1 LA DISPARITION

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Depuis mon enfance, tandis que mon papi Flo méditait dans la barque, je guettais le poisson que nous allions manger. Je restais durant des heures à surveiller les mouvements de la ligne. À l'adolescence, je compris que jamais nous n’attraperions de poisson vu que l’hameçon n’avait pas d’appât. Me désintéressant de mon objectif principal, j’observais la nature. Une immense forêt tropicale se dressait devant nous. J’avais attribué un nom à chaque arbre. J’imaginais des histoires en fonction de ce qui m’entourait. Je patientais paisiblement dans la barque, intriguée malgré tout par la raison de notre présence en ces lieux. La canne à pêche confectionnée par ses soins était si lourde et encombrante pour mes petits bras. Jamais je ne m'en étais plainte. Papi Flo m’en avait donné la charge, et cela me tenait à cœur de ne pas le décevoir. Un jour, j’eus la réponse à mes interrogations quand mon grand-père Flora, assis en lotus ouvrit les yeux et me confia :

— La clé de la méditation, c’est la patience… Je t’ai offert cette clé… fais-en bon usage mon enfant !

Il rigola puis repris :

— N’oublie jamais ta canne à pêche… elle est la raison de ta présence en ce lieu. Autrement tu passeras pour une folle !

Je fus désemparée le jour où je le découvris inanimé, le sourire aux lèvres dans sa barque fétiche au milieu de la rivière. Il semblait heureux. Peut-être que l’idée de rejoindre sa femme disparue l’enchantait. Il faut dire qu'il n'a pas eu un vécu facile. J’avais débarqué dans sa vie quand j’avais trois ans. Vêtue d’une robe bleu ciel, avec des boucles noires tombant sur mon visage, assise sur son perron, je m à la vue de la charrette. Mes joues brulantes étaient trempées par des larmes de tristesse. J’avais à peine trois ans quand je le vis pour la première fois. À sa vue, je lui souris familièrement en l’appelant :

— Grand-père !

— Qui es-tu non d’un petit bonhomme ? Je ne peux pas être ton grand-père, je n’ai même pas d’enfant ! Et comment diable es-tu arrivée ici ?

Je me contentai de le regarder un sourire imprimé aux lèvres en le suivant du regard. Sa voix me paraissait familière. Elle résonnait dans ma tête comme un chant. Le coucher de soleil renvoyait des rayons multicolores dans mes yeux. Amusée, je tentais d’attraper ces rayons multicolores quand tout à coup grand-père s’exclama d’un air sceptique :

- Serais-tu un ange ?

Il continua de m’observer d’un air dubitatif. Son visage d'inquiétude m'interpella. Je cessai de jouer, scrutant le sol comme si j'avais fait une bêtise. L'angoisse qu'il perçut dans mon regard le désarçonna. Il s’empressa de me rassurer.

- Demain matin nous irons en ville à la recherche de ta famille ! s’exclama-t-il. Là il est tard, tu vas devoir dormir ici. Nous irons au commissariat ! Ne t’en fait pas tu retrouveras ta famille !

Je restai muette devant la police et l’assistante sociale, jetant des regards remplis de tristesse à mon grand-père. Bien qu’on m’attribua une famille d’accueil, chaque matin, je me retrouvais inexplicablement devant la porte de sa maison. Si bien qu’au bout d’un mois, sans me dire un mot, il m’emmena devant l’assistante sociale, et déclara d'une voix déterminé :

— Vous voyez bien que c’est avec moi qu’elle veut vivre cette petite orpheline ! Elle n’a pas besoin de parler pour se faire comprendre ! Faites le nécessaire !

— Quel est son prénom ? demanda l’assistante sociale.

— Son nom je le connais ce sera le même que le mien « Désiré », mais son prénom… faudrait le lui demander !

L’assistante sociale regarda mon grand-père d’un air ahuri, mais celui-ci resta sur ses positions. C’est alors que l’assistante sociale s’approcha de moi pour me demander :

- Comment t’appelles-tu ?

Après un long moment de silence et un grand soupir, d’une voix timide je prononçai :

- Guéille !

Les services sociaux le mirent surveillance les premiers mois. Voyant combien nous nous entendions bien, ils finirent par accepter sa doléance. Moi Guéïlle Désiré, j’avais enfin une famille.

Je n’ai que des bribes de souvenir de mon passé. Tout ce que je savais c’est qu’il était mon grand-père. Sa femme avait disparu du jour au lendemain, sans laisser de trace suite à un rêve étrange qu’elle avait fait. Un chagrin dont il eut du mal à se remettre. Aussi, quand j’arrivai dans sa vie, je chamboulai son quotidien tranquille de bernard-l’hermite. Lui qui cherchait la solitude pour se remettre de son chagrin, n’avait pas eu d’autre choix que de se sociabiliser pour m’élever. Il me surnommait son pot de colle. Cette pensée me fit sourire. Le lendemain de sa mort, je fus convoquée par le notaire pour les modalités de succession. À croire qu’il avait tout prévu. À vingt-trois ans, je reçus en héritage la fameuse petite maison en bois dans laquelle nous vivions, à Ajoupa Bouillon. Elle se situait au Gorge de la falaise, un endroit en Martinique réputé pour ses cascades et ses rivières. J’étais ravi à l’idée que cette maison me revienne. Nous vivions cœur de la nature, éloigné de toute habitation. Mais je fus encore plus surprise d’apprendre que Papi Flo me céda un héritage financier me mettant à l’abri de tout besoin. L’annonce de cette nouvelle me laissa stoïque. Jamais je n’aurais pensé que papi Flo disposait d’une telle somme sur son compte. Il avait toujours vécu avec le strict minimum. Tout paraissait avoir été orchestré, comme s’il s’attendait à partir du jour au lendemain. Maintenant, je vivais seule, à une demi-heure du village. Sans âme qui vive dans les environs. À plusieurs reprises, je songeais à quitter ce lieu pour refaire ma vie ailleurs, vu que j’en avais les moyens. Mais la valeur sentimentale que j’accordais à cette maison m’empêchait de la quitter. Assise dans le jardin, je cueillais les fleurs du matin en prenant soin de ne pas salir ma petite tunique blanche. Tout en chantant, j’accrochai une fleur dans mes cheveux noirs maladroitement relevés. Avec mon teint hâlé, il ne manquait que le collier de fleurs autour du cou pour ressembler à une Tahitienne. J’avais cuisiné ma fameuse tarte aux mangues que j’avais prévu d’accompagner d’un bon jus de papaye. Ma belle table était dressée d’une jolie nappe madras. Il ne me manquait que le bouquet d'hibiscus pour qu’elle soit parfaite, et enfin je pourrai commencer à savourer mon dessert. Je sélectionnais soigneusement les fleurs dans mon jardin, quand tout à coup, un bruit derrière moi m’interpella. Un craquement laissant penser que quelqu’un venait de marcher sur des feuilles desséchées. Ayant déjà eu affaire à ce genre de bruit, je pensai en premier lieu à un animal. Je me retournai, scrutant l’horizon quelques secondes, mais rien. Aucun mouvement. –  Peut-être mon imagination débordante ! –  Vivant seule, j’avais eu pour manie de créer des personnages virtuels, m’invitant à déjeuner, me racontant leur histoire, dansant ou chantant avec moi. Aussi vous comprendrez cette phrase que je lançai dans le vide à mon petit ami imaginaire :

— Inutile de vous impatienter en tapant du pied ! La tarte ne disparaîtra pas ! Encore quelques fleurs et nous pourrons passer aux choses sérieuses ! J’avais d’ailleurs prévu de fêter nos retrouvailles ! chuchotai-je en rougissant. La solitude était quelquefois pesante. De temps en temps, je descendais au village spécialement pour écouter les bruits des quartiers. Particulièrement les jours de marché où je pouvais entendre les vendeurs, les enfants joués, les villageois marchander. En somme, tout ce qui pouvait interrompre le silence qui certaines fois me déprimait. Même Robinson Crusoé s’était créé un personnage pour avoir de la compagnie. Aussi, je ne m’inquiétais pas de mon état mental. J’avais également beaucoup appris grâce à la méditation. Cette pratique spirituelle me permit d’apprécier le silence, de maîtriser mes émotions et de faire face à ma vie sédentaire. Aussi, je ne prêtai plus attention au craquement. Paisiblement, je me remis à ma cueillette matinale. À peine, j’eus le temps de pivoter, que tout à coup, quelqu’un m’agrippa. Je fus emprisonnée par de grands bras musclés. – Ceux-là ne sortaient pas de mon imagination. –   Paniquée, je me mis à crier à plusieurs reprises :

— Lâchez-moi ! Lâchez-moi !

J'aboyai à l’aide, l’insultai, me débattis, tentant même de le blesser par une morsure. Mon agresseur fit alors un bond exceptionnel qui me souleva brusquement à plusieurs mètres du sol. La distance qui me séparait de la terre ferme était vertigineuse. J’en eus le souffle coupé. J’étais terrorisée. Mon cœur battait à cent milles à l’heure. J’interprétai ce geste comme une forme de mise en garde. Les mains sur la bouche, les yeux fermés, je pris la sage décision de ne plus me débattre, de peur qu’il ne me lâche en effectuant un nouveau bond. Il serra son étreinte plus fort. J’étais telle une proie entre les mains de son assaillant. Paralysée, je me concentrai sur ma respiration afin de me calmer, mais les battements sourds de ce cœur inconnu contre moi me ramenaient à la réalité. –  Qui était-ce ? Et que me voulait-il ? –  Puis je repensais à ce bond exceptionnel. Était-il équipé d’un engin inaudible ? Alors que les questions affluaient dans ma tête, mon cœur battait à vive allure à l’idée de savoir ce qu’il pourrait me faire. Tout à coup, mon agresseur se mit à marcher puis accéléra le pas. Si bien qu’au bout de quelques secondes, je voyais la nature défiler à une vitesse exceptionnelle. Je fus dans l’incapacité de me retourner. Impossible de voir le visage de mon kidnappeur tant la vitesse me plaquait contre lui. Nous passâmes devant le lac de mon grand-père, puis traversâmes la forêt. J’étais terrifiée par ce qui pourrait m’arriver. Je me concentrai sur mon souffle afin de ne pas céder à la panique. Aucune porte de sortie. J’étais bel et bien prisonnière. Que me voulait-il ? Il allait si vite que j’eus presque la sensation que ses pieds ne touchaient plus le sol. Je connaissais les alentours par cœur. Je savais que nous nous dirigions vers une falaise. Dans peu de temps mon calvaire sera peut-être terminé. Quand je vis le ravin se rapprocher de nous, mon cœur cogna de nouveau de plus en plus fort. Mon agresseur ne semblait pas ralentir à sa vue. – Quel était son but ? Voulait-il me pousser du haut de celle-ci ? –   J’angoissais seconde après seconde, pensant à mon grand-père que j’allais peut-être rejoindre. Lorsque mon kidnappeur sauta, je compris que son vœu fût de disparaître avec moi. Je fermai les yeux en priant Dieu de me mettre à côté de mon grand-père, mais il n’y eut point de descente. Aucune chute libre. Les yeux fermés, je sentis le vent fouetter mon visage et mes cheveux violemment. Quand je les ouvris, je fus choquée de nouveau par la distance qui me séparait de la mer. Terrorisée, je tentai de crier, mais aucun son ne sortit de ma bouche. Je me sentais vidée de toute énergie me permettant de mouvoir. Je me remémorai le calme plat de la rivière dans lequel nous pêchions avec mon grand-père. Cette image me permit de me détendre et de maîtriser mes émotions. Il me fallait être pragmatique. J'observai le bras de mon agresseur qui était semblable à celui d’un humain et pourtant nous volions au-dessus de l’océan. –  Peut-être était-il équipé d’un parapente. – Un regard vers le haut me confirma qu’il n’y avait rien au-dessus de nos têtes en dehors d'un ciel bleu turquoise. Il ne semblait pas être équipé de harnais de protection ni d'aucun autre objet le permettant de se diriger. Dépassée par les événements, je me sentis bouleversée. Le vent marin était glacial. J’étais frigorifiée. Mon corps tremblait comme une feuille. Il devint aussi rigide que le bois. Mon assaillant me fit pivoter puis m’enlaça de ses deux bras en me plaquant contre son torse. Cela me réchauffa instantanément. Je fus alors rassurée par ces intentions. Il ne souhaitait pas que je meure de froid. Collée, contre son cœur, ma vue se troubla au fur et à mesure tandis que la chaleur de son corps m’apaisa. Bizarrement, je n’avais plus peur. Il faut dire que j’étais trop faible physiquement pour réagir. Alors que l’épuisement eut raison de moi, ma tête pivota vers la gauche. C’est alors que je crus distinguer des plumes argentées avant que mes yeux ne se ferment. –  Était-ce bien des ailes que je venais de voir ? –  Heurtée par cette vision, je ne pus pousser un dernier cri d’horreur avant de m’évanouir. C’est ainsi que ma vie sur terre s’acheva. Triste et consciente que personne ne s’inquiéterait pour moi. Mon seul réconfort fut de penser à mon grand-père que j’allais sans doute rejoindre dans peu de temps.

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