Chapitre 7

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— Pour le moment, je ne t’ai pas encore laissée participer aux soirées.

Je fixe mon mentor, cherchant à deviner ce qu’il essaye de me dire. Sans y parvenir. Effectivement, il ne m’a pas encore autorisée à aller à ces évènements. J’ai toujours pensé que c’était pour m’éviter de me retrouver en position de faiblesse, dans un cadre que je ne connaissais pas.

— Métamorphose-toi, m’intime-t-il. Âge adulte.

Je souris, me coulant sans difficulté dans la forme imposée, change de vêtements au passage. Ce n’est pas la première fois, ni la dernière, que je prends une apparence d’une dizaine d’années plus vieille que mon âge réel. De toute façon, je me comporte toujours comme si j’étais plus âgée. C’est la seule manière de survivre, ici.

— Est-ce que tu sais pourquoi ?

La question est décalée, par rapport à son contexte. Elle ne porte pas sur la transformation, mais sur les soirées qu’il vient de citer. Et je n’ai aucune idée de la réponse véritable. Aussi, je secoue la tête, honnête.

— Tu n’es pas encore familière avec les Jeux.

Je hausse un sourcil.

— Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi tu n’en parles que maintenant ? Et quel rapport avec les soirées ?

Ekrest esquisse un fin sourire, passe une main dans mes cheveux.

— Je te l’expliquerais bien… mais encore faudrait-il que je puisse parler.

Je me tais aussitôt, hoche la tête dans sa direction.

— Les Jeux sont… une sorte de compétition. Comme une partie d’échecs géante, avec des personnes réelles, et qui dure depuis des siècles. Seuls les meilleurs y participent consciemment. Les autres n’ont qu’une vague idée de ce que c’est, mais ils y jouent tous sans le savoir.

Silence. J’assimile. Clairement, il veut que je fasse partie de la première catégorie, sinon il ne m’en aurait pas parlé.

— Dans les Jeux, tu as une partie tactique, avec des intermédiaires que tu peux utiliser à ta guise…

— Comme toi qui fais modifier les ordres de mission de certains de tes alliés ou ennemis ?

— Je ne te demanderai pas d’où tu es au courant. Mais oui.

Je me mordille l’intérieur des joues, réprimant un sourire. J’ai espionné. Ce n’est pas forcément juste, ni moral, mais la justice n’existe pas, et la moralité est souvent plus que douteuse, dans ma famille. Ne jamais se fier à personne, une règle apprise au prix du sang. Même si j’ai en Ekrest une confiance aveugle, je vérifie par principe. Et j’apprends aussi de mon côté, quand il me laisse seule. Je mène mes propres enquêtes.

— Et une partie… pratique, on va dire, qui se joue la nuit, par convention, dans une chambre. À deux, et, un peu plus rarement, à trois ou plus.

— Ils couchent ensemble ?

Ekrest hoche la tête. Ce n’est pas un sujet tabou, entre nous deux. Plus depuis quelques mois, en tout cas.

— Mais il y a une condition tacite. Ils doivent avoir bu avant. Tous les deux, et beaucoup.

— C’est débile, je marmotte dans ma barbe, me rappelant des effets qu’a l’alcool sur moi.

Là encore, un sourire me tient lieu de réponse.

— Ce n’est intéressant qu’entre deux Joueurs de haut niveau. Parce que ça veut dire qu’il y a des informations à glaner.

— Comme des confidences sur l’oreiller ?

— Exactement. Et là, le but, c’est de pousser l’autre à parler, en essayant de taire le plus possible de son côté.

Je hausse un sourcil.

— Et l’alcool, c’est pour ?

— Égaliser un peu le niveau des Joueurs. Augmenter la difficulté, aussi.

Une bouteille et deux verres apparaissent sur la table. Du rhum. De mauvais souvenirs se bousculent aux portes de ma mémoire, je fronce le nez.

— Prête ? fait mon mentor en me servant.

J’acquiesce. Si c’est lui qui me le demande, je suis toujours prête.

— Alors jouons.

| † | † |

Deux heures de course libératrice, une douche glacée et des préparations minutieuses plus tard, j’étais au troisième étage, en compagnie des basses puissantes. À côté d’aujourd’hui, la fête de mercredi aurait ressemblé à une petite soirée entre amis. Ma famille devait avoir prévu le coup, puisque le nombre de bouteilles qui circulaient était environ dix fois supérieur à la dernière fois. Cette fois-ci, même les plus gros buveurs mettraient un bon moment avant de se relever de cette soirée à laquelle je n’avais pas envie d’être. Je détestais voir ces gens s’amuser aux dépens de mon propre malheur, mais les Jeux m’obligeaient à être présente, en plus de mon rôle de première Élite. Au temps en profiter.

On m’acclama dès mon entrée, on me félicita. Personne ne me rappela le cuisant échec qu’avait été le reste de la cérémonie. Et, pour cause, la moitié des gens étaient déjà trop ivres pour s’en rappeler, et ceux qui étaient encore assez lucides pour s’en souvenir n’étaient pas suicidaires. Le regard assassin que j’avais adressé à Levi dès que Loki était parti avait tout de suite mis les points sur les i.

Tout le monde buvait et discutait allègrement – enfin, gueulait par dessus la musique, plutôt – par petits groupes. Je localisai d’abord Sam, puis Selvigia et Adam en même temps. Le premier était au bar, en compagnie de ce qui semblait être un whisky à moitié vide, et la seconde se déhanchait sur la piste… dans les bras du troisième. Je fronçai d’abord les sourcils, étonnée, puis, en les observant un peu, devinai qu’ils se murmuraient des choses en même temps. Ils Jouaient. La possibilité d’assister à une partie entre eux amena une ombre de sourire sur mes lèvres. Mais la rage venimeuse qui bouillonnait toujours dans mes veines me rappela bien vite que j’étais là pour quelqu’un d’autre. Quelqu’un qui, vu le boucan autour de lui, ne fut pas difficile à repérer.

Entre deux tapes approbatrices sur l’épaule, je m’approchai du comptoir bondé, chipai deux verres sous le nez de Sam qui, en me voyant, émit un « Oh, oh… » de circonstance. Il me connaissait. Il voyait l’éclat meurtrier dans mes yeux, invisible aux autres. Il savait qu’il valait mieux ne pas m’approcher ce soir. Je lui fis un clin d’œil narquois, trinquai avec lui, avalai cul sec le premier verre, le reposai, et me frayai un passage jusqu’au groupe bruyant qui entourait Levi.

— Oooh, mais regardez qui est là ! s’exclama-t-il en m’apercevant.

Clairement, il n’était plus sobre. Ça n’allait que me faciliter la tâche. Je ravalai un grondement de haine, lui rendis un sourire fielleux.

— Félicitations, Levi, clamai-je dans le bref silence qui tomba quand les autres me remarquèrent. Pour ce soir, je vais prétendre que tu le mérites. À notre Élu !

Les autres, même bourrés, ne semblaient pas savoir sur quel pied danser. Ce fut Levi qui, finalement, se drapa dans un semblant de dignité, et hocha la tête.

— Merci.

Il entrechoqua son verre de rhum avec mon shooter de vodka, le vida, hoqueta, rougit encore un peu plus, sous les acclamations de son public ivre. Je lui adressai un sourire de requin, fis dégager la midinette assise à côté de lui d’un simple geste.

— Je serais curieuse de voir combien tu tiens…

Le barman, qui me connaissait plutôt bien, comprit tout de suite ce que j’avais en tête. Il nous resservit immédiatement, et abandonna une poignée de secondes ses autres clients pour sortir une rangée de shooters.

— Tu veux tester ? provoqua Levi, oubliant à qui il avait affaire.

— Avec plaisir. Mais attends, ce n’est pas juste, je viens d’arriver. Tu as déjà bu… combien ?

— Bah… trois ou quatre verres ?

— Cinq ! cria quelqu’un.

— Va pour cinq, acquiesçai-je. On ne dira pas que je ne suis pas fair play. Dix pour moi, cinq pour lui.

Aussitôt dit, aussitôt fait, les shooters de vodka s’alignaient devant nous. Levi eut la décence d’attendre que je vide mes cinq premiers à la chaîne avant de s’attaquer aux siens. La gorge déjà en feu à cause de l’enchaînement rapide, je tins vaillamment. Levi aussi, pour sa défense, même s’il devint vermeil sur la fin. Quand nous reposâmes nos verres en même temps, il y eut quelques applaudissements. Un bon tiers de la salle nous observait, ouvertement ou discrètement. Et les deux autres tiers n’allaient pas tarder.

Je laissai échapper un rire. Je trichais et je mentais actuellement comme une arracheuse de dents, et ça me faisait exulter. J’avais un filtre buccal magique fait par Ekrest, et un métabolisme divin de toute façon habitué à mes excès. Levi n’avait pas l’ombre d’une chance.

La tournée suivante, nous eûmes le droit à dix verres chacun. Cette fois-ci, je pris mon temps pour les vider. Ce n’était pas une compétition de vitesse. Et, de toute façon, mes précautions étaient inutiles, puisque je ne ressentais rien. Le filtre, un voile de tissu rigidifié qui épousait parfaitement la forme de mon palais, avait été gorgé d’une potion spécifique – dont je ne connaissais même pas les ingrédients – qui contrait les effets de l’éthanol. Entre deux gorgées, je me fis une note mentale d’aller chercher ça à la bibliothèque un jour ou l’autre, puisque la réserve que m’avait laissée Ekrest n’était malheureusement pas inépuisable.

Les clameurs qui suivirent la troisième ronde furent déjà un peu plus éloquentes. La musique baissa d’un cran, et un de mes demi-frères passablement ivres, qui s’improvisait présentateur, prit le micro :

— Bonsoir, bonsoir, mesdames et messieurs, votre attention s’il vous plaît, nous avons un dangereux concours de beuverie qui s’organise au bar… J’crois que je vais pas tarder à les rejoindre, moi, mais je ne suis pas sûr de tenir le coup… Qu’est-ce que vous en pensez ?

Il fut acclamé, encouragé. Je souris, lui fis coucou de la main pour qu’il vienne. Pour autant, je ne savais absolument pas de qui il s’agissait. De toute façon, sous cette lumière stroboscopique, reconnaître quelqu’un que j’avais peut-être vu une fois, ou deux au maximum, aurait relevé du miracle, et il n’en prit pas ombrage. Déjà, on ouvrait une quatrième bouteille pour l’accueillir dignement. Il s’installa à côté de moi, me fit un sourire.

— Ça ne te dérange pas si on t’en file cinq par tour ? criai-je à son oreille.

— Hein ?

— Toi. Cinq. Nous, dix. Ok ?

Le pire était qu’avec cette formulation stupide, il parut comprendre. Je secouai la tête, désespérée, fis un signe au barman, qui n’avait évidemment rien entendu de notre échange. Je lui montrai cinq, puis indiquai le nouvel arrivant. Il acquiesça, aligna nos vingt verres à shot – il n’allait pas s’embêter à nous en sortir de nouveaux à chaque coup, non plus – en rajouta cinq. Je souris, amusée. À nous trois, avec des verres standard nous vidions une bouteille d’un litre. Magnifique.

Je fis semblant de peiner au quatrième tour. Juste un peu, pour le réalisme de la scène. En réalité, je ne ressentais rien, à part la brûlure dans ma gorge qui avait amené une douce rougeur sur mes joues, tandis qu’à côté de moi, les synapses soudain noyées dans l’éthanol qui était soudain monté, Levi semblait être à un petit verre du coma éthylique, et il considérait chacun de ses shooters longuement avant de les boire. Quant à l’autre Loki, dont je ne connaissais pas le nom, il avalait les siens tranquillement, un à un, avec un gentil rythme de grand-père. Mais il les vidait, sans répandre le contenu de son estomac sur le plancher en même temps, ce que je pouvais lui concéder comme honorable.

— Lilith… je… laisse… tomber…

Littéralement. Levi s’affala sur le comptoir, au bord de l’inconscience. Il avait encore les yeux ouverts, mais si on continuait comme ça… Ça risquait de me retomber dessus. Et ce n’était pas ce que je voulais. Mon filtre solidement collé à mon palais, je terminai les trois verres qu’il n’avait pas pu achever, souris, tapai dans la main du Loki inconnu, et attrapai Levi à bras-le-corps. Le pauvre. Je lui avais fait avaler trente-deux shots en moins de trente minutes, il y avait clairement de quoi être à l’ouest.

Pauvre petit, ricanai-je in petto.

— CHARGEMENT FRAGILE, LAISSEZ PASSER !

Mon cri déclencha un immense éclat de rire général, et la foule s’écarta. Je soulevai Levi, renforçant mes muscles comme à l’entraînement pour le porter sans faire trop d’efforts, le traînai vers la sortie. Avisant Sam dans un coin, je lui fis signe d’approcher. Il s’exécuta, à peine surpris que je sois encore lucide, voulut attraper l’autre bras de son nouvel Élu. Je secouai la tête.

— Cinq bouteilles, dans ma chambre, plus une spé. Merci, tu es un ange.

Il roula des yeux, marmottant quelque chose à propos du nettoyage le lendemain. Je me contentai de rire, me penchai vers Levi, et lui susurrai à l’oreille :

— On va aller prendre l’air, d’accord ? Tu vas respirer un peu, ça va te faire du bien.

Il était trop dans les vapes pour acquiescer ou protester. Je le traînai loin de la salle commune bruyante, vers une fenêtre de l’aile des dortoirs, où, je le laissai s’appuyer contre le mur le temps d’ouvrir les battants en grand. Lorsque l’air glacial s’engouffra à l’intérieur, je fus parcourue d’un frisson. Suivant l’appel du froid, Levi esquissa quelques pas vacillants vers la fenêtre. Je le laissai reprendre un peu ses esprits, m’accoudai à côté de lui. La musique n’était plus qu’un écho, assez faible pour que je puisse parler dans un souffle.

— Est-ce que tu savais ?

— Pour ?

— Ta nomination.

— Non.

Bourré comme il était, il devait être quasiment incapable de mentir. Je poussai un soupir, prise d’un bref doute. Puis, soudain, je lui agrippai la nuque, le poussai vers l’avant, et le maintins penché, la tête dans le vide. Trois petits étages. Assez pour le tuer s’il ne se transformait pas. Et il était encore trop saoul pour maîtriser une métamorphose correcte.

— Lâche-moi !

— Tsss. Silence, sinon tu fais une descente rapide.

Il se tut. Je souris, approchai mes lèvres de son oreille. La rage, qui ne m’avait jamais vraiment quittée durant le concours de beuverie, qui avait juste été noyée sous la brûlure de la vodka, refit violemment surface, assurant ma poigne et la haine qui se déversait dans ma voix.

— Écoute-moi, abruti. Je me fous de ton titre. Je me fous de ce que tu es censé représenter. Je te préviens maintenant, je ne le referai pas une seconde fois. Si tu me fais chier, tu vas regretter de ne pas être déjà à Niflhel. Capito ?

Il acquiesça de mauvaise grâce. Je le relâchai, lui donnai un coup de coude dans le dos au passage. Il grogna, faillit basculer. Si c’était arrivé, je n’aurais rien fait pour le retenir. Mais, après quelques secondes de panique confuse, il retrouva son équilibre et je dus réprimer un soupir dépité.

— Bordel, t’es cinglée…

— On m’aime comme ça, répliquai-je avec un rire moqueur. Ou pas. Viens.

Sans vraiment lui demander son avis, je le traînai vers les escaliers, les grimpai deux à deux jusqu’à mon étage, et ne m’attardai pas devant la chambre de Selvie, qui, d’après les bruits qui filtraient sous la porte, était occupée.

— Qu’est-ce que tu fous ? grogna Levi en voyant qu’on approchait de ma chambre.

— Tu ne vas quand même pas dormir dans le dortoir commun ? Toi, l’Élu ?

Il me rendit une grimace, mais ne contesta pas. Entendre ce silence, qui disait qu’il avait déjà accepté sa place et les privilèges qui allaient avec, me donna envie de vomir. Je réfrénai de mon mieux cette pulsion, lui adressai un sourire faussement bienveillant, et ouvris ma porte. Les bouteilles, par un quelconque miracle de Sam, m’attendaient déjà sur le seuil. Je les attrapai par le goulot, trois dans chaque main, fronçai un sourcil. Levi piétinait devant l’entrée, indécis et perdu, gêné par mes sautes d’humeur.

— Eh, c’est une offre d’une nuit ! Demain, je serai sobre, tu pourras crever avant que je ne te laisse entrer ici.

— Ça ne changera pas de d’habitude… marmotta-t-il d’une voix pâteuse.

Mais il entra malgré tout. J’esquissai un sourire à sa remarque, me glissai à l’intérieur, refermai la porte d’un coup de pied, et m’assis sur mon lit. Négligeant la chaise de bureau qui lui avait été d’office attribuée, Levi vint s’affaler à côté de moi, dos au mur. Je fis courir mes doigts sur les bouchons de bouteilles pour repérer la spé que j’avais commandée, qui avait déjà été ouverte une fois, et je la lui tendis. Il en avala une lampée au goulot, tandis que j’ouvrais une autre bouteille.

— Tu vas souffrir, ici. Tu n’es pas prêt.

Il fut assez intelligent pour comprendre que « ici » ne référait pas au lieu actuel, mais à sa nouvelle position au sommet. Au lieu de me répondre, il prit une autre gorgée. J’attendis quelques secondes, pianotai discrètement sur mon téléphone pour le déverrouiller et lancer le Dictaphone, puis me jetai la tête la première en terrain dangereux.

— Qui t’a déjà prêté allégeance ?

Il me cita des noms, sans se rendre compte que j’enregistrais chaque mot. Pendant un bref instant, je fus réellement prise de pitié. Il n’avait vraiment aucune idée de ce qui l’attendait. Adam était encore pire que moi lorsqu’il s’agissait de manipuler les autres. J’avais été formée à la bonne école, certes, mais lui avait plus d’expérience.

Cela dit, connaissant le brun, il risquait de prendre le parti de l’Élu, tant pour assurer ses arrières qu’aller à l’encontre de mes intérêts. À cette idée, je refoulai la commisération en bloc. Levi et Adam, c’était un duo très dangereux, qui avait déjà fait ses preuves par le passé.

— Qui m’espionne pour ton compte ?

Le spé dans sa bouteille à lui, une drogue délicate qui stimulait les centres nerveux liés à la suggestivité, mêlée à un léger amnésique, faisait son effet. Il me répondit sans broncher. Durant les quelques quarante minutes qui s’enchaînèrent ainsi, je lui posai des questions précises dont il ne se souviendrait pas le lendemain. Il me donna tout ce que je voulais savoir. Ses alliés, ses positions déjà établies, les potentielles horreurs que je pouvais déterrer sur lui, mentionna même quelques missions ratées dont les rapports avaient été modifiés à son avantage. Il me parla de sa famille, de son père, maintenant mort, mais d’un petit frère humain qui, à l’heure actuelle, devait avoir la cinquantaine. Je le gardai dans un coin. Il mentionna aussi d’autres concurrents qui lui avaient fait de l’ombre, ou alors qui complotaient dans mon dos. Tout ça fut évidemment enregistré sur mon téléphone, peu avant qu’il ne sombre dans un sommeil de plomb.

Après qu’il se soit endormi, j’allai m’asseoir sur mon bureau, mon cœur cognant étrangement fort dans ma cage thoracique. J’avais refoulé toutes mes émotions pendant cette dernière demi-heure, pour ne pas me laisser distraire, et je le faisais toujours. Mais il me restait cette pointe d’appréhension nerveuse, que je reconnus comme l’inquiétude qui précédait une mission. Qui annonçait les derniers instants de calme avant la tempête.

| † | † |

— Seeeelv…?

Il était un peu plus de cinq heures du matin, et les derniers fêtards venaient d’aller se coucher. Je le savais parce que, enfin, les lumières du troisième étage s’étaient éteintes, et les bruits de pas allant et venant entre les dortoirs et les toilettes s’étaient tus.

Lorsque je toquai trois coups légers à sa porte, qui s’était ouverte avec mes empreintes digitales, Selvigia, tranquillement endormie, leva le nez avec une grimace que je ne pus que deviner, dans l’obscurité.

— Hmmm ?

— Tu me files un coup de main s’il te plaît ?

— Qu’est-ce que tu as encore fichu, toi ? grommela-t-elle, échappant difficilement à l’emprise d’Adam, qui devait dormir avec son bras autour de sa taille, vu le peu que je distinguais dans la pénombre.

Malgré l’heure indécente et ses bâillements grincheux, elle m’accompagna dans le couloir, vêtue seulement d’un peignoir. Là, à la lumière des veilleuses néon tamisées, elle vit le sourire que je n’arrivais pas à réprimer, et roula des yeux. Et, quand elle parvint dans ma chambre, elle dut étouffer un hoquet de stupeur. Et pour cause, la scène avait de quoi choquer. Le nouvel Élu, qui serait bientôt l’homme le plus respecté de la Confrérie, était saucissonné comme une larve dans un sac de couchage fin, bâillon sur la bouche et chiffon noir devant les yeux. Précaution inutile, puisqu’il dormait toujours. Selvigia cilla.

— Qu’est-ce que tu lui as fait avaler, hier ?

— Tu ne veux pas savoir… soufflai-je avec un rire discret.

Elle poussa un soupir retentissant. Mais elle avait déjà ce sourire en coin aux lèvres, et cette étincelle malicieuse dans les yeux. C’était gagné.

Nous nous habillâmes en quatrième vitesse de combinaisons thermiques, celles que nous utilisions pour courir dehors, et Selvigia alla ouvrir la fenêtre. De mon côté, je fis apparaître deux seringues : un somnifère, et une drogue qui empêchait temporairement l’utilisation de pouvoirs magiques.

— Tu es sûre qu’il va survivre, avec tout ce que tu lui fais ingérer ?

Je m’arrêtai un bref instant. Dans l’absolu, avec tout ce qu’il avait encore dans le sang, ça pouvait encore être potentiellement dangereux de lui inoculer ça…

Puis, je haussai les épaules.

— Bah… je pense. Il est solide. Ou pas, d’ailleurs, mais tant pis pour lui.

Et, ni une ni deux, je lui injectai les deux produits dans la carotide. Il ne bougea pas d’un cil. Je souris. Il ne se réveillerait pas avant les quatre ou cinq prochaines heures, normalement. S’il se réveillait tout court. Le contraire ne m’aurait pas vraiment dérangée, mais malheureusement, mon père risquait de vouloir ma peau ensuite. Et, aussi furieuse que je puisse être, je n’étais pas exactement assez puissante pour survivre à une véritable confrontation avec Loki.

— Tiens, mets-le là-dedans.

Un souffle d’air glacé s’engouffra dans la pièce. Malgré la combinaison que je portais, je frissonnai, tournai la tête. Selvigia avait disparu, laissant derrière elle une civière aux couleurs un peu trop éclatantes à mon goût, dotée de cordes qui permettaient de l’accrocher pour un transport aérien. Je fronçai un sourcil, allai me pencher par-dessus le parapet, à la recherche de ma sœur. Mais elle n’était nulle part en vue. Je poussai un soupir, comprenant ce qu’elle attendait de moi, et attrapai le sac de couchage dans lequel était emballé Levi, pour le tirer sur le brancard. Ahanant et pestant sous l’effort – je ne m’étais pas transformée cette fois-ci – je l’installai au jugé dans la bonne position, serrai les sangles au mieux.

Quand je me retournai à nouveau, Selvigia était perchée sur mon parapet, un sourire narquois aux lèvres.

— Pas de commentaire… grognai-je, boudeuse.

— C’était drôle, glissa-t-elle malgré tout, un sourire taquin aux lèvres. Accroche les mousquetons, tu veux ?

Elle me tendit un filin de cinq millimètres de diamètre, soudé autour d’un anneau. À ce moment seulement, je remarquai qu’elle était en fait en harnais de rappel. Tout en faisant ce qu’elle me demandait, je demandai :

— Pourquoi tu as du matos d’escalade, toi ?

— Tu ne sais jamais quand ça peut te servir. J’en ai eu besoin deux ou trois fois.

Elle avait une voix distante, concentrée. Je levai les yeux, juste à temps pour voir des étincelles turquoise s’échapper de ses doigts. Je ne la questionnai pas là-dessus, bien que je sois curieuse de savoir ce qu’elle faisait, préférai accrocher le dernier des quatre mousquetons sur l’anneau.

— C’est bon ? Maintenant, aide-moi.

Elle se propulsa vers l’extérieur d’un coup de pied tout en appuyant sur sa ceinture. Une seconde plus tard, elle était un mètre plus haut. Puis deux. Puis trois. Et le bout de corde qu’elle m’avait laissé commençait à se tendre. J’attrapai la civière à la hâte, la fis glisser vers la fenêtre en même temps qu’elle se soulevait. Elle cogna doucement contre le parapet, mais je parvins à la mettre dans le bon axe. Et, bientôt, Levi fut suspendu cinq étages au-dessus du sol, sans rien pour arrêter sa chute si le fil se rompait. Je souris.

— Va m’attendre en bas !

Pas à pas, Selvigia entama une descente prudente le long du mur. De mon côté, je me métamorphosai, me coulant avec un plaisir indescriptible dans la forme d’un faucon, et descendis en lents cercles vers le sol, où je redevins humaine. Une vingtaine de secondes plus tard, la civière se posait en douceur sur le sol de graviers. Je jetai un coup d’œil prudent à la fenêtre la plus proche, guettant des éventuels signes de vie, mais la seule chose que je vis fut un voile turquoise brouillé qui couvrait toutes les vitres, du rez-de-chaussée jusqu’au cinquième étage. Une illusion, l’œuvre de Selvie. Un sourire éclaira mon visage.

La nacelle se posa en douceur sur le sol, je la décrochai en un instant. Selvigia remonta en quatrième vitesse détacher son matériel et le faire disparaître, et me rejoignit très vite. Nous échangeâmes un sourire complice, nous transformâmes en hommes, chargeâmes Levi sur nos épaules, et nous engageâmes d’un pas rythmé dans le Labyrinthe.

J’avais pris l’arrière, laissant à ma sœur le soin de nous guider, comme souvent. Elle adorait ce lieu, y passait le plus clair de son temps, souvent seule, pour des raisons qui m’échappaient. Quand je la cherchais, je pouvais la trouver soit dans sa chambre, avec un livre ouvert, soit ici. Je ne lui avais d’ailleurs jamais demandé pourquoi elle aimait tant être dans un endroit aussi étrange, gorgé de magie sombre. Chacune ses secrets.

Étrangement, le Labyrinthe semblait souvent lui rendre cette drôle d’affection. Quand je marchais avec elle, je tombais rarement sur des obstacles, comme si le dédale s’arrangeait pour lui faciliter le passage, où qu’elle aille. Aujourd’hui encore, nous n’eûmes qu’une crevasse à sauter – avec un brancard, ce fut un peu plus compliqué que d’habitude – et un gros rocher à escalader, soit trois fois rien, à l’échelle du Labyrinthe.

Nous nous arrêtâmes finalement dans une petite clairière, où Selvigia fit disparaître sa civière, et nous tournâmes les talons, laissant Levi là, ligoté par terre, inconscient.

— Tu penses qu’il va s’en sortir ?

— Ça te préoccupe vraiment ? relevai-je, sceptique, alors que nous replongions dans la pénombre des hauts murs de verdure.

— Je ne… Non…

Je cillai face à sa dérobade.

— Selv. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Non, rien… c’est juste que…

Elle s’immobilisa brièvement, tourna la tête sur le côté, me fit signe d’aller à gauche. Or, j’étais certaine que nous étions venues par la droite. Mais je l’écoutai, m’avançai de quelques pas dans l’autre chemin, juste assez loin pour me rendre compte qu’elle ne me suivait pas. Et quand je me retournai, ma sœur faisait face à un scorpion noir de deux mètres de long.

Les deux pinces gigantesques semblaient former une barrière protectrice autour d’elle, vouloir la protéger de n’importe quelle menace. L’épaisse carapace, luisante malgré l’obscurité, aurait donné du fil à retordre à n’importe quel fantassin, qu’il soit armé d’un pistolet ou d’une lance. L’immense dard, de la taille de mon buste, plafonnait à près de trois mètres au-dessus du sol, défiant quiconque de s’approcher. Je m’immobilisai, n’osant pas faire un geste, retins mon souffle. Même si ces créatures étaient là pour défendre le Manoir, en croiser une n’était jamais particulièrement agréable. La peur instinctive qui pulsait dans mes veines m’enjoignait de courir le plus loin possible.

Mais Selvigia ne semblait pas avoir peur. Debout face aux yeux médians, elle étendit lentement la main, le regard dans le vague. Le scorpion ne broncha pas, même quand les doigts blancs se posèrent sur sa tête noire, créant un saisissant contraste de couleurs dans cette semi pénombre. Fascinée et effrayée, j’observai ma meilleure amie qui baissait la tête, encadrée par un rideau de cheveux sombres, concentrée comme je ne l’avais encore jamais vue.

Le temps semblait suspendu. Ce bref instant, arraché au cours de la vie, s’étirait, s’éternisait. Je ne bougeais pas, et le scorpion non plus. Seule Selvigia tournait lentement la tête de gauche à droite. Dans le silence qui était tombé, je percevais un étrange murmure qui s’échappait de ses lèvres presque hermétiquement closes, quelque chose entre les mots, le bruit de gorge et le claquement de langue discret. Quelque chose que je ne comprenais pas, que mon intuition me hurlait de fuir.

Et puis, une patte après l’autre, la bête recula d’où elle était venue, dans le chemin de droite, qui était juste assez large pour la laisser passer. Quand, enfin, elle se fut totalement fondue dans l’obscurité, je me permis une inspiration nerveuse, le cœur battant, m’approchai de ma sœur. Sans se retourner, le regard dans le vague, elle murmura :

— Je m’inquiète pour toi…

— Dit celle qui vient de bavasser avec un scorpion géant… relevai-je, sceptique.

Elle pivota en roulant roula des yeux, me retourna un coup de coude dans les côtes, pas aussi joueuse que d’habitude.

— Je ne risquais rien.

— Ah bon ?

Elle ne répondit pas au « pourquoi ? » implicite. Au contraire, elle se détourna, s’engagea à droite, derrière la bestiole, et dévia sur un autre sujet.

— Kaiser va savoir que c’est toi.

Je notai, dans un coin de mon esprit, qu’elle avait dit toi et pas nous, alors que d’habitude, cela aurait été le contraire.

— Elle n’a aucune preuve, rétorquai-je.

— C’est vrai, mais… elle va te rendre la vie impossible. Tu ne sais pas de quoi elle est capable…

Je cillai, sceptique. Dans la voix de Selvigia, une délicate nuance de rancœur prédominait, une nuance que je n’avais que rarement entendue de sa part.

— Je suis sa meilleure agente, elle ne va quand même pas me dégrader pour une farce, non ?

Ma sœur ne répondit rien. En soi, cela ne voulait pas dire oui. Elle ne le pensait d’ailleurs pas, à mon avis ; j’étais bien trop efficace sur le terrain pour être mutée aux bureaux. Mais il y avait un non-dit dans son langage corporel, une tension qui témoignait d’un secret. J’attendis, marchant en silence à ses côtés, consciente que si elle ne voulait pas se livrer, elle ne le ferait pas.

— Elle n’a pas de terrain sur lequel t’attaquer… Tes états de service sont irréprochables, tous tes proches sont morts…

C’était violent rappel, et il n’en fallait pas plus pour précipiter le flot de souvenirs qui se leva comme un tsunami destructeur, menaçant de me noyer. En premier venait le plus violent de tous, l’image de ma mère. Prise au dépourvu par la remarque de Selvigia, je n’eus pas le temps de lutter pour la repousser.

Il me fallut moins d’une seconde pour revivre en accéléré sa mort. Le jour de mon quatrième anniversaire. Une apparition brumeuse de Loki venant la prévenir, elle qui doutait de ce qu’il disait et refusait de s’en aller. Odeur d’ozone, brusque variation de la température dans la maison. Le corps presque immatériel du dieu qui se jetait sur moi, le bouclier magique qu’il formait pour me protéger. Flash blanc, aveuglant. Les murs qui explosaient sur le coup. Moi, silencieuse gamine de quatre ans, prostrée sous le dôme turquoise, contemplant les cendres qui voletaient. Ne réalisant pas encore que la vie que je connaissais jusqu’alors venait de partir en fumée.

Je cillai, et la vision disparut, laissant derrière elle une sourde douleur dans la poitrine et un goût d’acide dans la gorge. J’avalai difficilement ma salive.

— Bref, elle n’a aucun moyen de pression, acheva ma sœur.

— C’est parfait, non ?

— Non. C’est loin d’être parfait.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Elle hésita. Puis, finalement, m’adressa une grimace peinée.

— Qu’est-ce que te dirait Ekrest ?

— De réfléchir à ce que tu viens de dire, répondis-je sur-le-champ, sans une hésitation.

— Voilà. Écoute-le.

Et elle se mura dans le silence.

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