Le combat enfin! (24)

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À quelques heures du combat, une conférence de presse fut organisée pour annoncer le remplacement de Donald Moumoute par Manuel Trèbon. Présent et côte à côte, les trois chefs d’État répondirent aux innombrables questions des journalistes du monde entier. Donald Moumoute montra sa cheville enflée (un maquillage parfait) et boita ostensiblement. Manuel Trèbon réaffirma à plusieurs reprises sa fierté de défendre les valeurs du monde libre et ne se priva pas d’exprimer son amour inconditionnel pour le président américain en l’étreignant toutes les trente secondes. Quant à Kon Je Nou, hilare intérieurement, il rappela que, pour le reste, ce qui avait été convenu ne changeait pas. Une défaite de Manuel Trèbon obligerait Donald Moumoute à s’excuser publiquement et à ordonner le retrait de son armée dans le Turkménistan du sud.

- Donc, si vous perdez, vous devrez également respecter vos engagements, intervint une jeune journaliste sur un ton provocateur.

Le dirigeant du Turkménistan du nord sembla esquisser un début de sourire.

- Je ne perdrai pas, lâcha-t-il avec tant de conviction que l’assistance prit la consistance du marbre.

Naturellement, les médias français saluèrent unanimement le geste de leur grand patron. Selon eux, aucun homme politique dans le monde n’aurait eu le courage de l’accomplir. Par son sens du devoir et du sacrifice, Manuel Trèbon prenait une dimension nouvelle. Et à travers lui, la France regagnait sa place de puissance majeure sur l’échiquier mondial.

Comme si ces éloges ne suffisaient pas, on en tartina une seconde couche sur le plan sportif. À côté de son rival adipeux, Manuel Trèbon était dans une forme olympique. Pratiquant le sport quotidiennement, il avait épuisé plusieurs coachs depuis son accession au pouvoir. L’un d’eux, sous le couvert de l’anonymat raconta ses séances de « torture » avec le président pendant lesquelles ce dernier le forçait à corser toujours plus les exercices. Un professeur de boxe avec lequel Manuel Trèbon avait suivi seulement trois cours pendant sa jeunesse témoigna de son fort potentiel : « Son jeu de jambes est perfectible mais il a une droite assassine ». Bref, l’optimisme prévalait quant à l’issue du combat. On ne voyait vraiment pas comment Kon Je Nou féru de junk food et de jeux vidéos pouvait remporter la victoire. On s’en moquait d’ailleurs beaucoup, estimant qu’à force de passer son temps devant l’écran, le jeune tyran prenait ses désirs pour des réalités. Croyait-il vraiment que par sa simple volonté, il allait acquérir la puissance et l’expertise d’un de ces guerriers virtuels aux yeux de braise et aux muscles saillants ?

Du côté de la délégation française, plusieurs sportifs de haut niveau spécialisés dans les arts martiaux vinrent conseiller Manuel Trèbon. Comme le temps était compté, un quart d’heure fut octroyé à chacun dans le créneau compris entre la conférence de presse et la signature d’un accord de commerce avec un pays de l’est.

Un ancien président, Nicolas Sarkonzi, s’entretint également avec Manuel Trèbon après son entraînement expéditif (deux séries de dix pompes, deux séries de trois tractions et un court jogging). Il le félicita également pour son choix.

- Si tu gagnes, tu rafles la mise, lui assura-t-il avec son air clinquant de Rollex neuve. À toi la gloire internationale, comme moi pour la Libye !

Accueillant ce compliment sincère avec un sourire, Manuel Trèbon se garda de dire que lui avait de nettement plus grandes ambitions que son prédécesseur. À côté de ce qu’il préparait, la Libye c’était anecdotique. Un bref instant de succès noyé dans l’océan des grands événements humains.

Tout à ses confidences, Nicolas Sarkonzi se pencha vers Manuel Trèbon. Son visage devint grave et la grosse montre laide à son poignet scintilla comme un projecteur.

- Épuise-le d’abord en esquivant ses coups. Puis au troisième round lâche l’artillerie lourde et étale-le !

Dans la résidence qu’avait réservée la délégation du Turkménistan du nord, Koi Don Il cassa le bras du dernier de ses sparring partners. Il regarda ensuite Kon Je Nou en train de croquer dans son cinquième hamburger.

- Plus rien à démolir, grand Kon, dit le sosie en s’inclinant humblement.

- Je sais, rétorqua l’original en se délectant à la fois de son sandwich graisseux et de la vue de l’homme à terre qui se tordait de douleur. De toute façon, il ne reste plus que quarante-cinq minutes avant le combat, remarqua-t-il. Va te reposer un peu.

Bien que pas du tout fatigué, Koi Don Il s’inclina à nouveau d’une manière signifiant que c’était la meilleure suggestion de toute son existence.

- Au fait, ajouta le Kon qui s’il l’avait voulu aurait pu être roi.

Le Koi s’immobilisa, vaguement interrogatif (il n’avait pas pour habitude de se poser des questions).

- Si pour l’Américain, je voulais que tu ailles vite, précisa le gras leader, pour le Français, je veux que tu prennes ton temps. Casse ses os un par un et arrange-toi pour que son calvaire dure au moins trois rounds.

Comme il vous plaira, répondit le champion par un segment de courbette (c’est-à-dire s’arrêtant juste au-dessous de la poitrine).

Non loin de là, dans un fast-food privatisé, Donald Moumoute commandait son repas de l’après-midi à une borne automatique. Il ne pensait à rien de spécial sinon à la boisson qu’il avait à choisir.

Le visage en sueur, Paul Robson s’approcha de lui et posa sa main sur son épaule.

- Il faut vous dépêcher, Monsieur le Président, le combat est dans trois quarts d’heure.

- Ah oui, le combat, se souvint brusquement l’autre, les sourcils froncés. Puis après s’être primitivement gratté l’arête du nez, il demanda :

- À votre avis Robson ? Fanta ou Coca light ?

Les combattants pénétrèrent dans le palais des sports sous les acclamations du public. Vêtu d’un peignoir satiné aux couleurs de la France, Manuel Trèbon n’arrêtait pas de le saluer, heureux comme un candidat présent au deuxième tour des présidentielles contre Marine Lajoie. Koi Don Il qui portait un peignoir gris rayé de noir (semblable au drapeau du Turkménistan du nord et qui d’après les experts occidentaux symbolisaient les barreaux des prisons du pays) n’affichait aucune émotion. Le regard fixe et la tête droite, il avançait d’un pas vif vers le ring, indifférent à la foule qui le conspuait et aux caméras qui le détaillaient maladivement. Les commentateurs exprimèrent unanimement leur dégoût à sa vue. L’humanité semblait complètement avoir disparu de son être. « Un amas de gélatine viciée » jeta un journaliste anglais avec une grimace éloquente. Au contraire, les mêmes trouvèrent Manuel Trèbon, beau, chaleureux, attachant. « Manu » s’émut une star française du petit écran, « le monde entier est derrière toi ».

Ils montèrent sur le ring (retenu par des poignées de main et des selfies, Manuel Trèbon arriva cinq minutes après Koi Don Il) puis otèrent leurs vêtements. Jetant pour la première fois un coup d’oeil sur son adversaire, le président français déglutit. Torse nu, il faisait moins bibendum. Le dessin de certains muscles apparaissaient, notamment au niveau des bras et des cuisses. Comme chez les sumos, ces athlètes singuliers qui alliaient surpoids et force exceptionnels.

Tachant de conserver son sourire, le fringant un peu moins fringant rejoignit l’arbitre pour les présentations du speaker. Lors de son déplacement, ses yeux ne quittèrent pas Koi Don Il qui à chaque pas faisait trembler le sol du ring. Qu’est-ce qu’il était grand ! Plus grand que sur les vidéos de défilés militaires. Et qu’est-ce qu’il avait l’air méchant ! Encore plus méchant que la pire des ordures d’une série télévisée !

Fortement perturbé, il n’entendit rien des propos du speaker à son sujet. En revanche, les caractéristiques de son adversaire résonnèrent dans sa tête comme un écho horrible : un mètre quatre-vingt-dix-huit pour cent-quatre-vingt kilos, un mètre quatre-vingt-dix-huit pour cent-quatre-vingt kilos...

Quand l’arbitre plaça les combattants l’un en face de l’autre, Manuel Trèbon ne souriait plus du tout. Et son regard vacillant peinait à soutenir celui effroyable de Koi Don Il.

- Messieurs, je vous rappelle les règles, dit l’arbitre. Tous les coups sont permis. J’interviendrais donc le moins possible. Et maintenant retournez à vos places et attendez le gong.

Quand il s’assit sur son tabouret, Manuel Trèbon n’était plus que l’ombre de lui-même.

Une main tachée lui tendit un verre d’eau.

- Sire...

Mais d’une faible pression des doigts, le chef dans tous ses états repoussa l’avant-bras de Jean-Yves Le Brillant.

Dans l’autre coin du ring, Koi Don Il glissa sa main sous son menton à son adresse puis fit craquer bruyamment ses oreilles et ses os.

Alors, pour la première fois de sa vie, Manuel Trèbon baissa la tête et ses membres se mirent à trembler.

Au-dessus des gradins remplis et cachées derrière de grandes baies vitrées noires se trouvaient les loges respectives de la délégation américaine et de la délégation turkménistaise. Bizarrement, aucune ne possédait de toilettes. Ce qui dans cette histoire a son importance. En effet, si quelqu’un ressentait un besoin urgent, il devait sortir et se diriger vers les commodités situées entre les deux pièces. Or, au moment de l’entrée des champions dans l’arène, Donald Moumoute qui avait bu un grand coca light éprouva soudain l’envie de se soulager. Quittant son siège comme s’il était éjectable, il s’éclipsa avant que son staff ne l’encercle. Alors qu’il atteignait son but au pas de course, il vit à l’autre bout du couloir un homme corpulent trottinant dans sa direction. Vous l’avez deviné, les amis, c’était Kon Je Nou, lui aussi pressé d’aller au petit coin. Ils se reconnurent aussitôt.

- Gros lard, cracha le président américain sans s’étonner que l’autre soit à la fois sur le ring et devant ses yeux.

- Vieux schnock ! vociféra le leader turkménistais, rouge de fureur.

Et oubliant leurs vessies gonflées, ils se foncèrent dessus têtes baissées tels des bêtes à corne (de la famille des gastéropodes). L’empoignade qui suivit fut pittoresque. Après s’être mutuellement saisi par le col, les deux ennemis jurés tournèrent sur eux-mêmes comme s’ils entamaient une danse. En même temps qu’ils valsaient, les visages déformés par la haine, ils s’insultaient copieusement. Cependant, très vite, comme leur dernier effort physique datait de leur venue au monde, ils cessèrent de tourner et de s’invectiver et reprirent leurs souffles. La valse infernale recommença de plus belle une minute plus tard. Cette fois-ci, Donald Moumoute et Kon Je Nou y mirent toute l’énergie et la force qu’il leur restait. Des cris bestiaux s’échappèrent de leurs bouches crispées qui devinrent assourdissants au moment où les deux hommes perdirent l’équilibre. Un formidable « boum » retentit pareil à une déflagration.

Hagards et essoufflés, les deux belligérants se dévisagèrent.

- Toi... Toi aussi, bredouilla Donald Moumoute qui avait perdu sa crinière dans la chute.

Paniqué, Kon Je Nou posa une main sur son crâne nu.

- Mes cheveux ! s’écria-t-il en lançant des regards affolés partout.

Puis, soudain, il hoqueta et étreignant son coeur expulsa par la bouche une bouillie brunâtre tout près de son semblable alopécieux.

Par solidarité chauvine, ce dernier l’imita et conçut une galette fort ressemblante par la texture, la forme et la couleur à la précédente.

Avec de gros yeux ronds, nos deux éberlués (toujours dégarnis et par terre) examinèrent leurs oeuvres puis se regardèrent.

- Le menu maxi best of Royal deluxe avec des potatoes ! s’exclamèrent-ils en choeur.

Puis après un court silence, ils dirent :

- Plus quatre hamburgers !

Ils éclatèrent ensuite de rire, cognant plusieurs fois le sol du poing.

Bras dessus bras dessous, Donald Moumoute et Kon Je Nou entrèrent dans la loge américaine. Abasourdis, toutes les personnes présentes échangèrent des regards hébétés de lapin surplombé par un embrun de moutarde. D’une part parce que leurs esprits n’auraient pu concevoir une telle association. D’autre part parce qu’il y avait un autre Kon Je Nou plus bas qui, les bras au ciel, narguait le public en affichant sa joie. Enfin parce que nos deux dirigeants s’étaient amusés à échanger leurs perruques.

Paul Robson fut le premier à retrouver sa langue :

- Avons-nous manqué quelque chose, monsieur le Président ?

Donald Moumoute Nou posa une main cynophile sur son épaule.

- Nous avons parlé et nous nous sommes trouvés plein de points communs.

Le conseiller l’interrogea du regard mais le président aux cheveux en brosse qui le rajeunissaient de six mois n’en dit pas plus. Il se dirigea avec son nouvel ami blond vers la baie vitrée et demanda :

- Où en est le combat ?

- Terminé, l’informa Paul Robson.

Puis il ajouta :

- Au moment du gong, le Français est tombé dans les pommes.

- Ah, fit seulement l’apaisé en haussant les épaules.

Pendant un long moment plus personne n’ouvrit la bouche. Les yeux dans le vague, Donald Moumoute cherchait quelque chose à penser, une réflexion sympa. Au contraire, Kon Je Nou établissait des plans pour l’avenir. Collaborer avec les États-Unis allait lui permettre de renforcer la protection de ses frontières. Comme Moumoute mais dans un but opposé. Car s’il avait désiré développer la capacité balistique de son pays c’était prioritairement pour empêcher les gens d’en sortir. En l’apprenant d’ailleurs, le président américain avait applaudi : « Des missiles pour retenir la population chez elle ! » s’était-il exclamé. « Génial ! Absolument génial ! ». Mais plus géniale encore avait été l’idée qui avait germée dans leurs esprits par la suite. Un mur avec des missiles qui servirait aux deux usages : garder et repousser. Vraiment, le leader turkménistais avait hâte que les travaux débutent.

Soudain, Donald Moumoute sourit.

- Au fait, dit-il, tout fier. Il faudra que je te présente mon bras droit !

FIN

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