Chapitre XIII : Le ruban noir

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 Millepertuis sauta sur ses pieds après quelques mots ; les trois Myrmidons se mirent à ramer avec la force du désespoir, jetant de temps à autre des regards fiévreux pour contrôler l'approche du danger. Il y avait quelque chose d'étrange dans ce spectacle de trois personnages d'un demi-centimètre qui ramaient comme des forcenés sur une eau parfaitement tranquille. La sueur perlait à leur front. Ils ne prononçaient plus un mot. Le bateau approchait très vite. Millepertuis comprit rapidement qu'ils ne pourraient pas rejoindre la rive avant qu'il n'arrive à leur hauteur. L'essentiel était maintenant de s'en éloigner le plus possible. Leur fragile embarcation avançait avec une lenteur exaspérante.

  • Arrêtez-vous un instant ! Attachez-vous au bateau ! Vite !

  Clématite obéit. Millepertuis hésita un instant, mais le Guide était catégorique. Il s'attacha également. Puis tous trois reprirent leurs efforts, poussant à se déchirer les épaules. Le bateau était presque sur eux maintenant. Son ronflement devenait assourdissant. Clématite leva les yeux et considéra le monstre, les vagues énormes qui les suivaient et l'ombre projetée qui assombrissait l'eau. Puis le bateau Méga les dépassa et l'instant d'après, la vague les atteignait de plein fouet. Leur navire se retourna, envoyant dans l'eau les trois Myrmidons. Le chaos liquide enveloppa Clématite un instant, mais la corde en soie d'araignée la retint au radeau et elle émergea en toussant. Ses deux compagnons flottaient tout près. Elle nagea pour revenir au bateau, mais Cerfeuil hurla :

  • Attention !

 Une autre vague tombait sur eux. Clématite se sentit emportée par un tourbillon, perdit toute notion du haut et du bas, masse inerte et impuissante ballottée par les flots déchaînés. Elle se laissa faire et sortit la tête de l'eau. Elle ne pouvait rien faire, ni revenir au bateau, ni échapper aux vagues. La berge était encore trop éloignée pour qu'elle espère pouvoir l'atteindre à la nage. Elle sentit son courage vaciller. Une autre vague la saisit et la secoua de la même façon. Elle sentit alors la corde qui la retenait se resserrer autour d'elle et l'entraîner vers le fond. Elle risqua alors un coup d’œil dans l'eau et comprit : une autre feuille, brune et à demi-pourrie, s'était emmêlée dans le fin cordage et coulait maintenant. Si elle ne voulait pas atterrir au fond du canal, elle n'avait pas le choix. Elle dégaina son couteau vert vif et coupa d'un coup le fil. Aussitôt elle se sentit plus légère et put remonter. Ni Cerfeuil ni Millepertuis n'étaient en vue. Leur barque non plus. Qu'allait-elle devenir ?

 Clématite gémit et se remit sur ses jambes. Le choc avait été plutôt rude. Son flotteur fait d'un copeau de bois avait été brutalement projeté sur la rive et elle avait suivi. Elle maugréa une fois encore et détacha de sa taille la corde mince et translucide qui l'entourait. Sa main tâta une bosse et une cheville écorchée, puis elle essora ses cheveux trempés. Elle se sentait épuisée et sa cheville la faisait atrocement souffrir, mais elle voulait au moins signaler sa présence. Cerfeuil et Mimi s'en étaient-ils sortis ? Il fallait qu'elle retrouve le bateau. Ils y étaient sans doute restés attachés. Elle quitta la crique ou elle s'était échouée et grimpa sur une motte. Elle aperçut, de loin, la forme jaune de leur bateau et poussa un cri de joie d'une voix un peu rouillée. Elle sauta à terre, mais sa cheville blessée se déroba et elle chuta dans l'herbe. Une petite voix lui chantait de rester là, de dormir. Clématite tenta de résister, mais elle avait de plus en plus de mal à respirer et finit par sombrer.

  • Rien ici non plus !

 Cerfeuil soupira. C'était incompréhensible. Pourquoi avait-elle coupé la corde ? Il avait retrouvé son bout tranché. Quand Millepertuis l'avait réveillé, il disait d'une voix pressante :

  • Cerfeuil, réveille-toi ! Clématite a disparu !

 Et elle était introuvable. Cerfeuil sentait l’inquiétude le ronger. Non, elle n'avait pas pu se faire engloutir... C'était impossible... Et pourtant. Non, elle avait dû se faire déporter par le courant. Mais le rayon de recherche était si large ! Et impossible de se faire aider, cette berge était tout à fait déserte. Il ragea tout seul pour la millième fois et balaya les environs du regard. Rien. Désespérément rien. A moins que...

  • Là-bas !
  • Tu la vois, toi aussi ? Interrogea Cerfeuil. C'est bien elle ?
  • Sûrement. Elle est couchée devant une motte de terre.
  • Elle bouge ?
  • Non.

 Dévoré par l'angoisse, le Guide se mit à courir. Bientôt il fut assez proche pour la reconnaître. Elle était étendue là, immobile, trempée, ses cheveux bleu nuit dénoués et éparpillés, la cheville tordue dans une drôle de position. Mimi le rejoignit.

  • Elle a dû se faire sacrément mal.
  • Elle est vivante ?
  • Aucune idée.

 La voix du porteur laissait percer la peur. Il s'était attaché à Clématite qu'il connaissait à peine. Cerfeuil se pencha et prit le pouls de la jeune fille.

  • Elle vit.
  • Comme elle est pâle !

 Et qu'est-ce qu'elle est belle, songea le Guide. Il écouta son souffle et pressa les poumons de la Myrmidone. Elle hoqueta et ouvrit faiblement les yeux. Ses paupières papillonnaient. Elle sourit.

  • Clématite ! J'ai eu une de ces peurs !
  • Comme exploit... chevaleresque...tu bats...tous les records...Cerfeuil...

 Ses yeux pourpres se fermèrent à nouveau.

  • Elle est morte !
  • Mais non, elle est épuisée, c'est tout. Et nom d'un bourdon, elle arrive encore à faire de l'humour dans sa situation ! Tu l'as dégotée où ? Je veux la même pour Noël !
  • Désolé, je crois que c'est un exemplaire unique. Tu m'aides ?

 Les deux Myrmidons soulevèrent la blessée avec beaucoup de douceur et la ramenèrent jusqu'au bateau. Une heure plus tard, elle ouvrait à nouveau les yeux. Cerfeuil contempla les prunelles pourpres.

  • ...Cerfeuil, tu m'écoutes ?
  • Euh, non, pardon. J'étais ailleurs. Tu disais ?
  • Je me demandais si vous alliez bien et comment vous avez accosté.
  • Le bateau a fini par s'échouer ici. Les vagues avaient perdu en puissance et nous pouvions tenir dessus. A propos, tu veux bien m'expliquer pourquoi tu as coupé ta corde ?
  • Une feuille s'y était accrochée et m'entraînait au fond. Je n'ai pas eu le choix.
  • Tout va bien ?
  • J'ai mal à la cheville, mais je crois que ça va.
  • Tu as une belle entorse, mais ça ne devrait pas durer plus de quelques jours. Tu devrais l'immobiliser, conseilla Millepertuis.
  • Les bagages sont tombés à l'eau quand le bateau a chaviré, expliqua son ami, nous n'avons plus besoin de tes services, Mimi. Tu peux rentrer chez toi.
  • Non mais tu rêves ? Il ne sera pas dit que je vous laisse courir mille et mille dangers sans que j'en aie ma part ! Je viens !
  • Enfin, Cerfeuil, tu croyais vraiment que tu allais te débarrasser de lui comme ça ? Mimi est un tenace, ça se voit ! Merci, ajouta-t-elle avec un sourire reconnaissant.

 Puis elle se releva et marcha en boitillant.

  • Tu pourras continuer ton chemin, avec cette cheville ? demanda Cerfeuil.
  • Je ne lui demande pas son avis, répliqua-t-elle. Si seulement Myosotis était avec nous...

 Le Guide approuva. La géniale guérisseuse aveugle aurait soigné ça en un rien de temps, mais elle n'était pas avec eux. Ils n'avaient en effet pas le choix, la cheville de Clem devrait tenir.

  • Il nous faut un nouvel équipement, on ne pourra pas traverser une région comme Cayoulle sans matériel, rappela Millepertuis avec son sens pratique.
  • Tu as raison. Je connais un fournisseur, mais il est de l'autre côté de la route.
  • Il va falloir traverser avant ce soir.
  • Il ne nous reste vraiment rien ?
  • J'ai perdu mon couteau dans le canal, mais j'ai toujours la boussole traceuse. J'espère que l'eau ne l'a pas déréglée...
  • En principe, elles sont étanches. Et toi, Mimi ?
  • Rien.
  • Bon. Moi, j'ai toujours mon épée. Et mon insigne de Guide.
  • Espérons que ça suffise. On y va !

 Clématite serra les dents tout le long de la montée. Sa cheville tordue la faisait souffrir, mais il n'était pas question de retarder les autres, même s'ils faisaient tout leur possible pour avancer à son rythme. Heureusement, la pente n'était ni trop raide, ni trop longue. Elle s'aidait d'un bâton ramassé au passage. Régulièrement, Cerfeuil et son ami porteur se retournaient et lui adressaient un regard compatissant qui ne faisait que grandir son ardeur. Elle s'assit en arrivant devant la route Méga, aussi appelée le Ruban Noir, et écouta ses compagnons discourir dessus.

 Elle n'était pas très large, ni très passante, heureusement. La chaleur semblait plus intense à son abord. Elle luisait d'un étrange éclat noir, et son extrémité se perdait dans le lointain. La chaleur du soleil qui se réverbérait sur elle faisait onduler le paysage derrière. Sa surface irrégulière dessinait des chemins biscornus comme un labyrinthe. Les trois Myrmidons décidèrent de s'engager dessus sans attendre. Les énormes machines Mégas y passaient rarement, mais lorsque cela arrivait, il ne restait rien. Même des géants comme le hérisson périssaient sous les roues funestes. Les Mégas s'en rendaient-ils seulement compte ? Ne savaient-ils donc pas regarder autour d'eux ? Quelle absurdité ! Ils voulaient tellement aller vite qu'ils rataient tout. Rien ne vaut la patience.

 Elle se mit en marche difficilement, en s'appuyant sur sa canne improvisée. Les deux garçons marchaient devant. Elle fit de son mieux pour les rattraper, mais sur le sol inégal, sa cheville se tordit. Elle s'étrangla de douleur et s'effondra sur le goudron brûlant. Ses coéquipiers s'en aperçurent et la rejoignirent.

  • Relève-toi, Clem, supplia Cerfeuil. On ne peut pas attendre longtemps ici. Je sais que tu peux te lever.

 Elle tendit toutes ses forces et se remit debout, chancelante. Millepertuis les pressa. Clem serra les dents, les larmes aux yeux, et avança. Elle chuta à nouveau quelques pas plus loin. -Elle n'y arrivera pas, déclara Cerfeuil. -Il faut qu'on la porte si on veut s'en sortir. Millepertuis souleva les épaules de la jeune fille et Cerfeuil prit les pieds. Ils se pressèrent, anxieux, transpirants. Le poids de la Myrmidone, la chaleur dégagée par l'asphalte, le danger imminent, tout les encourageait. Ils s'écroulèrent tous les trois dans l'herbe qui leur parut délicieusement fraîche après la fournaise du macadam. Ils ne se relevèrent que de longues minutes plus tard.

  • Bon, ahana Cerfeuil, je vais monter la tente. Hors de question de faire plus de chemin aujourd'hui !
  • On ne peut pas dormir si près du Ruban Noir ! Allons là-bas.

 Mimi désignait une large feuille sèche de platane roussie qui leurs ferait un abri parfait, à deux décimètres d'eux. Clématite boitilla à toute la vitesse dont elle était capable.

  • Zut, la pluie.

 Cerfeuil avait remarqué le nuage gris annonciateur de déluge qui progressait dans leur direction. Clématite et lui gardaient un très mauvais souvenir de leur dernière averse ; ils se dépêchèrent encore plus d'atteindre l'abri voûté. Cerfeuil, arrivé le premier, se jeta à genoux et se glissa dessous. Mimi l'imita, après avoir vérifié d'un regard que Clem n'était pas trop en retard. Elle y parvint peu de temps après. La feuille, déjà roussie par l'automne, offrait un abri parfait, au plafond bas et imperméable. Elle s'accroupit et entra. Il y avait beaucoup de place et une lumière orangée traversait le plafond. Millepertuis se débarrassa de son sac et s'étira.

  • Ouah, je sens que je vais dormir comme une chrysope !
  • Tu es moins beau, se moqua Cerfeuil, et on a encore la feuille à caler. Illico.
  • Bon, d'accord, râla le porteur sans réelle conviction.

 Ils sortirent. La feuille devait être calée avec des pierres si on ne voulait pas qu'elle s'envole durant la nuit. Avec un orage comme le ciel l'annonçait, il n'était même pas sûr que cela suffise. Clem soupira et s'assit sur un gravier en massant sa cheville endolorie. Demain...

 En admettant qu'elle puisse marcher, il fallait se fournir en matériel pour traverser Cayoulle. Puis trouver un moyen pour s'introduire dans la maison des Mégas, retrouver Mauve... Elle regarda la boussole autour de son cou et la serra machinalement. Il suffisait de suivre la flèche. Les deux garçons apparurent alors en ombre chinoise derrière la paroi, et une seconde plus tard, ils étaient près d'elle. Cerfeuil se pencha aussitôt vers elle.

  • Ça va ? J'ai l'impression que ta cheville a enflé.
  • Je crois aussi, mais la douleur est plus sourde. Je n'ose pas enlever ma chaussure...
  • Je peux ?

 Elle hésita un instant et acquiesça. Avec une précaution et une douceur infinie, il défit le lacet et enleva lentement la chaussure. Il grimaça devant la cheville qui avait doublé de volume et le sang coagulé.

  • Aïe, il va me falloir de l'eau. Mimi ?

 Le porteur, le regard fixé sur la blessure, lui tendit la gourde. La chaussette humidifiée coulissa facilement. Avec des gestes doux, le Guide lava et pansa l'articulation meurtrie. Clématite ferma les yeux, se concentrant sur la sensation bizarrement troublante de ses doigts sur sa peau. Il se releva et l'accompagna pour qu'elle s'allonge. La pluie commença à tomber, résonnant sur le toit comme un tambourin céleste. Clématite ramena ses bras sous sa tête et contempla le réseau de nervures dessinant d'infinis labyrinthes au-dessus de sa tête. Millepertuis avait bricolé des couvertures dans des feuilles de bouillon blanc, douces à souhait. La Myrmidone s'y enroula avec délices. Avant qu'elle ne s'endorme, son ami lui tendit un œuf de libellule cuit dur, dans lequel elle mordit aussitôt. La nourriture lui procura une sensation de chaleur agréable et elle se blottit dans sa couette pour dormir. Le sommeil tourna longtemps autour d'elle, sans qu'elle parvienne à penser à quoi que ce fût, puis il l'engloutit.

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