Traquée

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« Vite ! Dépêches-toi ! » souffle à mi-mots Cullen. Le grand garçon à la peau brûlée par l'implacable soleil du désert extirpe sa sœur de la cave où ils s'étaient cachés. Son regard alterne entre toutes les directions, Ils ne sont peut-être pas tous partis.

L'abri souterrain est trop proche de la rue principale, beaucoup trop proche... Une âcre odeur de poudre emplit la petite allée. Elle témoigne des coups de feu tirés par les colons sur les créatures ayant attaqué à l'aube, à l'heure où les ombres se font sinueuses et transforment la colonie à un immense canyon. La fumée le prend rapidement à la gorge, il se retient de tousser.

Les marches en bois grincent sous les pas légers de la petite fille. Enfin, Galatée apparaît à ses côtés. Elle fait peine à voir avec ses yeux rougis de larmes. Sa jolie robe blanche, portée habituellement pour la messe du dimanche, est salie et déchirée de toutes parts.

« Grand frère... » a-t-elle le temps de murmurer, avant qu'il ne lui couvre la bouche d'une main. Son visage est blanc comme la mer de sel. Il pointe du doigt le bout de la rue jonchée de cadavres.

C'est d'abord une simple brise, qui devient un craquement malfaisant. Enfin, apparaît celui que leurs parents appellent Le Faucheur, un monstre vêtu de flammes, aux mains osseuses dans lesquelles se glissent des chaînes au métal rouillé. À son flanc est accroché un fouet ardent dont la seule chaleur suffirait à faire s'embraser les virevoltants, mais le véritable danger vient de la lanterne qui se balance au rythme de ses pas. Elle est la cruelle prison dans laquelle il garde captives les âmes fauchées au fil des siècles.

Terrifiés, les deux survivants prennent la fuite dans la direction opposée.

La créature se tourne lentement dans leur direction. Son crâne dépourvu de chair se fêle d'une parodie de sourire.

Le garçon entend les premiers claquements de fouet dans leur dos. Ce n'est pas la chair qu'il vise, mais son esprit qu'il lacère avec sauvagerie. Des images s'insinuent dans sa tête. Lui et sa sœur, déchiquetés, torturés, hurlant de douleur.

« Sors de ma tête ! » crie-t-il en puisant dans ses dernières forces.

Il repousse la présence du démon et accélère. Une douleur lui broie le bras. Les ongles de sa soeur s'y sont profondément enfoncés, elle est en pleine crise. Ses yeux sont écarquillés, l'iris, bleu, cerclé de rouge. Cullen peut sentir l'emprise du démon sur l'esprit de sa soeur à la dérive. En marmonnant une vague excuse, il la frappe à l'arrière de la tête. Le choc est violent, Galatée trébuche, mais ça fonctionne, elle se libère de l'emprise maléfique. Le démon siffle de colère face à cette futile résistance. En réponse, il projette l'extrémité de son fouet dans leur direction.

La bâtisse sur leur gauche se fendille sur toute sa longueur et s'effondre dans un nuage de poussière. Ils doivent s'engouffrer dans une ruelle à droite pour éviter les éclats de bois.

« Par ici, petites souris. »

L'air vibre d'un rire démoniaque. Ils courent au hasard, prenant la direction que le démon leur impose. Ils longent le saloon du vieux Père Fougard, passent devant les restes calcinés de l'armurerie et traversent la banque éventrée.

Ils terminent leur course désespérée dans une cour isolée. Un puits asséché trône en son centre. Les deux enfants se soutiennent mutuellement pour tenter de retrouver leur souffle. Un air chaud les atteint dans le dos, le démon est toujours à leurs trousses.

Sa soeur gémit de terreur. Elle a les yeux rivés vers l'allée de laquelle arrive le monstre. Cullen refuse de céder. Seuls les derniers mots de son père lui permettent de tenir bon.

« Protège là, sur ta vie. » Avait-il dit en écrasant son épaule d'une main bourrue. Cullen se souviendra jusqu'à la fin de ce regard, fort et confiant.

Il se précipite vers la maison la plus proche et en défonce la porte d'un solide coup d'épaule. Le bois n'a pas encore touché terre qu'il fait entrer Galatée avant de la suivre. La pauvre est en larmes. Abattue, elle veut abandonner. D'un vif mouvement, il relève la porte et la cale du mieux qu'il peut dans l'encadrement, espérant ainsi couvrir leurs traces. Il se retourne vers sa soeur, hagarde au milieu du salon en ruine. Un bruit de chaîne raclant la terre parvient à ses oreilles. Il va se plaquer avec elle contre le mur. La petite fille se cache dans les plis de sa chemise et s'abandonne à la douce illusion qu'il la protège de cette ombre infatigable. Elle ressemble à une fine brindille, entourée par ses bras en sueur. Ses cheveux paraissent délavés à cause du sable qui s'y est faufilé, ces mêmes cheveux que sa mère passait tant d'heures à brosser avec amour.

« Ma... maman... » dit-elle dans une plainte étouffée par les larmes, et le tissu.

« Ssssh... ça va aller... je suis là. » chuchote Cullen pour la rassurer. Il lui caresse la tête pour calmer ses tremblements. Galatée se plaque totalement à lui, ses petites mains se joignent dans son dos pour ne plus le lâcher. Lui-même tente de contrôler les battements effrénés dans sa poitrine. Ses lèvres sont desséchées, il a le souffle rauque.

Une atmosphère terriblement calme s'installe. La tension monte encore d'un cran. Le moindre craquement manque de les faire sursauter. Soudain, ils entendent de nouveau les pas, accompagnés d'une voix éraillée. Le diable en personne vient collecter leurs âmes. Cullen presse d'autant plus Galatée contre lui.

« Nous sommes des légions
Faites de flammes mortelles,
Votre chair nous offrons
Au désert éternel. »

Le démon est tout près, de l'autre côté de la palissade. Il vient de faire silence, ignore où ses proies se terrent, mais il les sent proches. Il hésite, joue de son fouet pour tempérer son impatience. À plusieurs reprises, il le fait claquer pour provoquer une réaction, comme les chasseurs tirant un coup en l'air pour affoler les oiseaux. L'air s'embrase au-dessus de lui, le bois crépite de petites flammèches, mais rien ne trahit les enfants.

« Vous ne devriez pas m'énerver. » lance-t-il dans un avertissement, la joie à peine cachée derrière les mots.

Cullen a l'impression que du goudron liquide leur coule sur les épaules. Sa mâchoire se contracte à lui faire mal. Il ne sait pas comment, mais il tient bon.

De nouveau, un bruit de marche. Le diable semble s'éloigner.

Plus rien. Plus un bruit. Le silence a repris ses droits dans la petite ruelle.

Trois secondes...

Cinq secondes.....

Dix secondes..........

Galatée étouffe, son frère ne le remarque pas. Il compte.

Vingt secondes....

Trente secondes......

Sa sœur ne tient plus sur ses jambes. Elle s'effondre doucement. Cullen finit par espérer qu'il soit bien parti. Il retrouve ses esprits et libère la pauvre étouffée. Elle manque de tomber, inspire à pleins poumons, trop vite, trop fort peut-être.

Elle tousse.

Le mur explose dans un fracas assourdissant. Un souffle brûlant les jette à terre. De par le trou béant, ils voient l'horreur personnifiée. Un crâne cerclé de flammes les observe de ses orbites vides.

« Ah, vous voilà ! » se moque-t-il en avalant les derniers mètres le séparant de ses proies.

Cullen se relève le premier. Il sent des larmes de rage lui monter aux yeux.

Il était resté, là, à attendre qu'ils se trahissent ! Le démon semble lire dans ses pensées , il hoche de la tête tout en soulevant légèrement les épaules. Il rit derechef, semblable au bruit d'une scie frottant contre les rails du train. Sa lanterne se meut comme une pendule d'horloge, Cullen peut entendre des supplications en émaner.

« Il est temps de retrouver vos parents. » dit-il en armant son fouet. Il ne joue plus.

« FUIS !!! » hurle le garçon. Le cri sort Galatée de sa léthargie. D'abord à quatre pattes, elle s'appuie sur ses jambes pour prendre de l'élan. Le Faucheur n'est pas de cet avis. Il cherche à attraper la cheville de l'enfant de l'extrémité de son fouet. Cullen se jette sur la trajectoire dans un élan protecteur. La lanière de feu vient lacérer la peau du garçon, de l'épaule à la cuisse. Il tombe à genoux, tenant fermement l'instrument de mort à deux mains. Dans toute autre situation, le démon aurait savouré sa délicieuse agonie, sa lente crémation, mais sa seconde proie va lui échapper pour de bon.

Il se dirige vers elle, lentement, sûrement.

« Non ! » conteste-t-il à ses pieds. Il s'arc-boute, animé par la force du désespoir. Une odeur de brûlé commence à se répandre dans la pièce, ses doigts fondent plus vite que l'étain sous le marteau du forgeron. Il n'est plus que rage envers cette abomination. Lui, ainsi que tous ses semblables qui ont tué son père, sa mère, tous ceux qu'il aimait.

« Abandonne. » grogne le monstre en appuyant une botte au cuir noirci sur son torse. La chaleur infernale fusionne chair et coton. Cullen ne ressent même plus la douleur, il n'a qu'un objectif : le retenir assez longtemps pour sauver sa sœur.

Galatée est presque hors de portée ! Elle ne se retourne pas, elle ne saurait supporter le spectacle sinistre qui se déroule dans les ruines de son ancienne patrie. Le Faucheur tente à nouveau de la rejoindre, Cullen l'arrête, une dernière fois. Il n'est plus qu'un corps calciné, un boulet fermement attaché à sa jambe.

Il s'incline, les yeux vitreux, son ultime pensée va à sa sœur qui a pu fuir la mort. Une ultime expiration s'échappe de sa gorge avant que sa vie ne soit soufflée. Son âme s'envole vers l'oubli, à défaut du paradis, mais un claquement strident le retient.

Le démon se saisit de lui et l'observe longuement, prêt à le plonger dans sa sombre lanterne, une prison de feu et de fer pour les âmes collectées au fil des âges. Cullen est prêt à accepter ces souffrances, sachant qu'au moins une vie aura été sauvée.

Mais, l'Enfer attendra. Son serviteur a une bien meilleure idée pour torturer cet esprit rebelle.

Il tend le bras, ouvre le poing pour laisser danser la nouvelle pièce de sa collection entre ses doigts osseux. L'âme rougeâtre s'agite, se secoue dans tous les sens, mais revient toujours vers une seule et unique direction.

Droit vers Galatée.

Ce qu'il reste de Cullen réalise le sombre dessein auquel le destine son nouveau maître. Il hurle, se débat, en vain.

« Tu ne croyais pas que ça allait être si facile ? » ricane la créature en se mettant en mouvement. Il se remet à chantonner, tranquille, écoutant avec délice les cris mêlés de supplications de cet être, obligé de lui servir de boussole, à le diriger vers celle qu'il a protégées de son vivant, mais qu'il condamne, dans la mort.

« Aucune âme ne m'échappe. Voilà un fait bien éternel. »

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