La Fuite - Chapitre 1

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Paris, 19 janvier 8h29. Appartement rue de Vaugirard.

Dans la grisaille parisienne à quelques mètres de la borne de taxi, je scrute les voitures. Toutes les deux minutes je vérifie l’heure sur mon mobile : je suis affreusement en retard. Une vibration de mon appareil accapare mon attention. C’est Emilie. Depuis que je lui ai promis de l’emmener à une vente privée, sur invitation, elle me harcèle toutes les semaines pour qu’on s’y rende ensemble. Un célèbre couturer, ami de mon père, m’offre chaque année cette opportunité. Mais les soldes privés attendront. Depuis hier soir une fièvre la cloue au lit, je me doute de l’objet de son SMS. Elle annule, car elle préfère se rendre chez son médecin. À la fois soulagée et inquiète pour elle, je lui adresse une réponse brève et la rassure pour l'invitation qui demeure valable plusieurs semaines.

Libre pour le reste de la matinée, je flâne devant les vitrines, jusqu’à celle de la boulangerie située en bas de mon appartement. Dans le reflet de la vitre, j’aperçois un taxi duquel sort mon fiancé. Sans me voir, il s’engouffre dans le hall de notre immeuble. La perspective de passer un peu de temps avec lui me donne des ailes et c’est avec un sourire radieux que j’entre dans la boutique.

Quelques minutes plus tard, mes achats en main, je dépose mes clés dans le vide-poche. Le silence règne dans l’appartement. Délaissant le sac de croissants chauds sur la console de la petite cuisine, je me précipite sur la pointe des pieds dans notre chambre. Sa longue nuit de recherches juridiques entre avocats est terminée. Sa besace professionnelle trône au pied du lit, comme ses vêtements, abandonnés à même le sol. L’envie de le rejoindre me traverse l’esprit et mes joues en rosissent d’avance. J’ôte mes chaussures à talons et défais le premier bouton de mon chemisier quand je sursaute en entendant la vibration d'un mobile. Le bruit provient de la table de nuit. Son appareil est une maîtresse qui prend toute la place et tout son temps. Je ne compte plus les week-ends avortés et les vacances reportées pour cause d’un client incarcéré ou d’une affaire qui s’éternise sur plusieurs semaines. Incertaine sur mes intentions, j'avance pour regarder l’écran. Il ne vibre plus. J’hésite un instant. Pour me donner bonne conscience, je trouve l’excuse de le prévenir. Si un client cherche à le joindre pour une urgence, il voudra le recontacter rapidement. Alors que je m’apprête à frapper sur la porte qui nous sépare, il reçoit un SMS.

« Ambre »

Un sourire ironique se dessine sur mon visage, il ne s’agit pas d’un client, pas plus qu’il n’y a d’affaire en cours ou de recherches juridiques. L’appareil n’est jamais verrouillé, car normalement il le garde avec lui sans exception, je n’ai donc aucun mal à lire le message.

« Merci pour cette belle nuit mon amour. Préviens-moi dès que nous pouvons de nouveau passer un peu de temps ensemble. J’espère réellement que tu vas la quitter. Je te souhaite de décrocher un vrai contrat, bien payé. Ne doute pas de toi. Je connais pas son père, mais il m’a l’air très con. Dommage pour lui, car tu es un bon avocat. J’attends ton appel plus tard. Passe une belle journée. Avec tout mon amour. Ambre ».

Mes poumons se vident en quelques secondes et je peine à les remplir. Un long sanglot s’échappe de mes lèvres que je couvre de la main, comme pour y contenir mes illusions. Je retiens mon souffle en supposant qu’il m’entende, mais il ne se doute pas de ma présence. Le chuchotement de l’eau me devient insupportable. Mes oreilles bourdonnent et mes doigts pianotent sans relâche sur l’écran pour remonter toute la conversation avec Ambre. Je me refroidis totalement en constatant l’ampleur de son mensonge. Murer la porte qui me sépare de lui traverse brièvement mes pensées. La colère pointe le bout de son nez.

L’abruti !

Chaque échange, chaque mot et tous ces satanés émoticônes qui surchargent les paragraphes brouillent de plus en plus ma vue. La date du premier message apparaît et provoque un débordement de larmes. 21 juin. La veille des vingt-quatre ans de Gabriel… Et cette journée. Notre journée : sa demande en mariage.

Mes doigts contractent l’appareil.

Quel crétin !

Je mords ma lèvre très fortement pour retenir un juron. Les conversations dissipent mes derniers doutes, l’humiliation et la tristesse m’assaillent au point de vouloir balancer le téléphone contre le mur. J'ignore comment je parviens à le reposer sans dommage.

Je me redresse quand des voix me font sursauter. De l’autre côté de la porte, confortablement installé dans ma baignoire, il regarde une série sur sa tablette. Celle que je lui ai gracieusement donnée en début d’année.

Monsieur visionne un film pendant que ma vie s’effrite ! C’est pathétique, consternant et par sa faute !

Quelques brides de conversations et d’échanges avec mon père me reviennent à l’esprit. Il n’a pas confiance en lui, il a émis un certain nombre de réticences sur la fiabilité de mon fiancé Bruno. Mon propre frère ne lui adresse plus la parole alors qu'ils se connaissent depuis quelques années et ont fréquenté les mêmes amis.


La simple vue du lit conjugal me révulse alors que des détails de notre vie intime ressurgissent. Il fait semblant depuis plus longtemps que je ne veux l’admettre quand je réalise qu’il ne se passe plus rien entre nous depuis plusieurs semaines. Il m’est impossible de me souvenir de la date du dernier dîner au restaurant ou de celle d’une sortie culturelle.

Sa situation précaire d’avocat stagiaire sans le sou, son manque d’ambition, son implication dans notre histoire, j’avais tout accepté par amour. Mais je déteste le mensonge, et qu’on me traite comme une imbécile. La main sur la bouche pour m’empêcher de lui hurler d’aller au Diable, je quitte la chambre.

Mon cœur est dévasté et malgré tout j'arrive à ne pas sombrer. Suffisamment pour réunir les quelques affaires personnelles que je souhaite conserver. Tout tient dans un sac à dos. Un plan mûrit dans ma tête pendant que j’effectue un dernier tour du salon. La magnifique photo de nous deux habille un pan de mur blanc, il s’agit de l’unique cadeau de la Saint Valentin que j’ai reçu de sa part, après que je lui ai offert la clé de chez moi. Cette image sublime la vision du couple que nous formons pour notre entourage : une blonde aux yeux verts dont les longs cheveux volent dans le vent, serrée dans les bras d’un blond aux yeux bleus.

Je me détourne du cadre et décide de quitter les lieux sans attendre, car ses explications risquent de me retenir ou d’accepter de lui pardonner l’impardonnable.

Un agent immobilier n’aura aucun mal à vendre l’appartement. J’emballe soigneusement les coupes en cristal que ma grand-mère m’a offertes pour les fiançailles, car il s’agit de la vaisselle familiale. Le reste ne m’inspire que dégoût et indifférence. Dans un tiroir du petit bureau qui habille un angle du salon, je récupère un ciseau et le double des clés. Je me saisis d’une grande enveloppe. Je confisque le trousseau de mon désormais ex-fiancé. Sans perdre de temps, je referme aussi doucement que possible la porte de l’appartement.

Ce chapitre de ma vie est dorénavant terminé.

Dommage pour les croissants.

Je cours dans les escaliers, car je crains d’attendre l’ascenseur et de le voir surgir sur le palier. Mon escarpin dérape sur le sol dans le hall d’entrée et je manque de me briser une cheville. À l’aide du ciseau, j’arrache le cache de la boîte aux lettres et retire l’étiquette de nos deux noms, la vide de son contenu et sans prendre la peine de lire le courrier, jette le tout dans la poubelle.

Une fois dans la rue, téléphone en main, je scrute les voitures et patiente dix sonneries avant que ma mère réponde.

— Ma chérie ! Tout va bien ?

— Maman ! J'arrive dans vingt minutes. Je t’aime.

Je raccroche avant d’entendre de nouveau sa voix, m’engouffre dans le taxi qui vient de s’arrêter et enlève ma bague que je lâche sans cérémonie dans le sac. Ce geste symbolique signe ma détermination.

Je déteste qu’on se moque de moi.

Il a tout gâché.

Les larmes perles sur mes cils et la boule douloureuse formée dans ma gorge m’empêche presque de respirer. Le chauffeur lance des coups d’œil discret, mais ne dit rien. Moi je dissimule mes pleurs en penchant la tête en avant. Ma vue est tellement brouillée que je distingue à peine les formes, suffisamment pour appuyer sur le bouton d’appel et reprendre un peu mes esprits.

— Bonjour, Alice.

— Bonjour, Jarvis.

S’en suit un silence. Je réfrène un long sanglot et expire lentement.

— Tout va bien, Alice ? Je peux vous aider ? Dois-je contacter votre père ?

Jarvis s'inquiète, car c’est la première fois que je le sollicite depuis le collège.

— Oui, j’arrive à murmurer.

— Je joins M. NOLAN immédiatement depuis une autre ligne.

— Non !

Ma voix tonne, assurée et presque professionnelle.

— Vous pouvez transférer tous les messages du téléphone de mon fiancé sur ma boîte mail ? Les SMS et les e-mails ?

— Bien entendu.

Il ne me pose pas de question et je devine qu’il pianote sur son ordinateur. À cet instant, je me fous de savoir si c’est légal et comment il peut réaliser cette action en quelques clics.

— Merci Jarvis.

— C’est envoyé sur nolanalice363@gmail.com. Avez-vous besoin d’autre chose ?

— Non. Pas dans l’immédiat.

— Alors à bientôt, Alice.

— Merci Jarvis.

Absorber dans mes pensées, j'observe les Parisiens qui courent vers leurs destinations, ignorant ma vie qui part en miette. Et moi au milieu de tout ce monde, cette agitation, je veux juste oublier, m’échapper de ce quotidien terne et sans avenir. Fuir le plus loin possible me semble la solution idéale pour ne pas sombrer tout de suite dans une douleur sans nom.

Mon téléphone vibre, je viens de recevoir un mail.

« Bonjour Alice,

Vous trouverez le détail des messages du mobile demandé. N’hésitez pas à m’appeler au besoin, à tout moment. Prenez bien soin de vous Lys. Affectueusement, Jarvis. »

C’est incroyable tout ce qui arrive en une petite heure.

À un feu rouge, le taxi s’arrête. La publicité vante les mérites d’un pays d’Asie qu’il est vivement conseillé de visiter. Une fuite loin de Paris et de Bruno me semble suffisamment attrayante pour que j’en garde quelques idées en tête.

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