y a une clef, raisonna Cerfeuil. Où peut-elle être ?
  • Y a-t-il une autre façon d'ouvrir une cellule ?
  • En fracassant les murs ! se moqua Mimi.
  • Comment s'introduire à l'intérieur ? En se faisant passer pour des membres ?
  • Trop dangereux, contesta Cerfeuil. On ne connaît pas leurs signes d'appartenance. On devrait plutôt se faire discrets, passer inaperçus.
  • Pour ça, tu es champion ! se moqua Clématite.
  • Et par où on rentre alors ?
  • Est-ce qu'on a un outil capable de percer les murs ?
  • Je crois bien. Il s'agit de bien viser.
  • Ça, on peut le faire à l'oreille, déclara Mimi. Quoi d'autre ?
  • Comment on ressort ?
  • Une fois à l'intérieur, on trouvera sûrement d'autres issues. Si l'alerte est donnée trop vite et qu'ils bloquent la porte principale, en supposant que ce soit celle devant laquelle nous nous trouvons, on sortira par le haut. J'ai aperçu la cheminée pendant mon vol, on peut s'échapper par-là, si Mauve est en état, bien sûr...
  • S'il y a des imprévus, on improvisera sur place. Surtout, on ne se sépare pas. Compris ?
  • OK.
  • Je marche.

 Le marteau-piqueur initialement destiné à percer des galeries et des noix fut déballé. Millepertuis, à l’ouïe fine, se chargea de repérer à l'écho les couloirs. Il cognait délicatement la surface plâtrée, collait son oreille au mur, secouait la tête et recommençait plus loin. Il finit par relever la tête avec une expression victorieuse.

  • Ici.

 Cerfeuil attaqua aussitôt le mur avec l'instrument. Clématite grimaça en constatant le volume sonore de l'engin.

  • Comme discrétion, on fait mieux.

 Le marteau vibrait. Cerfeuil l'arrêta dès que le plâtre fut suffisamment entamé et agrandit l'orifice à la main. Il fallait agir vite, le vacarme produit risquait de donner l'éveil. Il arrachait des morceaux gros comme son bras. Lorsque le passage fut assez large, il ordonna à Mimi de le suivre et à Clem d'entrer en dernier. Il rampa comme un ver et disparu entièrement dans le trou. Millepertuis lui adressa un regard qu'il voulait encourageant et s'y engagea aussi. Quand le passage se libéra, la Myrmidone hésita à peine et plongea tête la première dans le repaire de la secte qui détenait sa sœur.

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