Del 9.1

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Bättre älskat och förlorat än att aldrig ha älskat.

Après un certain temps, je me suis rendu compte que ma cigarette avait fini de se consumer. Je l’ai écrasée contre le rocher, mais comme on était bien là, installés pépouzes devant la mer, j’ai laissé trainer un peu notre pause. Puis, sans m’en rendre compte, je me suis endormi.

Quand je me suis réveillé, Raphaël était toujours à côté de moi. Il avait sorti son jeu de tarot et était en train de faire une prédiction.

- Que nous révèlent les cartes ? » ai-je demandé une fois le rituel fini.

- Si je ne me trompe pas, un client devrait bientôt contacter l’agence. Une bonne nouvelle, en somme.

- Si c’est pas une nouvelle Marcili, oui…

- On devrait sans doute leur poser les questions avant de les rencontrer, cette fois-ci.

En vrai, je l’avais pas volée, celle-là… N’empêche que ça m’a mis en rogne, comme ça, d’un seul coup. Raphaël ou pas, il y avait déjà eu trop de connards qui m’en avaient envoyé plein la gueule pour que j’aie la moindre envie de prendre ça avec humour.

- Tu peux te foutre de ma gueule, mais si mes méthodes te plaisent pas, je te retiens pas…

Peut-être que je l’aurais un peu retenu… mais là n’est pas le sujet.

- Je dirais juste que certains aspects me laissent dubitatifs.

- En gros, tu dis rien mais t’en penses pas moins…

‘Tain ! Ces gens qui jugent…

- Et selon toi, qu’est-ce que j’en pense ? » m’a-t-il demandé.

Ce que tout le monde pensait : que j’aurais jamais dû faire de la chaïrétique. J’avais des dons en manciologie, aucun doute là-dessus, mais c’était tout. Tout le monde savait, moi y compris, que je ne serais jamais comme ma mère, comme ma sœur, comme ma grand-mère… Elles, elles savaient ce qu’elles faisaient.

En fin de compte, les hommes n’avaient jamais participé en bien à la réputation des Vermeils : soit des pièces rapportées comme mon père, soit des fins de race comme mon oncle qui avait complètement abandonné la chaïrétique, coupé les ponts avec la famille au point de prendre le nom sa femme… et laissé Elodie et moi dans la merde quand les parents avaient disparu. Ce connard… Et pour ne pas faillir à cette putain de tradition, moi aussi j’étais une fin de race. Que je me trouve quelqu’un ou, plus probable, que je crève seul, j’allais pas laisser de gniards derrière moi. J’étais un putain d’échec. Pour la famille. Pour Elodie. Pour mes parents, où qu’ils se soient évaporés. Et maintenant pour Raphaël…

J’ai senti l’émotion qui commençait à me serrer la gorge, alors j’ai rien répondu, trop occupé à essayer de retenir une larme rebelle.

- Ce que j’en pense, » a reprit Raphaël face à mon mutisme « c’est que je suis en train de regarder un cuisinier qui cuisine : si ça marche, je prends note ; si ça ne marche pas, je prends note. Que je considère que c’est bien ou pas, on s’en fiche. Ici, c’est toi le professionnel ; moi, j’apprends.

J’avoue que je l’ai écouté que d’une oreille. Le flot d’émotions qui me serrait les tripes occupait plus mon attention. J’ai quand même grogné, histoire de faire genre que j’avais écouté.

- Par contre » a-t-il ajouté avec une pointe de raillerie, « si tu me demandes ce que je pense de ton caractère, je serai moins conciliant.

- Ça tombe bien, je ne te le demande pas.

J’ai essayé de me concentrer sur autre chose que ma culpabilité et je suis parti dans l’observation de mes ongles. Le vernis commençait à s’écailler… Je me suis dit que je le referais le vendredi soir, avant d’aller en boîte. A ce moment-là, je me suis demandé ce qu’allait faire Raphaël pendant le week-end. J’y ai réfléchi quelques instants, puis je me suis dit qu’il était suffisamment grand pour s’occuper tout seul. J’étais maître de stage, pas baby-sitter.

Je me suis soudain rappelé qu’il était temps de retourner voir l’autre tourte. A défaut de me remonter le moral, ça ma changerait peut-être les idées… Au moins pour un temps. Je me suis levé.

- On y va.

Raphaël a rangé son tarot, puis on est partis dans une ruelle pas très propre entre deux immeubles moches en béton pour trouver une porte discrète et retourner dans le Millepertuis. Il y avait une sortie de secours un peu en retrait. J’ai commencé à retirer mon bandage, et puis là, j’ai eu une idée…

- Tiens. Tu sais quoi ? Cette fois-ci, c’est toi qui vas effectuer le rituel.

Raphaël s’est contenté de hausser le sourcil, à peine surpris.

- No problem.

- Tu veux que je te redonne l’incantation ? » ai-je demandé en appuyant sur ma plaie pour la faire saigner.

- Pas la peine. Je m’en souviens.

- Vraiment ?

- Vraiment.

A ce moment-là, il a appuyé sa main droite sur la porte puis récité la formule, sans une hésitation. Vu sa mémoire, je me suis dit que j’allais devoir faire gaffe à ce que je dis. Et puis je me suis rappelé qu’en vrai, j’en avais un peu rien à battre. Raphaël a ensuite essayé d’ouvrir la porte, sans succès. Un éclair d’incompréhension a traversé son visage ; ça m’a presque fait sourire.

- T’as oublié un détail. »

J’ai alors approché mon pouce couvert de sang de sa figure pour lui tracer les marques rituelles. Il a eu un léger mouvement de recul, puis s’est laissé faire. N’empêche qu’il s’est tapé un air de dégoût qui en valait la peine.

Une fois le peinturlurage fini, il a fait une dernière moue avant de replacer sa main contre la porte.

- Mutiara : j’ouvre la porte, et le monde se révèle ; en dehors et au-dedans ; je sors du monde, et la porte se ferme. Mun, agge à qui fut donné les portes et leur passage : j’ouvre ton domaine.

Cette fois-ci fut la bonne et la porte s’est ouverte sur une des entrées ridiculement grandes du Millepertuis. Nous sommes entrés sans trainer afin d’éviter un possible regard indiscret puis avons traversé l’immense couloir pour atteindre les deux battants de marbre.

- Tiens, évaluation surprise : celle-là, c’est quelle porte ? » ai-je demandé à Raphaël en atteignant la dernière rangée de colonnes.

Il était en train de se gratter le visage pour effacer les marques que je lui avais faites. Sans se détourner de sa toilette, il a jeté un regard sur les battants et m’a répondu sans sourciller.

- Les portes de Ranina, ou portes du crabe. Vingt-septième des trente-deux entrées au monde des portes, dernier exorde du crépuscule après les portes de Sygnathe…

Evidemment, s’il ne relevait même plus quand je lui lançais un poke, ça perdait tout son intérêt.

- ‘Tain, il est pas fun le stagiaire…

D’un coup, je me suis demandé ce que Raphaël deviendrait avec de l’expérience. Il savait déjà beaucoup de chose, et s’il continuait d’apprendre aussi vite que durant ces quelques jours, il irait surement loin… Il se trouverait des gens pour l’entourer et deviendrait sûrement quelqu’un de respecté… pas comme certains.

Et puis ça m’a frappé : est-ce que j’étais pas en train de former quelqu’un qui était une meilleure version de moi ? Non. Pas une version de moi. Juste quelqu’un qui serait ce que j’aurais sans doute préféré être. Mon bide s’est serré à nouveau. Est-ce que c’était de la jalousie ? La culpabilité ? Le sentiment d’échec ? Je me suis refermé pour ne rien laisser paraître.

- Par contre, on les ouvre comment, nos grandes portes ? » a alors demandé Raphaël. « Parce que je crains que connaître leur petit nom ne suffira pas à les ouvrir.

Et si c’était ça, le but de mon existence de raté ? Permettre à Raphaël de briller et lui donnant tout ce que j’avais ? Peut-être. Je ne sais pas. Ce n’est pas le moment de prendre des décisions quand on est submergé par des émotions. Mais si c’était ça ?

- Bah tiens. Je t’explique, tu fais. Ok ?

Je me suis raclé la gorge pour me débarrasser des tremblements de ma voix.

- D’abords, tu tends les mains. Ensuite, tu dois te concentrer sur ton droit de passage.

- Droit de passage ? Comme dans la Mnéia [1] ?

- Yep, comme dans ce torchon rempli de conneries. En gros, tu dois commander à Mun de t’ouvrir ses portes, mais genre dans ta tête.

- Et je suppose qu’il n’a pas la possibilité de refuser.

- Manquerait plus que ça, tiens.

- Et après ?

- Après, tu sentiras quelque chose au niveau de tes mains. A ce moment-là, tu pourras les écarter et les portes s’ouvriront comme par magie.

- Oui... pif paf pouf. Je m’en souviens.

Raphaël s’est alors avancé d’un pas, a tendu les bras, puis a fermé les yeux. Je sais pas pourquoi, mais les gens ferment toujours les yeux quand ils ouvrent les portes du Millepertuis. Raphaël a commencé à écarter ses mains, et le grondement du marbre raclant le marbre a confirmé que tout se passait normalement. Une lumière commença à s’introduire dans le couloir depuis l’interstice entre les deux battants puis une légère brise se mit à souffler. Une fois l’écart agrandi, la vue d’un des onze jardins s’est offerte à nous. D’une certaine façon, ça m’a conforté dans mon idée [2]. Raphaël allait briller. Raphaël devait briller. Si je ne devais réussir qu’une chose dans mon existence de merde, ce serait ça.

[1] cf Sixième livre de la Mnéia, encore

[2] La première ouverture d’une porte du Millepertuis est considérée comme un évènement majeur de la vie d’un manciologue, bien que l’importance du rite se soit amoindrie après le déclin de la manciologie et la raréfaction de l’utilisation du Monde des Portes.

Il était coutume de présager le destin d’une personne en fonction de l’élément du domaine se trouvant derrière la porte. De nombreux ouvrages ont été écrits à ce sujet et le poème ‘The Grand Opening’ (Stars of the Beyond, 1868) de Horace Doggle (1823-1895) évoque les interprétations de l’époque liées aux structures récurrentes.

Il est admis que les jardins sont des présages bénéfiques. Le jardin de la Morea est généralement associé à l’idée de réussite précédée d’épreuves.

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