IV - Le Marchand de sable

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Quand je prends la voiture, j’aime lancer Enter Sandman, le premier morceau du Black Album de Metallica. Je laisse les notes de guitare claire s’arrondir, gouttelettes d’impatience, et me couler le long des doigts. J’ai la main prête à saisir le contact. Le métal froid des clés tinte lorsque je lance le moteur à la seconde près : le pot de yaourt crachote comme une vieille Fender qu’on a laissée trop longtemps au garage. Ce n’est plus un véhicule, c’est juste ma disto à moi qui se fraie un chemin jusqu’à celles d’Hettfield et d’Hammett. J’enclenche la première vitesse et je démarre en trombe au premier break. J’aime bien aller chez Julie, parce que ça me donne une excuse pour rejouer avec elle. Gare au rythme : pris par la musique, j’ai souvent démarré à contretemps, mais implacable, elle me fait recommencer pour que ça colle. À force, je pourrais jouer l’intro les yeux fermés.

Dans les champs qui défilent à quatre-vingt-dix à l’heure, je m’imagine le long des routes mythiques de l’Amérique, dont ma région plagie involontairement les paysages. Sur les champs nus et le béton en friche, je plaque les oranges et violets du grand Ouest. La guitare claire se fraie un chemin, respiration d’un rond-point en plein milieu du désert, et le riff reprend, plus rageur que jamais. Je ne sais pas si c’est parce qu’Hettfield était fils de routier, mais je ne peux pas me passer de ses morceaux pour faire défiler mes paysages. On part vers l’inconnu, mais je m’en fous. Nos désillusions distillées nous ont fait une armure. Quand on traîne dans son sillage les cauchemars du marchand de sable, quelle destination pourrait nous faire peur ? Julie gueule faux le refrain, j’appuie sur l’accélérateur. Le vent qui s’engouffre ébouriffe ses cheveux. J’ai commencé à faire pousser les miens, et je sens quelques mèches éparses qui me chatouillent les joues. J’effleure son bras du doigt en passant les vitesses. Je n’ai peut-être pas grand-chose à lui offrir, mais ensemble, on est les rois de la départementale. Il y a quelque chose de rassurant dans ces grandes routes qui éventrent nos villages et traversent le vide des campagnes : on a l’impression qu’on n’en verra jamais le bout et qu’il y aura toujours plus loin, plus grand –comme si elles ne pouvaient nous amener que vers meilleur.

On ne peut attraper l’autoroute qu’à Valenciennes. Généralement, l’album est alors bien avancé. S’il n’y a pas eu d’accident, de chanson que Julie a passée pour arriver plus vite à Nothing Else Matters, parce que tu comprends, elle me rend drôle, celle-là, on tourne dans les derniers morceaux. Il n’y a plus qu’à prendre une grande inspiration, et accélérer sur les trois voies – les guitares s’alourdissent pour nous maintenir à terre, support de navigation parmi les autres. La route passe au-dessus des rivières et des ponts manufacturés du quotidien ; elle longe les usines qu’avec le bac on a réussi à s’épargner. Et puis entre les camions néerlandais dont on lit le nom tout haut pour s’amuser, on poussera encore le son, parce qu’on sentira que la vie est là, pas à portée encore, mais on est propulsés vers elle à si grande vitesse que même si on se plante, on pourra essayer de compter sur la force centrifuge pour l’atteindre malgré tout.

Lorsque l’album se terminera, il restera une demi-heure de route, et je laisserai Julie fouiller dans la boîte à gants pour lancer la suite. Même si j’en ai parfois envie, je ne relance jamais Enter Sandman une fois lancé sur la voie. J’ai peur que ça nous force à tout recommencer.

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