L'androgée

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Voyant Didon lassée de ce registre épique,

Enée, au débotté, fait sa bouche lyrique.

C’est par ce procédé qu’il conquerra la reine –

Vous feriez bien d’ailleurs, d’en prendre de la graine :

Femme qui rit est nôtre à moitié seulement,

Mais femme qui gémit est nôtre entièrement.

Tout en berçant quelque penser concupiscant,

« Notre Troie aussitôt, dit-il en gémissant,

Prend ses habits de deuil: il semble que le soir

Se hâte de vêtir tout l’horizon de noir,

Les murs chantent l’antique refrain du remord

Et Troie, bientôt, n’est plus qu’un cortège de morts.

Tous les seins se secouent d’un unique sanglot,

Et des fleuves de sang côtoient les fleuves d’eau.

Peu à peu cependant, au creux de cette mer,

Le sang troyen se mêle au sang du grand Homère

Et les pleurs achéens se joignant à nos pleurs

Teintent tous les regards d’un unique malheur. »

Il ne faut pas pourtant par excès de lyrisme

Négliger les atouts que donne l’héroïsme.

Enée invente donc pour sa chère cité

Un exploit témoignant de sa virilité.

En aède averti des pièges de l’amour,

Il ajoute au récit une pointe d’humour

Et conte ce récit par ses soins inventés

Pour humilier les Grecs en toute iniquité :

« Leur immense bêtise acquit son apogée,

Commença-t-il, en la personne d’Androgée.

Il s’avança vers nous avec toute une escorte,

Nous ayant pris (l’idiot !) pour des gens de sa sorte,

Et nous lança gaiement : "Venez donc à Pergame,

C’est là qu’on incendie le peuple de Priam !

Je n’avais pas tant ri depuis un bout de temps…

Ne dites pas que vous débarquez à l’instant !

Ce n’est pas grave, allons, le mieux est à venir !"

Il demanda encore aux dieux de nous bénir,

Nous parla météo, amour, hausse des prix,

Avant d’enfin comprendre qu’il s’était mépris.

Nous voyant, il rougit, il pâlit, il dévie

Pour éviter nos coups, et pour rester en vie.

Mais, n’étant pas léger, son pied, en dérapant,

Voulant fouler le sol foule un cou de serpent.

Aussitôt, il se fige et blêmit comme un marbre

Tandis que le serpent se dresse comme un sabre ;

Il s’étire et s’étend et à son pied s’enchaîne

Ainsi qu’on voit le lierre entrelacer le chêne… »

Sans doute par défaut d’imagination,

Enée reprend alors dans sa description

Ce que de Laocoon il disait à l’instant.

Coupons court ce récit sans plus perdre de temps :

« N’écoutant que nos cœurs, nous courons, décidés,

A l’assaut de ce corps à moitié décédé.

Nous encerclons encore, en chevaliers sans peur,

Ces hommes pour moitié déjà morts de torpeur.

On démembre, on égorge, on fracture, on dépèce…

Une heureuse Fortune assista notre espèce. »

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