Les crayons de couleur

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Je me souviens de mon premier vrai contact avec l’école, la maternelle.

Mon grand frère, de deux ans mon aîné, avait alors cinq ans et moi, pas encore trois. Il était malade et ma mère allait demander quelque chose à sa maîtresse. Je devais l’attendre dans l’école, elle m’avait laissé colorier dans la salle d’étude. Peut-être y avait-il eu du passage, je ne m'en souviens pas.

J’avais eu à ma disposition une jolie boîte de crayons de couleur et des feuilles de brouillon. Un bonheur. J’essayai le rose en premier. La pointe glissait et laissait derrière elle un beau trait, bien net sur le papier. Mes mains les serraient bien fort, j’avais envie de tous les essayer ! Il y en avait de toutes les couleurs. Rouge, jaune, bleu, violet, vert, orange, gris, noir. Je fis quelques essais mais je ne savais pas dessiner. Mes traits couraient sur le papier. Ils se poursuivaient, se chevauchaient, se perdaient  sans jamais réussir à se joindre comme je le voulais. Bientôt je me mis à rêvasser.

Il faisait beau dehors. Je préférai aller courir autour des arbres de la cour. 

Lorsque ma mère revint me chercher, j’étais toujours dehors, sautillant, en train de tourner et virer, imitant les feuilles qui tombaient des branches. Ma mère m’attrapa par le bras, agacée que je ne l’aie pas entendue arriver et elle me dirigea d’un pas vif vers la sortie. Avant que nous n'ayons atteint le porche, on nous interpella : 

« Madame ! S’il vous plaît ? Excusez-moi ! »

Je compris vite en les écoutant que des crayons avaient disparu. Naturellement, cela m’intrigua. J’étais quand-même seule à dessiner. Comment s’étaient envolés les fameux crayons ?

Je savais ! Mes jolis traits s’étaient changés en baguettes magiques qui avaient transformé les crayons ! Maintenant, ils étaient devenus d’immenses papillons multicolores qui s’étaient échappés pour jouer comme moi avec les feuilles !

Ou alors ils avaient été détruits par un méchant sorcier qui tenait la baguette. Mince alors ! Oh non ! Transformés en méchants dragons, ils allaient revenir se venger parce qu’ils préféraient quand ils étaient de gentils crayons de couleur ! Vite, vite, on devait se cacher !

Petite ingénue, poupée ronde et blondinette, je rêve, inconsciente du piège invisible qui se referme devant mes yeux innocents. 

Seule à dessiner ou dernière des enfants à passer, c’était moi l’accusée. Les crayons n’avaient été ni usés jusqu’au bout du bout, ni jetés par mégarde, ils n’étaient tombés ni dans la poubelle par erreur, ni dans la poche d’un adulte indélicat. Non, dans l' imaginaire de cet adulte face à moi, je les avais volés ! D’angelot, je me changeai aussitôt en diablotin prêt à cracher le feu et m'écriai :

« C’est pas moi, maman ! Je les ai pas pris ! C’est pas moi !

- Marie, tais-toi !

Ma mère ne me laissa pas poursuivre et, malgré mon air de poupon contrarié très féroce, l’homme, fort calme, en profita pour lui demander :

- Madame, vous permettez que je vérifie ? »

Et sans attendre sa réponse, il se pencha sur moi pour me fouiller.

Dans ma tête s’affolaient tous les moi sans voix qui pourtant tempêtaient :

"Maman, le laisse pas faire ! S’il-te-plaît, maman !  Je comprends pas, elle le sait pourtant que je suis sage, et pis gentille. Je fais toujours ce qu’elle me demande… Elle doit pas le croire, j’ai rien pris ! Pourquoi elle le laisse m’accuser ?  C’est… pas… juste ! Tape-le, tape-le ! "

Mais dans la vraie vie, j'étais pétrifiée, de peur et de fureur mêlées. Ce bonhomme n'avait pas le droit de faire ça, ce n'était pas bien et pourtant maman ne l’avait pas repoussé. J'aurais hurlé si j'avais osé. Je les aurais rendus sourds !

Du haut de mes presque trois ans, j'aurais poussé un véritable cri de contestation plein de frustration si j’en avais eu le courage. J'en étais certaine. Avant que ma mère ne réagisse, il avait fini et s’était mis à contrôler mon petit sac. Rien. 

 Ce fut ma toute première graine de rancœur contre ma mère. Elle se cala bien au chaud, tout au fond de mon estomac. Petite bille acidulée, je te connais bien. 

Crayons magiques, vous êtes restés mes amis pour la vie. 

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