Pour qui me prennent-ils ?

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Mes yeux balayèrent fluidement la pelouse. Rien. Encore et toujours rien. Elle n'a pas pu disparaître, c'est impossible. Elle reposait sous mon nez, je le lève et elle disparait. J'en ai assez, ne peut-elle jamais rester tranquille ? Dépité, la mine basse, je retourne sur la terrasse, vérifiant en passant qu'elle ne s'est pas cachée derrière les nombreux pots de fleurs, dans les buissons, dans un trou peut-être... Mais décidément, il n'y a rien. Ce n'est pas la première fois que ça arrive, voilà le pire. Heureusement, elle finit par réapparaitre à chaque fois. Mais sur le coup, c'est tout de même énervant.

Je vais donc m'asseoir sur la terrasse, à côté d'Alexandre, plongé dans un livre. D'un signe discret, il me montre qu'il a remarqué ma présence, mais ne s'en soucie pas davantage. Son nez touche presque les pages tant elles semblent intéressantes, mais rien ne m'effleure, moi. Moi qui suis pourtant bien plus intéressant que ce vulgaire livre. Sur la couverture, je discerne une sorte de gros lézard, avec la bouche enflammée. Des lézards il y en a ici aussi, à quoi bon les voir dans un livre ? Je pense que je ne le comprendrai jamais, il est trop différent, trop étrange. Sans un bruit, déçu de ne pas recevoir l'attention que je mérite, je me lève à nouveau, quittant cet endroit pourtant agréable, chauffé par les rayons du soleil.

En entrant dans la maison, je suis assailli de multiples odeurs. Ça sent bon. Très bon même. Plein d'espoir, je me rends dans la cuisine où Maman suit fiévreusement une recette. Encore un livre... Décidément, ils sont incapables de s'en passer. Je m'approche d'elle, tente de la rassurer en me faisant le plus mignon possible. Maman aime bien quand je fais ça. Elle ne peut jamais s'empêcher de me laisser manger un peu de ce qu'elle prépare, de m'ébouriffer la tête ou de me malaxer les joues. Elle pose un regard anxieux sur moi, s'arrête un instant... Ca ne prend pas, pas cette fois. Avec un petit sourire, elle secoue la tête avant de retourner précipitemment à sa casserole fumante. Décidemment, ce n'est pas mon jour. Je savoure encore un peu le délicieux fumet qui se dégage de la préparation, puis me résigne et fait demi-tour.

Durant toute la soirée, je tourne. Je tourne en rond dans le salon, comme un fantôme sans sa tombe. La seule qui aurait pu m'apporter un peu de réconfort a disparu. Alors oui, je suis despéré. Régulièrement, je jette des coups d'oeil à Alexandre, toujours avachi dans son fauteuil sur la terrasse, avec son livre. Non, pas avec moi, avec son livre.

Quand Maman, au bout d'un temps incertain, sans doute proche de l'infini, hurle à toute ma famille de venir manger, je me lève brusquement. C'est le branle-bas de combat dans la maison. Chacun délaisse ses activités, dévale les escaliers comme un ouragan, saute sur son siège autour de la table de la cuisine. Plein d'espoir, je m'approche à nouveau de Maman, me fait mignon, bon élève... À nouveau, une négation de la tête m'envoie balader. Pourquoi ? Pourquoi tout le monde mange ce délicieux repas et pas moi ? Je ne suis pas allergique, j'ai été bien sage, même si je l'ai perdue c'est tant pis pour moi. Pourtant c'est encore non. Alexandre se tourne vers moi et hausse les épaules avec une moue désolée. Toujours là pour me plaindre au dernier moment lui. D'un regard, je lui montre que, malgré tout, je ne suis pas faché et m'éloigne, plein d'idées noires. Si seulement je n'étais pas seul. Si seulement elle n'avait pas disparu. Je retourne dans le jardin, décidé à la trouver. Je fouine, je creuse, je cherche, partout, vraiment partout. Aucune trace... Elle finira par revenir. C'est avec cette certitude que je m'assois dans l'herbe, le regard fixé sur ma famille se levant peu à peu, son repas terminé.

Alors que j'apercois Papa s'approcher de moi, mon coeur bondit d'une joie nouvelle, d'un fol espoir, le dernier encore lumineux. Je précipite vers lui, fais le joyeux, comme il aime, lui tourne autour, je remplis bien mon rôle globalement. Avec un sourire, il se penche vers moi et murmure :

" T'as perdu quelque chose mon bonhomme pas vrai ?"

Mon coeur s'emballe à ces paroles, je frétille de joie, me roule par terre tant je suis heureux.

" Tu veux ta baballe hein ?"

Oh que oui, j'ai envie de lui hurler. Il sort ma baballe de sa poche, l'agite quelques instants sous mon nez puis la lance en s'écriant : " Va chercher ! " C'en est trop pour mon petit cerveau. Je m'élance à la poursuite de la balle, comme un boulet de canon dans les airs. Je ressens le plaisir de la mastiquer entre mes crocs et me couche à l'ombre d'un arbre pour en profiter avant qu'elle ne disparaisse à nouveau.

C'est donc lui qui l'avait. C'est Papa qui m'a volé ma balle. À chaque fois c'est la même chose mais je suis tellement heureux de la retrouver que j'en oublie mon envie de révolte. Aujourd'hui pourtant, elle est bien réelle. Honnêtement, pour qui me prennent-ils tous ? Je ne suis pas un vulgaire toutou, je suis un membre de leur famille, et ils ont tendance à l'oublier avec leurs coups fourrés. Mais maintenant une chose est sûre, être un chien sans sa baballe est pire qu'être un fantôme sans sa tombe.

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