6 Éclat

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Des flammes dansaient dans la cheminée de pierre, faisant crépiter le bois et parfumant la pièce d’effluves des peaux d’orange qu’on avait jetées au feu. Les vacances d’hiver touchaient à leur fin, et, malgré le froid persistant, on sentait déjà les beaux jours arriver, au loin.
Assise sur le canapé, Olivia caressait Allie, le chat tigré qui la suivait partout depuis deux ans. Sentir la chaleur et la douceur du félin l’apaisait. Elle aurait tant aimé pouvoir entendre son ronronnement.
À la sensation d’une vibration à côté d’elle, la jeune fille abandonna son livre et son chat pour consulter son portable. C’était un message de Camille, qui venait de rentrer de son séjour au ski. Les deux amies échangèrent sur les devoirs à rendre pour la rentrée. Puis, la conversation tourna autour de sujets plus légers. Camille lui proposa de venir passer une après-midi chez elle, avant de reprendre les cours. La jeune fille, qui venait d’obtenir son permis de conduire, ne voulait pas perdre une occasion d’utiliser la voiture. Comme Olivia accepta l’invitation, elle décida de passer la prendre chez elle le lendemain même.

Vingt-quatre heures plus tard, Olivia quitta sa maison d’un pas léger. Elle se sentait sereine, enthousiaste à l’idée de visiter la maison de son amie et de passer l’après-midi avec elle. Lorsque la Clio noire de Camille s’arrêta au bord de la route, un sourire apparut sur le visage d’Olivia. Elle sautilla vers le véhicule, monta à bord et fit la bise à la conductrice. C’était une belle journée.
Après un quart d’heure de route, la voiture s’arrêta devant une maison au fond d’une impasse. Le quartier était calme, il n’y avait dans la rue que trois enfants qui jouaient. Les deux jeunes filles descendirent du véhicule, et traversèrent une allée de graviers, en se dirigeant vers la porte d’entrée vitrée. En entrant dans la maison, Olivia fut immédiatement emplie d’un sentiment de bien-être. Une odeur d’huiles essentielles flottait dans tout le rez-de-chaussée. Camille la conduisit dans la cuisine pour lui offrir à boire. Le style de la pièce était un peu rustique, mais elle était baignée de lumière et débordait de souvenirs et de bons moments familiaux. Au mur était accroché un cadre contenant une photo de famille. Camille, enfant, affichait un sourire d’ange et tenait la main de son père et de sa mère. Le couple avait les yeux baissés vers leur fillette, arborant un sourire qui ne pouvait cependant rivaliser avec celui de l’enfant. Beaucoup d’émotion et d’amour se dégageaient du cliché.
Lorsqu’Olivia en détourna les yeux, Camille lui expliqua :
– Sur cette photo, on s’apprêtait à partir pour Disneyland. C’était mon cadeau d’anniversaire pour mes sept ans ! J’étais tellement excitée ce matin-là que mes parents ont tenu à faire une photo avant le départ…
Olivia sourit. Elle vit son amie rougir et son regard se perdre dans le vague à l’évocation de ce souvenir.
Redescendant sur Terre, Camille annonça qu’elle allait chercher des DVD dans sa chambre, invitant Olivia à l’attendre au salon. La jeune fille et l’enfant sur la photo souriaient toujours.

Il arrive souvent que lorsqu’on obtient des réponses à nos questions, de nouvelles interrogations naissent.
Lorsqu’Olivia pénétra dans la pièce à vivre de la maison, un étrange frisson lui parcourut l’échine. Pourtant, l’endroit était des plus accueillant, avec sa décoration moderne, son canapé d’angle recouvert de coussins et de couvertures, sa grande télévision à écran plat et sa bibliothèque remplie de livres à la tranche parfois colorée, parfois abîmée ; toujours attrayante. Mais la baie vitrée offrait une vue sur les arbres nus du jardin, et Olivia crut que c’était ce détail qui avait provoqué son malaise en entrant. Alors, innocente et insouciante, elle se retourna, et il apparut.
Caché derrière une haute étagère qui séparait la pièce en deux, il était là, luisant, imposant, insolent ; n’attendant qu’une chose, qu’elle pose son regard sur lui et qu’elle se rappelle tout.
Un piano.
Son cœur se serra. Vacillante, elle avança d’un pas, puis de deux ; elle se rapprocha de l’instrument, ou plutôt, il se rapprochait d’elle. Et plus elle avançait, plus les tremblements de son corps et ceux de son âme grandissaient. Lorsque, au bout des cinq mètres – ou des quinze ans ? – qui le séparaient d’elle, elle parvint tant bien que mal devant lui, le monde s’arrêta de tourner. Elle resta là, figée, le regard fixé sur lui. Des secondes passèrent, peut-être des minutes. L’univers entier retenait son souffle, attendant de voir ce qui allait se passer.
Le clavier était découvert, comme une invitation. Olivia leva le bras, approcha sa main, posa l’index sur une touche blanche. Elle resta ainsi quelques instants. Un millier d’images, un million d’incertitudes, un milliard de frissons la poignardèrent au contact de la peau et du piano. Alors, défiant toute raison, tout sentiment et toute émotion, elle appuya.

La note fut brève, mais son écho vécut plusieurs instants. L’air avait vibré lorsque s’était échappé le son, volant léger. Mais cette légèreté était un poids, un déséquilibre, un naufrage ; un étouffement, un effondrement, une noyade. La note ne s’était pas perdue, elle n’était pas vaine. Et comme la tempête renverse le chêne, Olivia avait entendu le son.
Frémissante, elle n’osait plus respirer. Dans sa poitrine, son cœur s’emballait, battant à tout rompre. Instinctivement, elle s’éloigna du piano. Tout flottait autour d’elle, elle était incapable d’avoir la moindre pensée. Sans qu’elle s’en rende compte, des larmes coulèrent sur ses joues.
Camille était descendue. En premier lieu, elle vit simplement son amie lui tourner le dos, faisant face au piano. Elle posa ses DVD sur le canapé. Elle s’approcha d’Olivia, posa une main sur son épaule, ce qui la fit sursauter. Lorsque Camille remarqua ses joues perlées de larmes, elle ne put réagir immédiatement. Olivia se dirigea vers la baie vitrée, ouvrit la porte et s’enfuit à l’extérieur.

*

     Arrivée dans le jardin, Olivia ne se retint plus et éclata en sanglots. Elle s’accroupit, se recroquevilla comme pour disparaître. Pourquoi ? Pourquoi avait-elle entendu cette note ? Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi le voile qu’avait créé son inconscient, qui empêchait tout son de l’atteindre, s’était troué face au piano ? À de nombreuses reprises, les spécialistes qu’elle avait rencontrés lui avaient proposé de la mettre face à un instrument de musique, mais à chaque fois, Olivia avait refusé catégoriquement. Depuis toujours, elle était persuadée que c’était sa cousine qui avait emporté son ouïe avec elle dans l’au-delà, et maintenant, elle se rendait compte que c’était en fait son piano qui la lui avait prise.
En venant chez Camille, elle ne savait pas qu’elle y trouverait un instrument. C’est pourquoi lorsque le piano s’était imposé à elle, elle avait pu le considérer de manière détachée de tout contexte thérapeutique. En appuyant sur la touche, elle avait fait face à tous ses démons, mais elle ne s’attendait pas à un tel événement. Plus que perdue, Olivia était déboussolée. Elle leva les yeux au ciel, et vit un oiseau seul, voler vers l’inconnu et l’incertain.
Camille l’avait rejointe. Chancelante, Olivia s’était relevée, mais avait toujours la mine fermée. Son amie posa son regard sur le sien. Elle lui dit :
– Olivia, qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi tu pleures ? Est-ce que c’est à cause du piano ?
Elle hocha la tête.
– J’aimerais tant connaître ton histoire, Olivia. Je vais te raconter la mienne ; celle de ma famille : nous sommes tous musiciens. Mon père joue de la clarinette, ma mère de la guitare, mon petit frère du piano et moi, du violon. Ça fait partie de nous.
Elle n’ajouta rien d’autre et la prit dans ses bras.

Olivia venait de comprendre pourquoi Camille lui ressemblait : grâce à leur rapport à la musique.
Quelque chose s’était rallumé en elle.
Bien souvent, les faits les plus incroyables arrivent lorsque l’on s’y attend le moins.

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