Quitte ou double

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Je suis si surprise que je me rassois brusquement. Ma main se trouve toujours entre celles de Dimitri. Je ne sais plus quoi dire. Je n'ose pas poser les questions qui me brûlent les lèvres. Je ne suis pas sûre de vouloir faire éclater l'image du père que je me suis forgée. Même si le mien a ses défauts, il a été un père aimant et toujours présent. Mais j'ai la sensation que celle du père de Dimitri est beaucoup plus sombre. Je presse doucement les doigts de mon géant blond et j'attends de voir s'il va poursuivre ses confidences.

Après quelques minutes silencieuses, Dimitri s'appuie sur le dossier du canapé et renverse la tête en arrière. Sa pomme d'Adam fait des allers-retours nerveux dans sa gorge. Sans me regarder, il poursuit :

  • Je déteste mon père, affirme-t-il sèchement. Il a détruit ma mère et mon enfance.

Je prends quelques secondes pour réfléchir. J'ai l'impression que si je veux en savoir plus, je dois le laisser parler de lui-même.

  • Je vais faire un peu de thé, vous en voulez ? proposais-je doucement.

Sans attendre sa réponse, je me dirige vers la cuisine. J'ai besoin de m'occuper les mains. Je me sens mal à l'aise et visiblement la réalité est encore plus terrible que je ne peux l'imaginer. Alors que je reviens au salon après avoir mis l'eau à chauffer, je retrouve Dimitri debout devant un de mes cadres photos. Je m'arrêter à coté de lui. C'est une photo qui date de mes vingt ans où je suis entourée de mes parents et de mes grands-parents. Sans détourner son regard de l'image, il me dit péniblement :

  • Je n'ai jamais eu de photo de famille comme celle-là. Je ne connais pas mes grands-parents. Ceux du côté de ma mère sont restés en Ukraine, et ceux du côté de mon père l'ont renié le jour où il s'est marié à une étrangère.
  • Votre mère est Ukrainienne ? demandais-je surprise.
  • Oui.
  • Mais comment est-elle arrivée en France ?
  • À cause d'un mariage forcé.

La clochette de la bouilloire m'appelle dans la cuisine. Je prépare rapidement les deux tasses avant de rejoindre le divan. Le regard de Dimitri est toujours fixé à mon portrait de famille. Je l'appelle doucement pour qu'il revienne s'installer avec moi. D'une démarche hésitante, il s'assoit et s'agrippe à la tasse fumante. J'ai l'impression d'observer un autre homme. Sa confiance en lui, semble disparue. Ses épaules sont basses et son beau sourire s'est effacé. Le poids de ce passé semble bien lourd à porter. Ai-je le droit de lui proposer mon aide ? Je ne sais pas encore comment. Il me faut en savoir un peu plus. J'essaye une autre question.

  • Comment vos parents se sont-ils rencontrés ? demandais-je timidement.
  • Ce n'est pas si simple que ça à expliquer. Je ne sais pas trop par quoi commencer, hésite t'il une nouvelle fois.
  • Depuis le début, dis-je pour l'encourager.
  • Mon père est depuis toujours un homme détestable. C'est un macho égocentrique manipulateur ! crache-t-il entre ses dents. Lorsqu'il a repris la ferme familiale, il s'est mis à la recherche d'une épouse pour entretenir la maison. Mais toutes les femmes du village et alentours, connaissaient trop bien ses intentions et sa tendance à s'emporter à la moindre contrariété. Alors il s'est inscrit dans une agence matrimoniale douteuse, qui ne pouvait pas lui trouver la femme idéale en France.

Il s'arrête pour boire une gorgée de thé avant de reprendre.

  • L'agent l'a convaincu de chercher dans les pays de l'Est, que le prix serait élevé, mais qu'il y trouverait la femme qu'il cherchait. Il a choisi ma mère sur un catalogue, et il est parti en Ukraine pour la chercher, dit-il écœuré.
  • Quel âge avait-il à l'époque ?
  • Trente-sept ans. Et ma mère n'en avait pas encore dix-huit.
  • Mais pourquoi votre mère s'est-elle retrouvée sur ce catalogue ? Sa famille était-elle si pauvre ? demandais-je de plus en plus choquée par son histoire.
  • Tout ce que je sais, c'est que mes grands-parents avaient de grosses dettes. Ma mère s'est mise à chercher des petits boulots, et un jour, un homme lui a dit que des étrangers étaient prêts à payer pour offrir une belle vie à des filles comme elle. Elle a fait le choix de se vendre pour aider sa famille.

Je reste muette pendant plusieurs secondes avant de prendre une gorgée du liquide brûlant. Je cherche comment formuler ma nouvelle question.

  • Si votre père est un homme si détestable, comment votre mère s'est-elle laissé convaincre de l'épouser ?
  • Je vous l'ai dit, c'est un manipulateur ! me rappelle-t-il. Et comme au début elle ne parlait pas français, elle ne s'est douté de rien. Il est parti en Ukraine, lui a fait la cour avec le rabatteur de l'agent matrimonial comme interprète. Six mois plus tard ils étaient mariés et me voilà neuf mois après, balance t'il avec un certain dégoût de lui-même !

Je ne sais plus quoi penser, ni quoi poser comme question. Jusque-là, aucun détail de son histoire ne me permet de comprendre pourquoi il déteste autant son père. Je me demande si je peux le questionner une dernière fois sans qu'il ne me rejette complètement pour mon intrusion dans son intimité ? Tant pis, je tente ma chance ! Au moins je serais fixée, et on pourra avancer ou reculer...

  • Dimitri ? Je m'excuse de vous dire ça, mais le fait qu'il a "acheté" votre mère ne fait pas de lui une personne détestable à ce point à mes yeux. Alors votre ressentiment est forcément lié à quelque chose de plus grave. Qu'a-t-il donc fait à votre mère, et peut être à vous aussi ?

Je vois le visage de Dimitri se décomposer littéralement. Son teint pâlit tandis que les muscles de sa mâchoire se crispent ! À peine ai-je fini de poser ma question que je la regrette amèrement. Je vois défiler les ombres de son passé sur les traits de son visage. Une boule d'angoisse née au creux de mon estomac, me fait prendre conscience de mon erreur. Dimitri était au bord du gouffre de son passé, et je l'ai volontairement poussé dedans ! Prise de panique, je l'agrippe et me serre contre lui pour le ramener vers la réalité. Accrochée à son bras, j'observe son beau visage se détendre un peu, même si la colère et la haine est toujours présente au fond de ses yeux bleus. Malgré tout, je tiens à connaître la raison de cette haine.

  • Je ne cherche pas à connaître les détails de votre passé, mais seulement à mieux vous connaître. En tout cas pour le moment. Mais vous devez comprendre qu'une haine pareille doit avoir de solides raisons d'exister pour que je souhaite vous revoir à nouveau... dis-je timidement. Enfin, si c'est ce que vous souhaitez aussi... poursuivis-je maladroitement.

Ses épaules se relâchent brusquement, comme si j'avais abattu la muraille qui l'entourait. D'une caresse légère sur son avant-bras, je l'encourage à me parler. Il s'empare de mes doigts avant de me révéler :

  • Cet homme, est un homme violent, dit-il entre ses dents. Il battait ma mère. Il nous battait tous les deux. Voilà pourquoi je le déteste ! Cette raison, est-elle suffisamment solide ? me demande-t-il en haussant la voix.

Sans plus réfléchir, j'embrasse cet homme pour le remercier de s'être confié à moi, pour le remercier de ne pas être fou, pour le rassurer, pour apaiser la douleur que je lui ai fait revivre. Je sens le corps de Dimitri se détendre un peu pour me rendre mon baiser avec une tendresse inattendue. Ses mains viennent chercher mes jambes pour m'attirer sur ses genoux. Je m'installe confortablement alors qu'il m'enlace délicatement. Je me sens à ma place, et je n'ai aucune envie de le reconduire gentiment à la porte comme me l'a conseillé Caroline.

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