Chapitre 4 - Dilemme crucial

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Logan s'installe devant l'échiquier. Table 3. Par chance, l'adversaire est celui qui était prévu. Il n'est pas encore là, mais le futur Maître l'a vu sur la composition de l'équipe de Detroit. Le jeune homme agrippe sa tête de ses doigts fins et pose ses yeux sur les soixante-quatre cases beiges et brunes qui se reflètent dans ses iris. Dans la salle, sombre et assez étroite, règne une atmosphère angoissante qui augmente la pression. La fuite s'avère impossible dans une si petite pièce.

Le joueur essaie de se souvenir de sa scrupuleuse préparation. Il a les pièces blanches. Ouverture du pion Roi. Défense Caro-Kann. Attaque Panov. Agressivité contre un isolani, facilement prenable si les pièces disparaissent. Garder ses pièces, coûte que coûte, ne rien échanger... Et jouer pour le mat.

Logan n'enlève pas sa capuche. Ce qui agace l'équipe adverse.

– Monsieur l'arbitre, pourriez-vous demander à ce jeune homme de retirer sa capuche ? demande un grand moustachu dans le coin de la pièce.

– Logan ? Je le connais bien. Il ne l'enlèvera pas, quand bien même je le supplierai.

– Soyons raisonnables, il pourrait cacher des oreillettes en dessous pour tricher.

– Très bien, je vais lui demander.

L'encapuchonné a entendu la conversation. Il se dépêche de partir avant même que l'arbitre ne lui adresse la parole.

Felix organise une dernière réunion d'équipe, afin de motiver tout le monde. Eve est la première à répondre présente. La jeune femme joue à l'avant-dernier échiquier, pour une fois, juste devant Thomas. Elle semble plus déterminée que jamais. Ses yeux noisette sont remplis d'espoir. Mais la désillusion peut très vite arriver, au milieu de ce violent combat mental. Souvent, lors des rencontres, les femmes sont placées au dernier échiquier, non pas parce que la femme joue moins bien – d'ailleurs, la slovaque Viktoria Melkova est hautement située dans le classement mixte –, mais parce que très peu d'entre elles s'intéressent aux échecs. Pourquoi ? Est-ce un jeu guerrier, ce qu'elles répudient ? Sont-elles moins compétitives que les hommes ? Pourtant, Eve a toujours montré une soif insatiable de victoire. Fait-elle exception à la règle ?

Dans un grand mouvement de foule, le match commence. Logan a fait l'effort de retirer sa capuche, mais il s'est tellement décoiffé que seuls sa bouche et le bout de son nez restent visibles. Les huit adversaires se serrent la main avec poigne en soufflant hypocritement : "bonne partie". On entend le tic des pendules qui s'enclenchent. Commence alors un combat acharné, de pas moins de cinq heures devant le ring de la mort.

Paul Morphy, meilleur joueur français du 19ème siècle, disait : "Aide tes pièces, et elles t'aideront."

Un adage qui rebondit contre les parois du crâne de Logan. Fier de son choix d'ouverture, le joueur ténébreux soulève son pion du bout des doigts et l'avance de deux cases. À la fin de son mouvement, il lève les yeux, afin de connaître la réaction de son adversaire.

Ce dernier s'enfonce dans son fauteuil et croise les bras. Il jette un œil machinal à son acolyte et finit par répondre par un coup surprenant. Un coup qu'il n'a pas joué depuis dix ans. A-t-il préparé sa partie, lui aussi ? Ou bien a-t-il simplement envie de déstabiliser le jeune Logan Underwood ? Il enfonce résolument le levier de la pendule, faisant désormais défiler le temps de son adversaire.

Un début Scandinave. Allée en terre inconnue. Que faire ? Jouer logique. Sortir ses pièces, viser les cases faibles. Ne pas perdre de temps dans le début de jeu, afin d'en garder pour la suite de l'affrontement : le milieu de jeu, l'endroit où la partie peut se transformer en chef d'œuvre. C'est au bout de dix coups seulement que les joueurs commencent à élaborer un plan, à imaginer leurs rêves les plus fous en se basant sur une foule d'éléments stratégiques.

Logan a les deux mains à plat sur la table, le menton collé au-dessus. Il examine le potentiel de chaque pièce, se demande où elles pourraient le mieux exprimer leur puissance. Le Cavalier irait volontiers en e5, si seulement...

Non, impossible de trouver un parcours jusqu'à cette case. Il faut changer de plan. B7-b6. Ces deux cases excentrées sont faibles. Le dernier coup Noir, pion en a6, les affaiblit énormément.

Le jeune homme décide donc d'attaquer sur le flanc. Il pousse son pion en a4, prêt à le pousser encore et à installer un Cavalier dans le camp ennemi.

L'adversaire au nez pointu lève les yeux. Ils sont noirs, profonds, et reflètent un sentiment de crainte. Logan se redresse après avoir noté son coup sur la feuille consacrée. Il est persuadé d'avoir trouvé le meilleur coup, celui qu'AlphaZero, le meilleur programme d'échecs au monde, créé en 2017 par Google et mis à jour en 2049, lui soufflerait s'il jouait à sa place. Le jeune joueur se lève et, voulant paraître naturel, décide de jeter un œil désintéressé sur les positions de ses partenaires. Il est incapable de deviner qui a l'avantage. Ses pensées sont figées sur sa propre partie.

Eve lui fait un clin d'œil, ce qui attire son attention vers elle. Elle est brune, aux yeux marron et à la peau blanche. Elle porte un nœud rouge dans ses cheveux lisses, ce qui la fait ressembler à un petit cadeau.

Un bruit de pendule retentit dans la pièce. Un son désagréable qui résonne dans la tête de Logan. Son adversaire a joué. Encore un coup surprenant. Repli du Cavalier sur la dernière rangée. Que cache ce coup mystérieux ?

Il s'assied et entre dans la phase d'analyse positionnelle. Un coup lui saute aux yeux. Un sacrifice de pièce. Parfois, c'est un bon moyen d'arriver à ses fins. Mais il doit être joué au bon tempo, être parfaitement raisonné, sinon, il risque de coûter le prix de la pièce donnée. Logan calcule vingt fois la variante. Les pièces adverses sont mal développées, sur des cases peu actives. Une ouverture de la position engendrerait une forte attaque pour le new-yorkais. Cavalier prend pion d5. Force la reprise avec le pion voisin. Le Fou de cases blanches dévoile sa force. Les yeux du jeune homme s'excitent, balayent maintes fois la totalité de l'échiquier. Son adversaire, en ayant assez d'attendre, se lève et part prendre un café. Deux sucres, un peu de lait, remarque Logan, qui se retrouve seul face à son cerveau enflammé. Et si, cinq coups plus loin, le Maître arrivait à se libérer, à redynamiser ses pièces ? Le Cavalier sacrifié aurait alors vainement disparu. Son âme de guerrier sert l'armée courageusement. Mérite-t-il ce sort-là ?

Le jeune joueur cherche une alternative. Il n'a jamais sacrifié de pièce, à part lors de variantes de gain forcées. Il refuse de prendre une décision risquée. Son jeu est réputé pour être défensif, lui a-t-on relaté. Impossible de se défaire de cette image. Logan a beau chercher l'agressivité, son cerveau lui rappelle qu'il pourrait y laisser le point entier.

Son cœur bat à cent à l'heure. L'américain frôle le Cavalier du bout des doigts. Pièce touchée, pièce à jouer. Il connaît la règle. Vite, il recule sa main. Heureusement, personne ne l'a vu. Il déplace hâtivement sa Tour et tape sur la pendule. Son adversaire reprend rapidement sa place, en fixant les yeux grands ouverts du minime. Encore une faute, se dit le trentenaire. La perte d'un tempo précieux.

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