Charmante

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Je les vois descendre de leurs fourgonnettes et se multiplier comme des fourmis. Ils plantent leurs tentes dans la cour, dressant un véritable camp. Je sors discrètement de ma chambre, m'approche de l'escalier pour écouter. Ma mère fait une visite des lieux.
La voix masculine qui lui repond est mielleuse et dégouline d'un je ne sais quoi, très déplaisant.
- Par ici à l'étage vous avez les chambres.
J'entends la première marche craquer. Elle craque toujours. Je me réfugie derrière ma porte, collant l'oreille pour espionner.
- Merci pour votre hospitalité .
Les sonorités sont clairement allemandes. Mais cette voix-là n'est pas comme l'autre, elle n'a absolument rien de faux. Peu importe leur sincérité, les allemands sont nos ennemis tout comme nous sommes les leurs.
- Ici vous avez votre chambre Colonel et celle ci est la votre Commandant.
- Très bien très bien. Nous partageront votre table le soir vers 19h30 et prenons notre petit déjeuné à 6h tapante, nous comptons sur vous.
J'entends un claquement de talons puis des pas passants devant ma porte. Je me précipite à la vitre pour les voir s'en aller. Notre cour n'a plus rien d'une ferme, c'est désormais un camp militarisé. Je n'ai pas envie de sortir et de me confronter à leur regard. Pour le moment, à leurs yeux, je n'existe pas.

Je prends mon chevalet et mes crayons, vérifie que le couloir est désert et entre dans la chambre de Georges. Je m'installe face à la fenêtre et commence à dessiner. Ce paysage je l'ai dessiné des dizaines de fois, mais c'est comme si je le découvrais à nouveau. Je sais quel endroit magnifique se cache dans ces bois. Georges et moi y allions souvent lorsque nous étions enfants. C'est de loin l'endroit que je préfère dans ce village. Tant qu'on se trouve juste devant, on pense avoir une prairie fleurie sous les yeux, mais en s'approchant de plus près, l'herbe laisse place à un petit lac bordé de grandes pierres lisses. Je ne sais pas nager, aussi je me contentais d'y tremper mes pieds.
- Fraulein?
Je sursaute, sortant de ma rêverie et me retourne.
- Je ne voulais pas vous effrayer.
- Vous ne m'avez pas effrayée.
Mon ton est désagréable et cassant, c'est voulu.
- Que faites vous ici?
Je vois un sourire se dessiner sur les lèvres du Commandant.
- C'est la chambre que l'on m'a attribué Fraulein...
Je laisse échapper un hoquet de surprise. Comment a-t-elle pu faire une chose pareille...c'est la chambre de Georges!
Je sors de la pièce, passant en trombe devant le Commandant, laissant derrière moi crayons et tableau.
Comme je m'y attendais, ma mère est en train de préparer le repas non pour deux, mais une dizaine de personnes, les autres doivent être autonome.
- Je peux te parler s'il te plait ?
Maman a l'air fatigué et ses traits sont tirés.
- Ça ne peut pas attendre Mady?
Je secoue la tête énergiquement.
- Non ça ne peut pas attendre. Maman tu leur a donné la chambre de Georges!
- Tu sais très bien que c'est la plus confortable après la chambre d'amis.
- Je pensais que tu aurais peut être un peu plus d'égards pour ton fils parti au combat.
- Mady s'il te plaît...ne les laisse pas nous diviser.
Mon humeur s'adoucie. Mais cela me dégoûte que la chambre de mon frère soit ainsi prêté à l'ennemi.

Je sais que je ne pourrai pas les fuir indéfiniment et mon ventre se noue à l'idée de manger avec eux ce soir. Je n'ai pas quitté la chambre depuis la discussion avec ma mère. J'ai passé mon temps à les regarder s'affairer dehors, cette guerre va être interminable.
J'entends des coups frappés à la porte puis cette dernière s'ouvrir. Je sais que c'est maman sans même avoir besoin de me retourner, il n'y a qu'elle qui frappe de cette façon.
- Madeleine, s'il te plait habille toi pour ce soir tu veux bien?
Je ne réponds rien. Je n'ai pas le moins du monde envie de faire un effort vestimentaire pour flatter l'égo de nos ennemis.
- Je sais que cette situation n'a rien de facile pour toi, mais dis-toi que la situation sera bien différente si on n'y met pas du nôtre.
- D'accord maman. J'essaie de retarder le moment où je devrais entrer dans la pièce.
- D'ou viennent ces lapins?
Ils ne viennent pas de notre élevage personnel. Ceux-là sont bien plus gros que les nôtres.
- Un des soldats les a apporté tout à l'heure. Certains d'entre eux sont des chasseurs.
Je ne réponds rien. Nous n'avons pas le droit de chasser, mais eux oui, c'est injuste mais c'est ainsi. Au moins nous n'avons pas besoin de leur donner notre propre viande.
- Mady tu m'écoutes ?
Je tourne la tête, étonnée. Je vois ma mère soupirer.
- Allez viens.

Je me crispe. Le moment est venu d'aller me confronter au gratin de l'armée allemande. Je voudrais fuire mais je ne peux pas. Je suis comme un cerf acculé par un chasseur: Je suis en alerte, j'observe et scrute ceux qui m'entourent. Je remarque le Colonel et le Commandant, riant d'une plaisanterie que je n'ai pas entendue et qui de toute façon n'était pas en français.
- Messieurs je vous présente ma fille, Madeleine.
D'une seule et même danse les deux hommes me font un signe de tête.
- Tout à fait charmante.
Je fusille le Colonel du regard. Je ne veux pas entendre un seul compliment sortir de sa bouche.
Je sens un léger coup de coude de ma mère, heurter mon côté.
- Remercie le Colonel Madeleine...
Je relève le menton, le fixe droit dans les yeux avant de le remercier froidement, m'attardent dans ses yeux encore quelques secondes.
- Je vois...
Ma mère se sent obligée de justifier le moment gênant qui vient de se passer.
- Veuillez l'excuser Colonel. Mais Madeleine est encore chamboulée par le départ de son frère et de son père.
Devant son silence, le Commandant répond de lui même.
- Ce n'est jamais facile de voir un proche partir à la guerre.
Je ne peux me taire:
- C'est plus facile pour certains que pour d'autres.
Il me regarde avec étonnement. Il ne s'attendait sûrement pas à ce que je prenne la parole dans un tel contexte.
- Que voulez vous dire Fraulein?
- Je dis simplement qu'il doit y avoir une différence assez notable entre envoyer des hommes mourir aux front, et envoyer des hommes vivre chez des habitants sans défense.
- Madeleine dans ta chambre.
Je tourne la tête vers ma mère. Je la sens en colère, mais sa colère n'est rien à côté de celle qui me ronge

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