Le Ver et l'Hôte

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"La vie est une chose hideuse, et à l'arrière-plan, derrière ce que nous savons, apparaissent les lueurs d'une vérité démoniaque qui nous la rendent mille fois plus hideuse."


Lovecraft, L'Abomination de Dunwich.




Isaac, mon cher ami.

Pardonne-moi pour mon silence durant ces six derniers mois. Pardonne également ma calligraphie douteuse ; j'use de mes dernières forces pour t'adresser cette lettre.

Je me suis retrouvé confronté à une chose dont je ne pouvais me résoudre à te faire part. Persuadé de pouvoir m'en débarrasser, j'ai tenu bon. Hélas, c'est elle qui aura bientôt raison de moi. Si tu te demandes pourquoi je ne t'ai pas mis dans la confidence, toi, mon ami de toujours, je ne peux que te dire que nous ne pouvons rien contre elle. Je me refusais à te mettre égoïstement en danger dans l'espoir que tu me sauves. Je ne peux me sauver moi-même, personne ne le peut et ne le pourra jamais. Reste loin de tout ça, dans ton magnifique pays qu'est l'Islande. Ne reviens jamais au Massachusetts, ce lieu maudit. Ne reviens jamais.

Mais je te dois tout de même des explications, à toi, le seul ami que j'aie jamais eu. Je m'interdis de partir sans t'avoir mis au fait de ce qu'il m'arrive.


Aussi étrange que cela paraisse, tout débuta par un rêve. Un rêve des plus désagréables. Je me retrouvai au beau milieu d'une terre dévastée et stérile. Rien à l'horizon, exceptés quelques arbres dénudés et secs plantés dans un sol aride. J'avançai donc, sans savoir où aller, jusqu'à ce qu'une maisonnette aux murs d'argile colorée se dresse devant moi. Guidé par mon subconscient, je me vis y entrer. L'intérieur n'avait rien à voir avec l'extérieur, comme cette maison en pain d'épice dans les contes des frères Grimm. Belle et appétissante et pourtant maudite, recelant de noirs secrets.

Une fois dedans, j'avais la terrible impression de me trouver dans l'estomac d'une bête inconnue et immense. Tout était aussi désolé que le paysage extérieur. Malgré le sol spongieux qui retenait mes pieds dans un bruit de succion, je progressai. Toujours plus profondément, contre ma volonté. Quelques fluorescences sur les parois organiques semblaient me guider. La peur grandissait mais mon enveloppe onirique était résolue à avancer dans ces abîmes infâmes.

Des corps. Je me rappellerai toujours de ces corps au crâne déformé qui jonchaient ma route. Des hommes et des femmes de tous âges, des vieillards, des fillettes, des gamins ; tous morts, le visage contre le sol rougeâtre et visqueux. Il y avait des choses sous moi, qui rampaient et me suivaient sans que je m'en aperçus.

Oh Isaac, quel rêve horrible. Que Dieu te préserve des atrocités dont j'ai été à la fois témoin et victime. 

J'avançai encore et encore, et ces vers s'amassaient autour de moi jusqu'à grimper le long de mes jambes. Des vers à la couleur et à la forme indescriptibles, un mélange de sangsue, de myriapode et de lombric. Bientôt, l'un d'eux se trouva sur mon visage sans que cela engendre la moindre réaction physique chez moi. Mais intérieurement, je te laisse imaginer l'effroi qui s'est emparé de mon esprit.

Cette créature innommable se fraya un chemin dans mon oreille tandis que j'hurlai silencieusement, insensible à la douleur et pourtant horrifié.

Puis je me réveillai, haletant et en sueur.

À peine j'eus ouvert les yeux que je fus persuadé de sentir cette créature ramper à l'intérieur de mon crâne.


Il ne me fallut pas longtemps pour me rendre compte que rien ne serait plus comme avant. Le simple fait de croiser mon voisin de palier me l'assura.

Enfin, je pense qu'il s'agissait de mon voisin de palier. À la vérité, je ne puis avoir aucune certitude quant à son identité. Son visage avait disparu, remplacé par un voile de peau laiteuse. Sa voix me parvenait comme un écho, ni masculine ni féminine. Les mots de fin de répétaient en boucle :

"Bonjour, Monsieur Sorman, Sorman, Sorman, Sorman..."

Quelle horreur Isaac ! Quelle horreur... Je t'en supplie, finis de me lire avant de porter un quelconque jugement sur ma santé mentale. Tu es la seule personne qu'il me reste, et le seul capable de croire en mon histoire.

Je ne pris donc aucunement le temps de répondre à cette créature sans identité, et descendis les deux étages comme un damné. Mais la rue fut plus épouvantable encore. Partout, des dizaines de personnes sans visage, dont les silhouettes mouvantes et difformes se fondaient les unes dans les autres dans une orgie grotesque de formes indéfinissables. Il m'était devenu impossible de distinguer qui que ce soit, de quelque manière que ce fut.

Cela m'est toujours impossible. Telle est la raison pour laquelle je préfère me terrer chez moi, évitant ainsi tout rapport avec ces gens devenus entités effroyables.


Mais la solitude est une amie capricieuse, qu'il est difficile de garder pour soi très longtemps.

Quelqu'un frappa à ma porte, avec force. Un coup, deux coups, trois coups, sans relâche. Je ne pouvais me résoudre à ouvrir, sachant ce qui devait se trouver derrière ce satané seuil. Je n'en avais ni le courage ni l'envie. Aussi je décidai de rester aussi silencieux que possible, retenant mon souffle pour que la créature anonyme se lasse et passe son chemin.

Tel ne fut pas le cas. Avec horreur, j'entendis la porte de bois grincer de n'avoir pas été ouverte depuis près d'un mois. Et mes craintes renaquirent de leurs cendres à la vue de cette chose sans apparence, le visage rongé de cette immonde peau blafarde qui le recouvrait intégralement.

D'une démarche désarticulée, l'entité s'approcha de moi tout en essayant de prononcer des mots dont les phonèmes m'étaient inconnus. Sa silhouette semblait absorber les lignes autour d'elle pour s'en nourrir et grossir encore et encore, jusqu'à remplir l'intégralité de mon appartement. Je me retrouvai compressé contre elle, cette chose allait m'absorber ! Aussi je pris le couteau de cuisine qui traînait encore sur la table et me résolus à lui planter dans ce qui fut une ébauche de ventre. Une matière organique indéfinissable se déversa sur le sol. Je faillis m'y noyer, pris au piège dans cette tourbe rougeâtre à l'odeur effroyable.


Mon cher et fidèle ami. Après avoir réfléchi à cela à tête reposée, je crains d'avoir commis des actes terribles que personne en ce monde ne pourra me pardonner, y compris moi-même. Toi peut-être ? Toi, Isaac, peut-être trouveras-tu la force de m'accorder ton pardon. Cette chose grandit en moi, je suis persuadé d'être l'hôte de ce ver répugnant qui a pris possession de mon esprit. Il s'est frayé un chemin à travers mon conduit auditif pour se terrer sous la matière blanche de mon cerveau.

Les créatures des rêves sont censées rester dans les rêves. Et pourtant... Je les sens ramper sous ma boîte crânienne, s'enrouler autour de mon encéphale, me ronger de l'intérieur. Je ne puis dire de quoi il s'agit, mais où que j'aille la réalité se déforme pour laisser place à un théâtre grotesque et sordide. Je me suis fait parasiter par cette caricature de myriapode, de lombric et de sangsue qui se nourrit de mon psychisme.

Il n'y a rien que je puisse faire. Désormais tu es au courant de ce que je traverse, et j'espère que tu comprendras ma décision. Je représente un terrible danger, pour moi-même mais surtout pour les autres. Qui sait ce que j'ai pu faire et ce que je ferai encore sous l'influence de ce ver qui contrôle mes sens ?

Il est temps pour moi de lâcher prise et de me comporter en homme. Il est temps pour moi de faire preuve de ce courage qui jusqu'alors m'a toujours fait défaut.

Ne viens pas à l'enterrement, Isaac. Qui sait ce dont la chose tapie dans les tréfonds de mon crâne est capable. Il faut qu'elle meurt avec moi, avec son hôte.

Porte-toi bien Isaac. Je te souhaite la vie la plus merveilleuse qui soit, loin de cette ville maudite.



Ton ami de toujours, Samuel.

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