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Repas. Téléphone. Fenêtre. Cuisine. Télé. Résignation.

Éloïse s'ennuie, ça faisait longtemps.
Elle consulte ses courriels, la boîte est pleine. Une adresse revient souvent, d'une personne qu'elle ne connaît pas. Il écrit régulièrement tous les quinze jours et semble dépendre de l'hôpital :

« Madame, l'établissement de soins dont vous dépendiez m'a confié votre adresse mail. Le protocole l'autorise par le truchement d'une signature que votre mère a apposée au bas du contrat. J'espère que cela ne vous dérange pas… -Mentalement Éloïse lève les yeux au ciel : « Mam ! »-
L'association essaye, quand on nous le permet, d'accompagner les personnes qui, comme vous, ont subi une grande perte de leur autonomie. Mon dossier rapporte que vous avez dû renoncer à votre activité. C'est encore plus difficile, sans doute, lorsqu'il s'agit d'une passion qui a marqué toute votre vie. Je me souviens de vos larmes.
Nous ne faisons pas de misérabilisme, nous sommes là pour créer un réseau. Je continuerai à vous envoyer des mails, de loin en loin, pour solliciter votre aide ou vous apporter du soutien, vous dire, par ce biais, que vous n'êtes pas seule.
Vous pouvez répondre à ce mail, l'adresse est la mienne.
Ou demander monsieur Filoche au 01 58 30 55 90
Je vous souhaite du courage, cordialement
Adrien Filoche »

Ses larmes ? Comment ça ses larmes ? Elle ne connaît pas Adrien Filoche ou elle ne s'en souvient pas… Il n'y a rien d'étonnant à cela, après l'accident, elle était éteinte et tant de gens ont défilé au pied de son lit… Elle avait fini pas exiger qu'on la laissât tranquille.
Elle ne sait pas ce qu'elle a dit qui puisse faire croire à cet homme qu'elle pourrait coopérer…
De l'aide… Ils ont besoin de son aide ! C'est presque drôle ! Dans la foulée, se sentant contrariée, elle écrit :

« Monsieur, Je vous remercie de l'attention que vous semblez porter à mon égard. Je ne doute pas de vos bonnes intentions, mais j'imagine que vous avez suffisamment de soutiens valides. Je ne vois pas quelle aide invalide je pourrais vous accorder. Je ne tiens pas à bénéficier d'un accompagnement psychologique.
Bonne journée »

Fenêtre. Cuisine. Télé.
Et quelques jours.

*

« Bonjouourrr ! Éloïse ! Oh tu es en fauteuil ?! Il fait très beau. J'aimerais en profiter… Et toi ?

—Je ne sais pas..
—Eh bien, « je ne sais pas » c'est déjà mieux que « non »… Imaginons que j'attrape les poignées de ce fauteuil, -elle joint le geste à la parole- et que je le pousse vers l'entrée et que nous sortions...
—Ferme la porte quand même ! »

France glousse, obéit, elles partent pour un coin de verdure.
La journée est rayonnante.
Dans le parc les enfants, en volée comme une nuée, piaillent et courent dans tous les sens. Ce sont les vacances. Quelques-uns s'arrêtent pour regarder le fauteuil et la femme assise dedans. Éloïse sourit, les questions dans les yeux des gosses ne l'ont jamais dérangée, c'est la gêne des adultes qui l'agacent.
Avant que sa mère ai le temps d'intervenir, un bambin de cinq ans -à peu près- attrape une roue d'un côté et de l'autre le pantalon d'Éloïse. France a arrêté le fauteuil et s'amuse de la situation.
Éloïse s'égaye de la curiosité qui dévore le visage de l'enfant. Sa mère tente de les rejoindre le plus rapidement possible et crie de loin :
« Pardonnez-moi ! Luc, reviens s'il te plaît ! -France répond pour prolonger le moment-
—Il n'y a pas de mal madame, laissez, je vous en prie… »

Luc regarde la « dame » droit dans les yeux :
« Je peux faire un tour ? Dans ta chaise ? »

Sans s'occuper de la mère qui approche, Éloïse tend le bras au petit qui crapahute du fauteuil aux genoux de son hôtesse. Elle l'installe sur ses jambes et France pousse le fauteuil vers la mère qui s'est arrêtée et se demande visiblement comment elle doit réagir…
Le petit Luc sourit joyeusement et dit à sa mère :
« Regarde je fais un tour de manège ! »

La maman semble très mal à l'aise. Éloïse prend plaisir à sentir contre son ventre ce petit ver hyperactif. Elle ne voudrait pas qu'il se fasse rouspéter alors qu'il lui a fait tellement plaisir. S'adressant à la maman qui attend son fils les poings sur les hanches, elle lui dit :
« Il est très mignon cet enfant, madame, et il m'a fait très plaisir, j'aimerais que les gens m'abordent avec autant de grâce et de décontraction »

La dame se détend, elle entend le manque et le compliment. Elle reprend son fils dans ses bras :
« Tu dis au revoir à la gentille dame, Luc ?
—Au revoir gentille dame… Maman je peux avoir un chaise à roulettes ? »

Quand on est danseuse, les enfants s'envisagent tardivement et avec circonspection. S'éloigner de la scène et transformer son corps interrompt brutalement les carrières : il y a trop d'étoiles en périphérie. La passion et l'ambition dévorent les mères.

Les voix de Luc et sa maman s'éloignent et France conduit sa patiente au point d'eau. Il y a là des agrès qui pourront convenir aux exercices. Éloïse ne ressent pas de honte concernant son handicap et qu'on la regarde l'indiffère. Ce qui l'énerve c'est le « la pauvre » ou « heureusement que ce n'est pas moi » habitant les yeux la scrutant ou au contraire l'évitant.
Elle voudrait, aujourd'hui et c'est assez nouveau pour elle, quitte à vivre, exister comme être humain et pas comme femme à roulettes ».

C'est vrai, la journée qui se termine était rayonnante et le plaisir a dominé la colère.

*

Sa kiné vient de partir.
Éloïse a fait le ménage dans ses mails. Elle répond aux rares amis qui résistent à son silence, pour leur dire qu'elle va mieux et qu'il lui fallait du temps. Elle sollicite encore un peu de patience, elle les rappellera dès qu'elle en aura la force. Les revoir c'est tirer un trait sur le passé accepter la condition ; parce qu'elle ne partage encore avec eux, que des souvenirs où elle était valide.
Monsieur Filoche à répondu à son courriel tout juste poli :

« Madame, je comprends que vous soyez désabusée. Néanmoins, vous surestimez la disponibilité ou la générosité de nos semblables. Les bénévoles sont souvent des membres de la famille d'une personne concernée par le handicap. Ils ont leur propre vie à gérer et doivent y faire entrer de nouvelles contraintes parfois très lourdes. Vous pourriez vraiment nous aider.
Bien sûr les taches sont diverses. Administratives, dons d'argent, de matériel, suivi et écoute, animation de groupe de travail, groupe de réflexion pour le développement de l'association…

Avez-vous réussi à surmonter une partie de vos difficultés ?

Actuellement, je travaille à un projet qui me tient à cœur : nous avons besoin de personnes qui pourraient faire le tour des centres de soins, pour rencontrer des enfants et leurs familles. Plus ces personnes seront nombreuses, plus elles multiplieront les exemples. Ce projet porte le désir de donner une autre image du handicap et raconter un « après » pour que les gens (surtout les enfants et les adolescents) puissent envisager l'avenir.
Il faudrait sans doute, pour cela, que votre colère vous quitte. Je vous le souhaite sincèrement.
Je reste à un mail de vous. J'espère avoir un jour le plaisir de vous rencontrer à nouveau. »

À nouveau ?
Elle ne se rappelle pas avoir rencontré ce monsieur...
Éloïse est suffisamment calme pour ne pas s'émouvoir de cet écrit, mais elle trouve le mail un peu intrusif, un peu personnel. Elle se demande si ce monsieur Filoche s'adresse à tous ces contacts de cette manière. Où est-ce à dire que cet « à nouveau », raconte une intimité qu'elle aurait oubliée ?

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