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Kae, le regard triste, ajusta dans le reflet cotonneux d’une vitre sale son masque chirurgical pour dissimuler sa bouche fendue quand elle entendit le pas lourd d’un homme, qui ne marchait pas droit et fredonnait quelques horribles comptines. Sa silhouette désarticulée se traînait misérable dans la nuit ; aussitôt, elle le suivit.

Peut-être qu’il la trouverait belle, enfin, à l’aune de ses paradis artificiels, qu’il le lui dirait de sa bouche, avant de la poser sur l’immensité de son sourire affreux ? Et ce baiser, divagua-t-elle, peut-être redonnerait-il à ses lèvres leur forme, leur éclat d’antan ? Ses plaies seraient guéries ! Elle retrouverait son magnifique visage, qu’elle recherchait au travers des siècles ! De cette façon, elle pourrait vaincre cette malédiction et quitter ce monde en paix.

Elle se mit en travers de son passage et l’observa, lui, l’œil hagard, la dégaine pataude. Il n’avait pas l’air d’un mauvais bougre, cet homme, loin de là. Elle lui trouvait quelque chose de sympathique, malgré son état pathétique : il peinait à tenir debout et oscillait péniblement, goguenard devant elle.

« Me trouves-tu belle ? »

Il s’esclaffa, gorge déployée, et répondit d’une envolée aussi instable que sa démarche :

« Oui, tu es vachement belle poupée ! Viens dans la ruelle là-bas, on va jouer ensemble ! »

Kae sentit entre ses cuisses palpiter le noyau de son désir, mais il fallait qu’elle sache s’il la trouverait séduisante malgré tout, aussi abaissa-t-elle le masque qu’elle avait dérobé un soir.

« Et maintenant ? »

L’alcoolique s’esclaffa de plus belle, à postillonner du saké. Il manqua de tomber à la renverse !

« Il y a de quoi en mettre plusieurs là-dedans ! Mais ça ne donne pas envie. Ha ha ha ! Curieux déguise… »

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’il s’écroula maladroitement sur le macadam. De sa carotide giclaient des larmes purpurines, plus cruelles encore que celles des hommes, lorsqu’ils s’éteignent, vaincus par leurs désirs, aux confins d’une femme.

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