X. Attiser la rivalité

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La brosse rêche frotte contre le poil, laissant derrière son passage un pelage soyeux et brillant. Le peigne glisse le long de la crinière, récupérant des poussières et cassant les nœuds causés par les tresses de la veille. Bercé par le son de l’eau qui coule dans l’auge, le cheval se fait dorloter par son propriétaire. Bientôt arrivera le moment de se faire curer les sabots, un soin qu’il apprécie particulièrement. Après cela, Kiro dépose sur l’échine de son cheval un tapis moelleux et coloré sur lequel repose une selle sophistiquée d’un cuir noir étincelant.

Avant de pouvoir enfiler son pied dans l’étrier, une main se pose sur l’épaule de Kiro. Celui-ci se retourne pour croiser son fiancé, essoufflé, mal habillé, décoiffé, comme s’il venait de se lever. Timen bredouille quelques ordres incompréhensibles à un domestique nettoyant des fers à cheval, qui s’empresse de se lever pour accomplir la tâche qu’on lui demande. Puis il se retourne face à Kiro, et respire un grand coup avant de prendre la parole.

  • Je t’accompagne, dit-il simplement.

Cela ressemble plus à un ordre qu’à une demande de sa part, mais Kiro se sent d’humeur à chevaucher accompagné. Alors il s’appuie contre le mur non loin, et attend patiemment que le cheval de Timen soit préparé. Il ne faut que quelques minutes aux deux domestiques pour terminer cette besogne, et les fiancés sont prêts à partir.

Les pieds dans les étriers, les fesses sur la selle, les rênes dans les mains, ils s’en vont.

Il ne leur faut pas longtemps pour sortir du village. Le manoir Phenegel est judicieusement situé au nord, au pied d’une colline verdoyante et surplombant l’allée principale. De là, il suffit de traverser la place principale et les quelques rues résidentielles derrière pour se retrouver au beau milieu de champs à perte de vue. Blé, tournesols et maïs en sont les principaux occupants. Les fiancés se regardent dans les yeux un bref instant avant de planter leurs yeux vers l’horizon. Sans hésiter, ils hurlent à tue-tête et plantent leurs talons dans le flanc de leurs montures, les faisant démarrer au galop.

Le vent souffle sur les céréales qui plient, fait virevolter les pétales de fleurs et chatouille les narines et le crâne des jeunes hommes qui fendent l’air à toute vitesse. Le soleil illumine les plantes et fait perler quelques gouttes de sueur sur le front des cavaliers. Les chevaux se fraient un chemin parmi les nombreux champs. Ils écartent sans peine les hauts tournesols en laissant une trace de leur passage imprimée de leurs fers dans la terre.

En cet instant, les fiancés sont libres.

Libres d’aller où bon leur semble, de faire ce qui leur plaît, de profiter du bon temps.

En cet instant, ils ne pensent à rien. Ils galopent vers le soleil, sans se soucier de ce qui se trouve sur leur chemin, ou de ce qu’ils laissent derrière eux.

Lorsqu’ils arrivent au niveau d’une rivière, ils mettent pieds à terre pour laisser leurs montures s’abreuver. Le soleil tape fort en milieu d’après-midi, si bien que Kiro n’y tient plus. Il enlève ses bottes et plonge ses pieds dans l’eau froide. Comme cela ne semble pas suffisant à modérer sa température, il retire son t-shirt et s’asperge le torse d’eau fraîche. Les gouttes glissent sur sa peau, font ressortir ses muscles, affinent sa taille, avant de se faire emporter à nouveau dans le ruisseau.

Devant cette vision, Timen ne peut s’empêcher d’être déstabilisé. La chaleur environnante ajouté au sang lui montant aux joues l’obligent à s’éclabousser le visage pour retrouver son calme. Lorsque Kiro s’assoit sur la butte au bord de la rivière, Timen le rejoint et plonge également ses pieds dans l’eau.

Après quelques minutes de silence reposant pour l’un, pesant pour l’autre, Timen se râcle la gorge.

  • Désolé de ne pas être venu hier soir, chuchote-t-il presque.

Kiro ne réponds rien, mais lui adresse un sourire si chaleureux que tout le poids porté par Timen s’envole subitement. Cette vision apaise son esprit et semble briller plus encore que le soleil. Ou bien est-ce dû au torse nu de son fiancé ?

  • Je sais que tu n’aimes pas ce genre d’événements, ajoute Kiro en regardant ses pieds. Je crois que j’ai bien répondu quand le maire m’a demandé où tu étais, alors tes parents ne te reprocheront rien, continue-t-il d’un ton plus serein.

Timen lâche un petit rire. Il a entendu parler de cette histoire. Lorsque, ce matin, les femmes de chambre faisaient leurs affaires habituelles en gloussant, il a demandé à la plus proche ce qu’il se passait. Evidemment, il a été surpris sur le coup, mais finalement, même ses parents ont semblé apprécier la réponse de Kiro.

D’un sujet de conversation à un autre, le temps semble s’écouler aussi rapidement que l’eau sur leurs orteils. Les chevaux paissent. Le bruit de la rivière berce le cœur des fiancés. Le soleil apaise leurs esprits.

Quand Kiro est secoué d’un frisson, il relève la tête pour s’apercevoir que le jour s’estompe. Il enfile rapidement son t-shirt, remet ses bottes, se lève lentement et tend la main vers Timen. Celui-ci l’attrape, étonné, et se laisse soulever par son fiancé.

Le chemin du retour se déroule plus paisiblement, à une allure soutenue, et accompagné de furtifs regards et sourires. Le vent qui souffle soulève la frange de Kiro, faisant apparaître ses fins sourcils. Ce dernier ferme les yeux et profite du courant d’air frais, un grand sourire aux lèvres. A ses côtés, Timen l’observe en silence.

* * *

Une journée aussi agréable que celle-ci ne peut que cacher un évènement inattendu.

En effet, de retour au manoir, les fiancés croisent le maire. Il boite plus encore que la veille, et semble avoir dormi avec son costume, froissé, lui serrant le ventre. Sa moustache n’a pas été soigneusement peignée, comme à son habitude, et ses yeux brillent d’une lueur comme on ne lui a jamais vue. Le maire aurait-il perdu sa fougue, sa volonté ?

Il adresse un triste sourire aux deux jeunes hommes qui font leur entrée dans le jardin. Lorsqu’il passe à côté d’eux, il dégage une forte odeur d’alcool et fixe les maisons loin devant lui. Ce n’est certainement pas le moment de lui adresser la parole. Mais alors, qu’est-il venu faire au manoir Phenegel, dans cet état ?

Namtar et Felicia, assis à la table extérieure servant pour prendre le thé, affichent, eux, un sourire d’excitation. N’importe qui se demanderait ce qui peut bien rendre les époux Phenegel au point d’en jubiler de la sorte : l’apparence actuelle du maire n’en est sûrement pas la cause. Namtar fait signe aux fiancés de les rejoindre, d’un geste chaleureux de la main. Timen semble hésiter, mais il suit Kiro qui, lui, s’avance d’un pas rapide. Ce n’est pas son genre de désobéir à ses beaux-parents, même lorsqu’ils sont de bonne humeur. Une fois à leur niveau, Namtar leur fait comprendre de s’asseoir en pointant du menton les deux autres chaises.

  • Que voulait le maire ? demande Kiro, visiblement préoccupé.
  • Ce vieil homme, pour une fois, apporte une bonne nouvelle, commence Namtar d’un air amusé.
    Je ne sais pas comment il a réussi cet exploit, mais je dois bien avouer être impressionné, continue-t-il en s’appuyant contre son dossier, les bras croisés.
  • Le prince organise un grand concours ! s’extasie soudainement Felicia en frappant dans ses mains. Il y a un grand terrain vide à l’extérieur du village, le prince prévoit une immense course équestre avec une récompense que nous ne pouvons refuser !

En un clin d’œil, le sourire sur le visage de Felicia se transforme en une rage de vaincre. La flamme de la victoire s’allume dans ses yeux qui scrutent son fils de haut en bas. Timen est un excellent cavalier, entraîné depuis qu’il sait courir, personne ne peut le nier.

  • Timen, tu dois participer, reprend Namtar en se penchant vers son fils.

Ses yeux semblent sonder son âme. Pourquoi ses parents tiennent-ils tant à le voir disputer ce concours ? Il n’est pas certain de gagner, et pourtant les Phenegel lui imposent tous leurs espoirs, encore une fois. Gagner un concours organisé par le prince serait un atout considérable pour leur réputation, la seule chose qu’ils entretiennent réellement. Depuis qu’ils ont un fils, leur popularité semble varier sur les exploits et les erreurs de celui-ci, si bien qu’ils doivent en commander le moindre mouvement lorsqu’une foule observe.

Mais quelle récompense serait suffisamment alléchante pour attiser leur ardeur de la sorte ?

  • Quelle est la récompense ? se risque Timen, coincé par le regard insistant de son père.
  • Une rencontre avec le couple princier, c’est un grand honneur ! s’exclame Felicia, imaginant déjà le prix à ses pieds. Il donnera même un banquet en l’honneur du vainqueur, auquel participeront des têtes haut placées, continue-t-elle en jetant un regard exigeant à son époux.
  • Timen, si tu participes, c’est pour gagner, reprend Namtar en croisant les mains d’un air plus calme. Nous comptons sur toi pour apporter l’honneur sur cette maison, celui que tu mérites, que nous méritons.

Lorsque Namtar aborde la notion d’honneur, c’est en général le dernier argument qu’il possède avant de passer à la « manière forte ». Timen n’a pas envie de lui tenir tête après avoir passé un après-midi reposant, et il n’a pas non plus envie de débattre une énième fois sur la définition d’honneur, qu’il ne comprendra décidément jamais. Tout ça lui passe au-dessus de la tête.

S’il a compris une chose ces dernières années, en revanche, c’est qu’il vaut mieux se plier aux volontés des Phenegel, ainsi, ils ne seront pas contrariés. Et si le résultat dépasse les espérances, il peut même recevoir une compensation pour son dur labeur.

Avant de répondre, il jette un coup d’œil vers Kiro, et croise son regard. Celui-ci est empli d’inquiétude. D’aussi loin qu’ils se souviennent, dès que les époux Phenegel demandaient de faire quelque chose, mais si cela leur déplaisait ou leur semblait impossible, les fiancés n’avaient pas le choix sous peine d’être punis. Kiro pense toujours que se rebeller est une mauvaise idée, Timen l’a prouvé à plusieurs occasions, et pourtant, celui-ci hésite encore à obéir aveuglément. De ses yeux plantés dans ceux de Timen, Kiro lui demande d’accepter sans faire d’histoires.

S’ils continuent à jouer les enfants obéissants, peut-être les machiavéliques époux les laisseront-ils tranquilles lorsqu’ils en auront marre, ou qu’ils auront trouvé un nouveau pion.

Timen ferme les yeux un court instant et souffle du nez. Un léger sourire se dessine sur son visage.

  • D’accord, je le ferai, dit-il en se levant.

D’un pas nonchalant, il se dirige vers sa chambre, rythmé par le rire satisfait de ses parents.

Après tout, cette compétition pourrait être intéressante.

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