Durlinsbach, le mercredi 19 août 2024

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— Salut Céline. J’ai vu que tu m’as laissé un message. C’est au sujet du moulin, c’est ça ?

— Bonjour, Julia, oui, quelqu’un a téléphoné pour le réserver à partir du vingt-neuf. Il faudrait que tu ailles voir si tout est en ordre dès que tu as un moment.

— Ça sert à rien d’attendre, je vais y aller cet après-midi, j’ai fini de toute façon au coq.

— Ça va, il y a un peu de monde quand même ?

C’était une bonne question. Elle avait eu des craintes lorsque Gérard, le patron, avait mis Jimmy, le jeune serveur, à mi-temps. Il lui avait toutefois assuré qu’il maintenait son contrat. Le plus difficile semblait derrière eux. On revoyait du passage et même des clients réguliers qui reprenaient petit à petit leurs habitudes d’avant COVID. Entre son service de trente heures au coq et son poste à mi-temps à la mairie, son budget tenait toujours à un fil. Heureusement que Gérard lui avait mis à disposition la vieille ferme de ses parents.

— À midi, on a fait dix couverts et c’est pas mal, tu sais. Loin bien sûr de ce que l’on faisait, quand je suis arrivé, ça tournait à plein en 2017 et Gérard m’avait embauchée avec soulagement. Il m’aime bien, je crois.

Céline éclata de rire.

— En tout bien, tout honneur, s’empressa de rajouter Julia.

— Mais oui, bien sûr. Tu sais, il te considère un peu comme sa fille. Je le sais, on a discuté de toi il n’y a pas longtemps. Finalement, tu t’es bien intégrée dans le village.

Une petite anxiété prit naissance au fond de l’esprit de Julia.

— Je vois qu’on parle de moi, alors ?

— Eh bien oui, tu es une énigme un peu, ici. Je sais bien que c’est pour toi, ta région d’enfance, mais certains ne comprennent pas pourquoi tu es venu t’enterrer à Durlinsbach.

Elle savait bien qu’elle ne pouvait échapper à ce genre de question et, pour le moment, elle avait réussi à donner le minimum d’explication. Le fait d’avoir simplement dévoilé la perte de ses deux parents dans un accident avait calmé le questionnement.

— J’ai pourtant fait ce qu’il fallait, je me suis mise tout de suite à balayer le trottoir devant chez moi.

Elles éclatèrent de rire. Julia ouvrit le boîtier au-dessus du bureau pour prendre un des deux trousseaux de clés du moulin.

— Bon, j’y vais.

Elle décida se s’y rendre à pied. Les fortes chaleurs, balayées par les orages, avaient cédé la place à un air bien plus respirable. Une belle balade le long de la rivière, voilà ce qu’il lui fallait !

Un chemin avait été ouvert, tout récemment le long du Grimbach. La sécheresse l’avait réduit à une triste succession de petites flaques qui se révélaient être, par contre, une véritable aubaine pour des agrions. Sylvain, le fils de Gérard, lui avait dit que l’on pouvait voir des castors et il s’était proposé de lui montrer. Elle sourit en y repensant. Elle avait bien compris que la présence ou non des castors n’avait pas beaucoup d’importance. Il était mignon Sylvain, elle l’aimait bien. Elle appréciait beaucoup sa retenue, il semblait doux et attentionné. Ce jeune homme l’attirait et, à l’évidence, c’était réciproque. Mais elle savait bien qu’elle ne devait pas céder. Chaque rencontre était source de douleur. Son âme se retrouvait écartelée entre le désir de capituler devant ses avances et la petite sonnette d’alarme au fond de son esprit qui la sommait de refréner ses pulsions. Allait-elle vivre perpétuellement cette torture ?

Elle sursauta, tirée de sa morosité par le cri indigné d’un héron qui s’envola. À mi-chemin, un arbre tombé récemment barrait le passage. Il était de petite taille et elle l’enjamba sans difficulté. Il lui faudra penser à le signaler à Léon pour qu’il vienne le couper. Elle remarquait depuis quelque temps qu’il y avait plus de chutes d’arbres. « À cause de la sécheresse », lui avait expliqué Léon. Une douce brise souleva sa robe légère et lui apporta un souffle rafraîchissant. Elle appréciait particulièrement ces moments où elle prenait conscience de son corps de femme. Le léger courant d’air le long de ses cuisses déclencha un délicieux frisson.

Elle ferma les yeux et se laissa imprégner par tous les sons autour d’elle. Ici, elle retrouvait avec bonheur les sensations de son enfance. La nature s’était montrée accueillante pour elle lorsqu’elle était ado. La consolant au sein de son giron quand la vie lui semblait insupportable. Les longues heures passées au crépuscule parfois, lui avait enseigné le chant des oiseaux ou les coassements des grenouilles. Elle gardait, en mémoire, la vision fugitive d’un renard ou d’un blaireau. Bien sûr, le retour à la maison n’était pas toujours agréable, car ses parents n’appréciaient guère qu’elle disparaisse ainsi. Mais les remontrances n’étaient jamais sévères. Irène, sa mère, s’inquiétait surtout de ses humeurs, la pressant de questions. Elle savait qu’elle avait eu beaucoup de chance de les avoir. Ils avaient sans doute évité qu’elle ne commette l’irréparable.

Elle se rendit compte qu’elle était arrivée. Elle s’engagea sur la petite passerelle qui enjambait le cours d’eau. Les murets de pierres moussues canalisaient le courant, du moins lorsqu’il y avait de l’eau. Toutefois, Julia ne comprenait pas comment on avait pu construire ici un moulin qui fonctionnait, tellement le débit était faible. Serge Ketterlé lui avait apporté une explication. Le débit de la rivière était plus important à cette période du moyen-âge. C’était quelqu’un d’important Serge, la mémoire vivante du village et encore bien, plus tellement il connaissait d’histoires de toutes sortes. Bien sûr en tant qu’ancien prof d’Histoire à Ferrette, on pouvait y voir une logique, mais son savoir et la somme de ses connaissances allaient bien au-delà. Elle avait appris le drame qui l’avait frappé il y a cinq ans. Sa femme avait été tuée, écrasée par un pan du mur du moulin. On ne sut jamais pourquoi elle s’était engagée sur ce passage pourtant barré. Ce drame fut à l’origine d’une grande discussion au sein du conseil municipal pour décider entre la démolition complète du moulin alors en ruine, ou, au contraire, de sa rénovation pour en faire un gîte. C’était finalement cette solution qui avait été retenue.

On devinait, au milieu du grand mur principal, l’emplacement de la roue depuis longtemps disparue. Elle contourna la bâtisse pour rejoindre la cour. La restauration avait été effectuée dans le souci de conserver le caractère authentique du bâtiment initial. Les murs en pierre avaient été nettoyés. Céline lui avait expliqué que, suite au drame, une bonne partie des murs avait été démolis pour être reconstruits à l’identique. Elle contemplait la lourde porte en bois avec son large heurtoir. L’huisserie avait résisté aux injures du temps. Elle avait plus de cent ans, lui avait confié Serge. Durant la dernière année, elle était venue ici deux ou trois fois seulement pour vérifier que tout allait bien. La crise de la COVID avait stoppé net les locations.

— J’espère qu’il ne va pas il y avoir de mauvaises surprises.

La serrure moderne avait été habilement dissimulée dans l’ancienne. La clé tourna sans aucune difficulté. Une légère odeur de renfermé lui envahit les narines.

— Ça sent ! C’est vrai que je ne suis pas venue depuis juin, je crois.

Lorsqu’elle était arrivée à Durlinsbach, elle s’était présentée à la mairie pour demander s’ils ne cherchaient pas quelqu’un pour faire un peu de secrétariat. Elle se souvenait très précisément du regard étonné de Nadia Enderlin, la maire. Elle avait marqué un moment de silence en la dévisageant. Et puis, elle lui avait spontanément proposé de s’occuper du petit patrimoine communal. Il manquait quelqu’un.

— Je vous préviens, vous n’allez pas être débordée de travail ni par le revenu, finit-elle en rigolant. Mais c’est un poste qui reste vacant. Nous avons l’église, mais là ça ne vous concernera pas. Par contre, l’ancien presbytère est en cours de réhabilitation. Il y aura trois logements et là, il faudra gérer les locations. Il reste le vieux moulin que nous louons en gîte. Je dois avouer qu’il est rarement loué. Ça vous va ?

Elle n’en espérait pas tant. Le contrat fut très vite signé. La perspective de s’occuper de ce vieux moulin la réjouissait.

Elle commença par ouvrir toutes les fenêtres avant de passer à la cuisine. Elle vérifia l’arrivée de gaz et ouvrit tous les placards pour en reprendre l’inventaire. Elle tira les tiroirs.

— Évidemment, il y a des petites cuillères qui ont disparu ! soupira-t-elle.

Elle inspecta la pièce. La poussière s’était tranquillement installée sur le plan de travail. Elle passa le doigt.

— De toute façon, je suis bonne pour revenir demain faire le ménage.

Elle passa au salon très lumineux et meublé au minimum, dans le style rustique. Tout comme le reste, l’intérieur avait été aménagé avec goût. Elle déplaça quelques livres sur l’étagère, ce qui libéra une volée de poussière.

— Bon et bien il y a du boulot !

Elle grimpa l’escalier qui menait aux chambres. Il était neuf, mais grinça quand même un peu sous son poids. L’odeur de renfermé s’estompait. Là aussi elle ouvrit tout en grand. Il n’y avait qu’une personne de prévue, lui avait dit Céline. Elle fera la chambre principale qui donnait sur le ruisseau. Elle se pencha à la fenêtre et s’abandonna à la contemplation.

— C’est dommage, il manque le bruit de l’eau. Par contre, la sécheresse a quand même un bon côté, il n’y a pas de moustique.

Elle redescendit pour vérifier que l’odeur s’était estompée. Elle se laissa choir dans le profond fauteuil qui trônait devant la cheminée. Comme à chaque fois qu’elle lâchait prise, ses souvenirs revenaient ; ces heures entières passées à parler aux vieilles pierres. Elle pouvait leur avouer ses pires secrets et ses malheurs. Elle sombra doucement dans un demi-sommeil.

Elle réalisa que la pénombre envahissait doucement la pièce. Elle regarda sa montre.

— Merde, déjà, il faut que je voie avec le toubib. Je me demande si ses somnifères ne sont pas trop forts !

Elle referma toutes les fenêtres et reprit prestement le chemin du retour. Gérard allait encore râler.

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