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La salle influe.

Vous ne trouvez pas d'autres mots pour l'expliquer. Sa forme, son ambiance et surtout les livres qui s'y trouvent essayent de vous influencer.

Vous sentez qu'ils cherchent à se servir de vos souvenirs, qu'ils tentent d'en souligner certains traits. Vos parents, les enfants de l'école, vos difficultés, vos échecs amoureux ; cette salle, ces ouvrages anciens veulent les pénétrer, les habiller de leurs atours maudits et vous les présenter. C'est une sensation étrange, comme si votre mémoire se diluait et se faisait aspirer par les livres.

Vous respirez un bon coup. Mais même l'air ambiant semble maudit.

— Marika ? hasardez-vous. Je... je ne me sens pas bien... nous devons sortir...

— Une minute, je l'ai presque trouvé !

— Non... répondez-vous presque automatiquement. Non, il n'est... pas ici...

Vous ne comprenez pas trop ce qui vous fait dire ça. Le fait est que vous en êtes certain. Comme si des strates du monde s'écartaient et laissaient glisser des significations fugaces, parcourant l'espace, des savoirs fluides, ondulants à la lisière de votre conscience.

— Il nous faut sortir... continuez-vous, sans savoir si c'est bien vous qui parlez. C'est... trop dangereux... nous devons nous rendre chez...

— Ok ok, viens, murmure-t-elle, d'une façon qui vous évoque la voix qu'aurait un fantôme. Tu commences à me foutre les jetons, sortons d'ici. Effectivement, je ne l'ai pas vu, il a dû être retiré de la collection.

Elle tourne prudemment la poignée et vous vous infiltrez dehors.

La bibliothèque du Miskatonic est immense. Presque un hall de gare. Il y règne une sorte de résonnance creuse provoquée par l'amoncellement des livres accumulés partout et qui absorbent tous les sons. La fermeture de la porte s'en trouve vite dispersé dans l'espace, et avec lui les échos terrifiants. Tout comme la lumière, taillée par les fenêtres et qui découpe l'air de raies poussiéreuses, estompe lentement l'influence funeste.

Le calme et la paix vous sont revenus si brusquement que vous avez l'impression d'avoir été extirpé d'un océan déchainé, secoué de vagues impossibles et fracassé par la foudre, pour atterrir dans une petite embarcation voguant sur un lac placide, sous un jour serein.

Marika vous indique silencieusement de la suivre. Elle a trouvé une planque de fortune derrière un comptoir. Au moment de la suivre, vous hasardez un œil du côté de l'accueil. La bibliothécaire s'y trouve et... Vous regarde !

En vous installant avec Marika derrière le meuble vous êtes certain que vous êtes foutus. Elle vous a vu, bon sang ! Elle va s'avancer à présent, vous débusquer et vous serrez foutus ! Enfin, vous plutôt, parce que votre voisine, elle s'en fout, ce n'est pas sa vie, pas son université, pas même son pays. Mais vous c'est votre avenir dont il s'agit ! Le stress vous fait vibrer. Déjà, cette salle et son ambiance thaumaturgique, et maintenant l'attente angoissée de voir le nez aquilin et les lunettes à chainettes dépasser du haut du meuble pour vous dénicher ; vous n'en pouvez plus et perdez un point de santé mentale (Rappelez-vous, si ça tombe à zéro, rendez-vous au 100).

Après quelques minutes, force est de constater qu'elle ne vous a apparemment pas vu. Une petite voix en vous murmure pourtant l'inverse : elle ne vous a pas raté. Mais pour une raison mystérieuse elle laisse courir...

Là-dessus, vous entendez sa chaise grincer. Elle bouge finalement !

Ses talons frappent le sol lentement, elle s'approche. Marika vous pince, l'idiote ! Au lieu de vous faire taire ça vous donne envie de crier - même de lui crier dessus ! Mais vous vous retenez !

Les pas arrivent, vous en sentez presque la vibration au sol. Vous êtes foutu, vous êtes foutu, vous êtes foutu ! Elle est juste derrière ! Vous êtes foutus !

Temps d'arrêt. Les lunettes vont elle percer l'air au-dessus de vos têtes ?

Pas un bruit, le talons se taisent. Vous avez l'impression de l'entendre non pas respirer, mais bien humer l'air, comme un prédateur.

Et puis d'un coup les pas se réenclenchent, elle dépasse votre planque et va vers...

Un déclic sonore provenant de l'entrée retentit soudain.

— Fermeture à 05h PM, laissez le bruit dehors, bon travail ! lance-t-elle aux étudiants, en forçant sa sympathie malingre.

Vous êtes pétrifié, c'est bon. Qu'on ne vous demande plus de bouger jusqu'à la saint Patrick. Votre cerveau est resté coincé. D'ailleurs, même Marika, et toute son énergie, ne parviennent pas à vous extirper de votre demi-coma. Vous l'entendez confusément s'infiltrer dans le tas de binoclards studieux s'engouffrant dans les lieux, pour aller vous ne savez où. Qu'importe, en fait.

Vous vous sentez à la fois sauvé à la fois maudit, à la fois innocent à la fois criminel recherché.

Allez ! Arrêtez de rester comme ça ! bougez-vous. Il y a pire tout de même !

Vous vous redressez péniblement. Quelques rats de bibliothèque vous contemplent, interloqués, se demandant clairement ce que vous pouviez bien faire dans ce petit coin, tout seul. D'un sourire gêné vous vous joignez à eux, vous trouverez une excuse plus tard.

Est-il encore temps d'aller bosser à votre pupitre ? Êtes-vous encore disponible ? D'humeur à apprendre ? Mais non, voyons ! Vous êtes à peu de choses près devenu une loque humaine.

Et une loque ça stagne, imbibé d'eau, dans la baignoire, exactement comme vous au milieu du hall, imbibé de transpiration. C'est là que, tel un oursin véloce, Marika vous tombe dessus. Entre les épines, vous entendez :

— Quelqu'un l'a emprunté. J'ai réussi à savoir qui ! proclame-t-elle comme si elle avait trouvé le saint-graal. Un certain Alistair Beck l'a emporté chez lui pour l'étudier ! On doit le trouver !

Bon, je crois que c'est clair pour tout le monde... Faites demi-tour, rentrez chez-vous ! Laissez la matriochka vaquer à ses manigances, les universitaires à leurs traités et les bibliothécaires à leurs airs austères quand ils tamponnent leurs cahiers. Alistair Beck maintenant ? Votre prof deux fois détesté ? (Une fois pour ses airs inquiétants, mettant tout un chacun mal à l'aise, et deux fois parce qu'il avait voulu vous saquer en dernière année) Et puis quoi encore ? Elle est folle ou quoi, cette ruskov ? On ne vous y prendra pas. D'ailleurs vous êtes fatigué, la route pour la maison des Flemmington est facile, vous la connaissez par cœur, ils habitent au 93

Si un part de vous – qui sait, guidée par l'amour ou par quelque force inconnue – insiste pour seconder cette bolchévique dans son enquête, roulez donc, pauvre éponge pleine d'eau, jusqu'au 104

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