Chapitre II : De l'autre côté

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  • C’est hors de question ! Tu m’entends ? Non mais tu te rends compte de ce que tu dis ?

 Clématite, l’air buté, affronta son père du regard.

  • J’irai.

 Gentiane posa une main sur l’épaule de son époux, dont l’agressivité disparut immédiatement.

  • Je pense qu’il ne servirait à rien d’essayer de l’en dissuader. De toute évidence, Clématite est la mieux placée pour retrouver sa sœur. Elle ira, avec ou sans notre accord, pas vrai ? Je ne lui demanderai qu’une seule chose…

 Clématite se tendit. Convaincre son père était une chose, mais résister à Gentiane était autrement plus difficile.

  • …de se faire accompagner par un guide. Les territoires qu’elle va devoir traverser sont dangereux ou même inconnus, je ne veux pas qu’elle soit seule.

 Pour la millième fois, le regard de la jeune Myrmidone vola sur la carte étalée devant elle et s’arrêta sur la petite zone hachée de rouge. Elle revint quelques heures en arrière, au bord de la rivière avec Coquelicot.

 Ils cherchaient d’autres indices quand celui-ci avait crié :

  • Regarde ! Elle a réussi à activer une boussole traceuse !

 Les boussoles traceuses étaient des objets nouveaux, fonctionnant sur un principe magnétique. Le dispositif se composait de deux parties : un collier portant une bobine magnétisée selon une charge précise et une petite boussole dont l’aiguille était attirée uniquement par le collier et indiquait la direction dans laquelle il se trouvait. La flèche contenait des cristaux liquides qui réagissaient à l’intensité du champ magnétique : la flèche s’éclaircissait à mesure qu’elle se rapprochait du collier. En déduisant de sa teinte la distance, la famille de Clématite était parvenue à l’inquiétante conclusion : Mauve se trouvait à l’endroit le plus dangereux pour un Myrmidon. Un endroit où Clématite aurait préféré ne jamais s’aventurer : la maison des Mégas.

 Elle frémit et reporta son regard sur son père. Celui-ci, abattu par la disparition de Mauve, n’avait pas quitté sa chaise. Sa fille soupira.

  • C’est d’accord. Je pars dans deux heures.

 Son père protesta aussitôt.

  • C’est de la folie ! Tu n’as rien de prêt, pas d’itinéraire, pas de matériel ! Tu partiras demain matin.
  • Je vais m’en occuper. Tu ne crois tout de même pas que je vais rester ici toute la journée à me tourner les pouces en laissant le ravisseur prendre de l’avance ?

 Nerprun soupira.

  • Bon, mais fais attention à toi et…ramène nous ta sœur rapidement.
  • Promis, papa.
  • Et n’oublie pas que si des Mégas arrivent…
  • …ils ne doivent pas te voir, donc tu te caches, compléta Clématite en imitant la voix bourrue de Nerprun.

 Cette fois, ses parents esquissèrent un sourire. Elle monta dans sa chambre préparer son sac.

 Son itinéraire était prêt. Elle irait en abeille jusqu’à la rivière, puis prendrait un hélibellule jusqu’au bureau des Guides de Futaix, la capitale de Colonboï. Là, ils loueraient des fourmis pour traverser la forêt, puis emprunteraient le métaupien, le train souterrain qui voyageait dans les galeries de taupe. Ensuite…

 Elle se redressa et rejeta ses cheveux bleu nuit en arrière. Elle s’en fit un chignon, puis revêtit une veste en feuilles tendres. L’inquiétude la minait. Elle avait toujours vécu avec Mauve. Pourquoi l’avait on enlevée ? Et qui ? Que comptait-on faire d’elle ? Elle frissonna. Puis elle attrapa son sac à dos et descendit l’escalier quatre à quatre. Coquelicot vit descendre Clématite avec des yeux anxieux. Elle n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche pour poser une question.

  • Je sais que tu pars. Laisse-moi juste t’accompagner jusqu’à Colonboï.

 Clématite lui sourit. Ce Myrmidon était extraordinaire.

 Coquelicot soupira et tapa du pied par terre. Clématite ne revenait pas. Mais qu’est-ce qu’elle fabriquait ? Il ne fallait pas une demi-heure pour prendre deux billets, nom d’un bourdon ! Il consulta son chrono. L'hélibellule décollait dans quelques minutes… secondes... Il la vit enfin arriver. Elle courait vers lui.

  • Eh ben, c’est pas trop tôt, grinça-t-il.
  • Cesse de grogner ! Il y avait une queue monstre, j’ai eu de la chance de nous trouver des places. Allez, cesse de bouder et viens, sinon je te laisse ici !

 Elle souriait. Le vol lui avait rendu sa pétulance naturelle et une détermination à toute épreuve. Il la regarda rayonner. Elle était maintenant certaine qu’elle allait retrouver sa sœur. Et en vitesse ! Elle se sentait prête à tout. Ah, ils allaient voir, ceux qui lui avaient pris sa sœur ! Elle ne leur laisserait pas une minute de répit. Coquelicot grimaça. Il n’aurait pas aimé être à leur place.

 Clématite lui donna une bourrade et s’élança vers l’appareil dont le moteur avait déjà démarré. Elle sauta dans la carlingue une seconde avant que les portes ne se ferment. Coquelicot respirait comme un soufflet de forge. Contrairement à elle, il était piètre coureur.

  • Ouf, c’était moins une !
  • Tu n’avais qu’à courir plus vite !

 Un contrôleur vêtu de blanc s’approcha d’eux.

  • Vos billets, s’il vous plaît ?

 Clématite lui tendit les deux rectangles de papier.

  • Merci. Vos places sont là-bas, leur indiqua-t-il avec un geste vers l’avant de l’appareil.

  Les Myrmidons n’ayant pas réussi à monter les libellules, leurs ingénieurs avaient créé un appareil volant qui en était la réplique la plus vraisemblable possible : l’hélibellule. Des ports permettant d’embarquer des voyageurs ou des marchandises parsemaient le territoire des Myrmidons, surtout aux abords d’obstacles délicats comme cette rivière. Chaque appareil embarquait une dizaine de personnes, allongées dans des caissons cylindriques imitant les segments de l’abdomen de l’insecte. Toute la « tête » était occupée par le poste de pilotage. Cinq personnes y travaillaient à chaque vol. Un éclaireur observait chaque œil, transformé en écran dernier cri, un pilote, deux techniciens pour observer les instruments et un opérateur radio qui communiquait en permanence avec le port de départ et celui d’arrivée. Plus le contrôleur et un agent de sécurité. On avait perdu beaucoup d’appareils ces temps-ci.

Clématite secoua la tête pour chasser ces sombres pensées, puis se retourna dans son caisson pour atteindre la petite vitre ronde qui lui permettait de voir sous elle. La rivière défilait mais son grondement ne lui parvenait plus. Les rapides bouillonnaient avec suffisamment de force pour briser n’importe quelle embarcation. Elle frissonna. Plus loin, il lui faudrait franchir un canal, mais bien plus calme. Elle prendrait donc un bateau.

 Elle se pencha pour apercevoir la rive d’où elle venait. La rivière était la frontière de sa région natale de Mijoyax. Une fois la rivière franchie, elle pénétrait dans la région de Colonboï, où l’on trouvait les plus grandes colonies de fourmis de voyage du pays. Elle releva la tête et aperçut, à travers la vitre de séparation, les cheveux noirs de son ami. Elle actionna la communication intégrée.

  • Qu’est-ce que c’est beau !

 La voix enregistrée de son compagnon lui parvint, atténuée.

  • Oui, mais je préfère voler sur abeille !
  • Tu n’es qu’un rabat-joie ! Regarde !

 Un poisson énorme, argenté, venait de jaillir des eaux bouillonnantes. Son ventre étincela au soleil avant de disparaître à nouveau dans une gerbe d’éclaboussures scintillantes.

  • Bon, d’accord… C’est splendide !

 Rien qu’à sa voix, Clématite devina le sourire qui devait l’illuminer.

  • Ah ! Je savais bien que…
  • Et regarde cette île !
  • Qu’est-ce que j’aimerais l’explorer !
  • Calme un peu tes humeurs de conquête, ma belle ! On va chercher Mauve d’abord, et après on joue les Gui Perché !

 Gui Perché était un célèbre explorateur, le premier à avoir traversé la rivière et celui qui avait fondé la région de Mijoyax. Le village de Clématite et Coquelicot s’appelait Perchette en son honneur. Mais il était tellement isolé que ses habitants disaient tout simplement « le village ».

  • Je prends rendez-vous !

 Elle rit.

  • On est presque arrivés !

 Les troncs colossaux qui bordaient Colonboï semblaient les attendre. Ils se dressaient si haut au-dessus de la rivière que Clématite eut le vertige rien qu’à l’idée d’atteindre leur cime.

  • Au fait, Clem…
  • Oui ?
  • A ton avis, comment les ravisseurs ont-ils franchi la rivière ? Et atteint la maison des Mégas si vite? Les insectes les plus rapides mettent trois jours minimum à faire le même trajet !
  • Elle n’est partie que ce matin, d’après ma mère. Ils n’ont pas pu prendre un hélibellule, la sécurité les aurait remarqués, et aucune autre abeille que les nôtres n’est sortie, j’en ai eu la confirmation. -Et d’ailleurs ni l’un ni l’autre ne sont assez rapides.
  • C’est vrai, c’est troublant…

 Le silence se fit dans les deux capsules, ponctué seulement du grésillement de la radio. Soudain un cri jaillit :

  • Un bourdon !
  • Hein ? Tu délires ! Ils sont bien trop lents pour…
  • Non ! Je veux dire : un bourdon, là !

 Clématite colla son visage à la vitre. L’énorme bête poilue volait vers eux dans un bourdonnement d’enfer.

  • Mais…Il vient vers nous !

 Comme en écho à ces paroles, des loupiotes rouges se mirent à clignoter et l’alarme retentit.

  • Attention, attention, émit une voix enregistrée, un corps volant présentant des risques de collision a été repéré. Nous allons amorcer une manœuvre d’atterrissage forcé. Les communications sont coupées, hormis les messages d’urgence. Enfilez le gilet de sauvetage qui tombe dans votre cabine.

 Mais rien de bougea. Clématite aperçut son ami ajuster le gilet orange fluo.

  • Je n’ai rien ! Hé, je n’ai rien !

 Elle s’efforça de rétablir la communication. Coquelicot se retourna et la panique se peignit sur son visage. La jeune Myrmidone tenta de communiquer par gestes.

 Le bourdon heurta de plein fouet l’appareil qui se disloqua dans un terrible grincement de métal.

  Il y eut un instant de flottement. Normalement, chaque capsule se rattachait aussi à l’appareil par un câble métallique. Celle de Clématite ne fonctionnait manifestement pas. La gravité reprit ses droits et elle tomba comme une pierre.

 « J’espère que la capsule est étanche », songea-t-elle.

 « Après un choc pareil ? »

 Elle n’eut pas le temps de répondre à sa question. Elle ne put pas non plus s’empêcher de pousser un hurlement effrayé quand son petit refuge creva la surface agitée de la rivière.

 Ce fut un moment de grande confusion. Les coussins volaient, ses cheveux lui recouvraient le visage, elle se cognait aux parois de la petite cabine ballottée par les flots. Puis le mouvement se calma un peu. Clématite s’efforça de se redresser en s’appuyant sur les parois, ramena ses cheveux en arrière et reprit son souffle.

  • Eh bien, je suis toujours entière, sourit-elle.

 Un choc fit se retourner sa capsule, son épaule heurta la paroi et elle se retrouva le visage écrasé sur le hublot qui donnait droit dans l’eau. Un peu sonnée, elle resta quelques instants allongée, les yeux fermés. Elle remua soudain le pied. Il lui semblait que sa chaussure touchait...

  • Oh non !

 Une voie d’eau ! Elle avait vu juste. Ses yeux firent le tour de la cabine. La porte semblait tordue, mais peut-être s’ouvrait-elle tout de même ? Clématite s’escrima sur la poignée et jura. L’eau montait. Elle percevait le grondement de la rivière par la fente. Une brusque colère la saisit.

  • Pas question de finir comme ça !

 Laissant échapper un cri de rage, elle frappa la porte du pied de toutes ses forces. La serrure céda et le pêne s’abattit à l’extérieur. Aussitôt, une gerbe d’eau glacée la trempa de la tête aux pieds. Suffoquant, elle se retourna pour attraper son sac et, d’un bond, quitta la capsule en perdition.

 L’eau glacée lui coupa le souffle. Elle battit des pieds et parvint à émerger. Elle ne voyait rien, toussait à cracher ses poumons. Ses efforts dérisoires pour se maintenir à la surface allaient rapidement l’épuiser. Elle heurta un rocher par l’arrière, qui lui arracha un cri de douleur. Le courant terriblement puissant l’entraîna sous l’eau, la secoua comme un linge. Elle parvint une nouvelle fois à remonter malgré sa robe trempée qui l’alourdissait. Ses doigts rencontrèrent quelque chose, elle s’y agrippa avec l’énergie du désespoir. Rien d’autre ne comptait plus. Elle dégagea ses yeux de l’eau qui collait ses paupières. Ses mains ne tenaient rien d’autre qu’une herbe flottante, mais c’était mieux que rien. Un nouveau remous l’entraîna, elle banda tous ses muscles pour ne pas lâcher. Il lui semblait que son dérisoire flotteur la tirait. Elle sortit la tête de l’eau. L’herbe s’était accrochée à une branche tombée qui se dressait au-dessus de l’eau, noire de vase. Le courant s’acharnait à la pousser vers l’aval. Malgré tous ses efforts, elle sentit ses mains glisser inexorablement…

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