9 - Dîner

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Vaast avait congédié Alice et se tenait assis au bord d'une falaise avec Farah. Il se faisait tard, Alteria avait presque terminé sa révolution de trente heures sur elle-même. Au-dessus d’eux, le ciel pur du mont Sarracenia montrait ses étoiles scintillantes, sur un fond noir de jais.

Les deux jeunes gens contemplaient la ville qui s’étendait sous le Temple. Elle était toujours en effervescence, ne s’arrêtant pas pour autant à cause de la nuit. On voyait les passants grouiller dans les rues de Lydall, une masse indistincte qui suivait les fins couloirs de la cité, jamais endormie.

Tout en luttant pour garder une diction normale avec une sucette dans la bouche, Vaast demanda : 

— Alors, qu'est-ce que tu penses de la nouvelle ? 

Farah balançait ses jambes au-dessus du précipice. Elle haussa les épaules et répondit, d'un air faussement neutre : 

— Elle ira loin. 

— C'est tout ? Allez, je sais qu'elle t'a fait beaucoup plus d'impression que ça. Tu as apprécié ses compétences physiques ? 

Farah hocha la tête. 

— Oui, c'est vrai qu'elle est en forme. En même temps, je suppose que l'entraînement des Gardiens ne doit pas être de tout repos. Elle a un excellent potentiel. 

L'autre émit un petit rire, en triturant son pantalon. Ce dernier avait été si malmené qu’il s’effilochait, mais son propriétaire ne semblait pas vouloir le remplacer.

— Tu n'as pas peur qu'elle ne te surpasse ? Je n'ai jamais vu autant de force mentale rassemblée en une seule personne. Elle ne sait juste pas s'en servir. Mais donne-lui un objectif clair qu'elle accepte, et elle l'atteindra sans se perdre en chemin. 

— Pourquoi avoir peur ? Il y a assez de place dans ce monde pour plusieurs personnes fortes, non ? Quelque chose lui manque, pourtant, pour devenir vraiment quelqu’un. Toutes ces peurs qu’on a vues, tout à l’heure... Elle doit les surmonter.

Vaast jeta le bâton de sucette, en bois, dans le ravin. 

— Si tu le dis. Moi, j’y connais rien, de toute manière. Psychologue est le dernier métier qui me viendrait à l’esprit si on me demandait d’en choisir un.

Farah fixait toujours Lydall, pensivement. 

— Ça a très probablement à voir avec sa sœur. Je veux dire, cette fille était une légende. Qui n’en a pas entendu parler ? Marcher dans ses pas doit être intimidant.

— Pourtant, c’est presque pareil pour toi et Sirylla. Allons, tu es l’héritière de Lydall, la future propriétaire de la ville ! Je n’arrive toujours pas à croire que tu n’aies pas pris la grosse tête. D’habitude, tu es la première à frimer.

La jeune fille soupira. 

— Est-ce que ça t'est déjà arrivé au moins une fois d'être agréable ? 

— Jamais entre les repas. Et pendant les repas, je mange. Bon. Au moins on a appris quelques choses grâce aux visions. Le frère banni, c'était Jordan ? J’ai essayé de me renseigner un peu sur les Surge.

Farah consulta son interface en cherchant dans les dossiers relatifs à la famille Surge. Après quelques dizaines de secondes, elle annonça : 

— Tout faux. Lancelot Surge, le troisième né de la fratrie, après Emeline et Jordan ; banni de la famille Surge et du Syndicat des Gardiens pour fautes multiples, incluant : vol à l'étalage, incitation à la violence, à la haine, coups et blessures sur officier, refus d'obtempérer et délit de fuite. Ils sont violents, chez eux. 

— Tu parles d’une famille. Ça s’est passé quand ? Elle devait avoir six ou sept ans dans la vision, non ?

Farah soupira et éteignit son appareil. 

— Elle a vingt ans, Vaast. Et elle en avait douze dans la vision. Tu devrais passer plus de temps avec les humains. 

Vaast ignora la remarque et tourna lentement sa tête vers sa collègue. 

— Mais alors vous avez le même âge ! Et moi qui étais triste pour vous deux... Mais non ! Toi et elle, vous allez pouvoir... 

Il cligna de l'œil de manière fortement suggestive. Farah ne comprit pas immédiatement où il voulait en venir, car elle pensait à tout autre chose. Elle le regarda fixement pendant quelques secondes, avant de réaliser. En le frappant à l'arrière de la tête, elle dit, les dents serrées : 

— Cette remarque était de très mauvais goût, en plus d'avoir une pertinence douteuse. 

Elle croisa les bras et tenta de se relever, ce qui était plutôt difficile avec les bras croisés. Vaast lança une dernière pique : 

— Je parie que vous finirez mariées. Vous allez beaucoup trop bien ensemble. 

Farah commença à s'éloigner d'un pas rapide vers ses appartements, qui étaient accessoirement devenus ceux de Vaast et d'Alice, puisqu'ils étaient "résidents honoraires" et que les Spirituels ne possédaient pas de réelles habitations pour les invités. 

Vaast la rattrapa rapidement et tenta de s'excuser. 

— D'accord, miss, je ne me moquerai plus de tes tendances sexuelles déviantes. On redevient amis ? Ou, au moins, non-ennemis ? C'est que j'ai besoin d'un toit où dormir, moi. 

Farah leva les yeux au ciel et lui tapa l'épaule. Il se laissa faire de bonne grâce et la suivit sur le chemin du retour. Il commençait à se faire vraiment tard : le soleil avait quitté la ligne d’horizon, et les lampadaires s’étaient allumés.

— J'ai demandé à Alice de faire la cuisine, dit Farah ; ça me changera de d'habitude. Il serait d'ailleurs temps que tu apprennes à le faire, je n'ai pas envie de te faire à manger pour le restant de nos jours. 

Vaast ignora encore la remarque. 

— Tu sais qu'elle n'a aucune idée de comment cuisiner ? Les Gardiens ont une cantine, et mangent toujours la même chose. Un mélange protéiné dégueulasse qui ressemble à de la boue...

Ils s'engagèrent sur le chemin qui menait aux habitations. Quelques Spirituels déambulaient encore dehors, mais la majorité était à l'intérieur de leurs habitations. Alors que Vaast continuait de débiter des informations sur le Syndicat, Farah s’exclama, surprise : 

— Je ne savais pas que tu en savais autant sur les Gardiens ! 

L'autre soupira et répondit en faisant mine d'être agacé : 

— Pourquoi tout le monde pense que je suis un bon à rien ? J'ai lu plus de livres dans mes vingt-six ans d'existence que les Gardiens ont fait de choses stupides en mille ans. Tiens, ça sent bon, pour une fois. Tu crois que la nouvelle a réussi à se débrouiller malgré le manque évident d'instructions ? 

Effectivement, un très agréable fumet sortait de la fenêtre de Farah. Le Pavillon du Temple, illuminé de centaines de lanternes, procurait le gîte et le couvert à ses habitants, mais Sumajyn Sirylla insistait pour que son élève doive s’occuper de ses activités ménagères elle-même.

En entrant, Farah remarqua immédiatement les deux paires de chausses qui reposaient dans le hall : les chaussures de combat d'Alice et les sandales de Sumajyn Sirylla. Les deux nouveaux arrivants posèrent leurs affaires et pénétrèrent dans la salle à manger, qui faisait aussi cuisine. 

Sumajyn, qui était en train d'apprendre à Alice à préparer des spaghettis au saumon, disposa quatre assiettes sur la table et leur dit : 

— Bienvenue, chers instructeurs. La journée a été prolifique, à ce qu'il me paraît. 

— Maître, avec tout le respect que je vous dois, ceci est ma maison, répliqua Farah. Pas besoin de nous souhaiter la bienvenue. 

— Vous allez rester juste pour dîner ou on va faire une soirée pyjama avec vous ? renchérit Vaast. 

Sumajyn sourit et leur fit signe de mettre les couverts. Elle posa la casserole sur la table et distribua les pâtes. 

— Attention, c'est chaud. Alice a bien travaillé, cela devrait être comestible. 

Avant de goûter le plat, Vaast lança de but en blanc : 

— Donc, vous ne nous avez toujours pas dit pourquoi vous venez manger chez nous. Quoique je doive vous remercier, puisque ça veut dire qu'on n'a pas à assister aux débuts, je suppose horrifiques, de notre chère recrue. 

Alice lui jeta un regard noir. Farah servit l'eau à tout le monde et fit exprès de la faire déborder du verre de Vaast. 

— Pour avoir été méchant, expliqua-t-elle. 

Sumajyn ne releva pas et alla chercher une serviette, qu'elle donna à Vaast. 

— Je voulais simplement savoir où vous en étiez, dit-elle posément. Alice m'a raconté ce que vous avez fait, même si elle a refusé de me partager ses visions. Gardez à l'esprit qu'elles ne reflètent pas leur possesseur complètement ; certains détails peuvent être occultés, même si ce sont les plus importants qui surgissent. 

— Ça veut dire qu'il nous manque des informations sur Alice, que même elle ne connaît pas ? demanda Farah et enfournant une pleine fourchetée de pâtes dans sa bouche. Elle vida d'ailleurs son verre d'eau immédiatement, ayant négligé l'avertissement sur leur température. 

— Plus ou moins, répondit Sumajyn. Votre tâche est par conséquent de trouver ces informations pour guider notre invitée dans la direction qu'elle souhaite prendre. 

Alice continuait de manger, gênée par le fait que toute la conversation portât sur elle. D'ailleurs, après un long silence pesant, elle tenta de rediriger le fil de cette discussion, ayant remarqué que la femme gardait toujours ses cheveux verts cachant la moitié de son visage : 

— Maître, y a-t-il une raison particulière à l'état de votre coiffure ? 

Sumajyn sourit et caressa maternellement la tête d'Alice, ce qui la mit mal à l'aise au plus haut point. Elle avait l'impression de rajeunir de seconde en seconde. 

— J'ai une vieille blessure à cacher, dit la Spirituelle. Et pour la couleur, disons que je n'assume pas mes cheveux blancs. 

Vaast sauta sur l'occasion de montrer qu'il était un parfait idiot : 

— C'est la crise de la soixantaine. 

Farah lui donna un coup de pied sous la table et grinça entre ses dents : 

— Cinquante. 

— Pas moi qui ai dit ça, se défendit Vaast. C'est la nouvelle. 

Sumajyn répondit alors : 

— Mon cher Vaast, sais-tu que je peux décider de t'expulser à tout moment ? 

C'était une blague, bien entendu, mais Alice ne la saisit pas et demanda : 

— Pourquoi ? Il est en situation irrégulière ? 

Farah, qui luttait pour garder son calme, dut recracher l'eau qu'elle était en train de boire, à cause du rire soudain qui l'anima, et s'excusa en allant chercher une autre serviette. 

— Je... purge une peine ici, grogna Vaast. Non pas que ce soit si terrible que ça, mais je n'ai pas le droit de quitter Lydall. 

— Allons, est-ce vraiment une punition que de rester chez nous, ou sont-ce plutôt des vacances ? rétorqua Sumajyn. 

— Ce n'est pas si terrible que ça, répéta-t-il. 

Alice fut piquée dans sa curiosité. 

— Mais qu'est-ce que tu as fait pour être "puni" ?

Vaast fit un geste vague dans les airs. 

— J'ai été méchant. Et puis après j'ai été gentil, alors on m'a dit de rester ici plutôt que dans une cellule. 

Alice comprit qu'elle n'en tirerait pas plus ce soir-là. Elle haussa les épaules et commença à débarrasser la table. Sumajyn se leva et se dirigea vers le hall. 

— Je vous laisserai pour ce soir, dit-elle. N'oubliez pas la fête de l’Été dans seize jours. Comptez-vous y aller ?

La jeune fille revint de la cuisine et lança : 

— Évidemment ! Il y a toujours plein de choses délicieuses à manger et des costumes très jolis.

— Quelle fête ? demanda Alice. 

Vaast soupira. 

— Chaque année, la fête traditionnelle du Temple a lieu. Des concerts, des costumes, et tout le tralala. Je n’y suis jamais allé, mais il paraît que c’est quelque chose à voir.

— Des artistes de toute la planète viennent à Lydall pour démontrer leur savoir-faire, renchérit Farah. Il n’y a pas de concours, juste un étalage complet de ce qu’Alteria a de plus beau à offrir. Cuisine, danse, peinture, musique, cuisine, arts martiaux, technologie, cuisine... Il y en a pour tous les goûts.

La jeune fille se pourlécha les babines rien qu’en y pensant. Vaast, quant à lui, remuait sa fourchette dans ses pâtes, créant un maëlstrom de sauce.

— Ce sera une très bonne occasion de prendre contact avec le monde extérieur, termina Sumajyn. Et vous en avez tous besoin. Sur ce, je vous laisse. N’abusez pas trop de la nourriture, il faut manger peu, le soir.

Farah hocha la tête d’un air peu convaincu, attendant que la Maîtresse prenne congé. Et bien sûr, au moment même où la femme avait passé le perron de son appartement, elle se jeta sur son assiette, puis sur l’entièreté de la casserole. Alice la regarda d’un air circonspect, mais Vaast lança :

— Oui, elle fait tout le temps ça. À croire qu’ils sont deux, là-dedans. Mais bon, je ne me plains pas, ce n’est pas moi qui fais à manger.

— Cherche pas, fit Farah en léchant le fond de l’ustensile. Demain, je te montre comment on fait. Tu n’y échapperas pas.

L’autre croisa les bras en levant les yeux au plafond.

— La, la, la, je n’ai rien entendu. Bon, je vais aller me coucher. Je ne sais pas quelle heure il est mais regarder des visions, ça crève.

— Bonne nuit, répondirent Alice et Farah en même temps.

Après son départ, les deux filles tentèrent de discuter, mais force était de constater que le jeune homme avait raison : elles étaient considérablement fatiguées.

Farah montra sa chambre à Alice, et après un bref nettoyage, elle se coucha. Les draps étaient soyeux, un joli attrapeur de rêves était accroché à la fenêtre, et la pièce sentait bon l’herbe à chat.

En s’enterrant dans son lit, Alice ferma les yeux. Tout le monde avait été si gentil avec elle depuis son arrivée... Sauf Vaast, mais il avait l’air d’être ainsi en permanence. Quoi qu’il en soit, c’était la première fois qu’elle se sentait à sa place quelque part. Les Gardiens n’étaient pas un endroit très agréable : très peu de filles, des états d’esprits plutôt conservateurs...

Oui, Lydall allait lui plaire.

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