Chapitre 4

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Je passais mes jeudi soir à « l’Origami », assis dans les étages sombres de cette librairie qui n’avait qu’une petite ouverture sur la rue et qui était plus profonde que large. C’était le genre de librairie qui ressemble plus à une bibliothèque et dont l’aspect rustique des étages de bois apportait le côté rassurant d’un foyer. J’étais un client régulier et assidu. Mr Lazhare, le gérant, me laissait bouquiner jusqu’à la fermeture. Il arrivait même qu’il me mette des livres de côté durant la semaine lorsqu’il soupçonnait qu’ils me plairaient sans doute. C’est à cet endroit que j’ai forgé une partie de ma culture littéraire moderne et que je cherchais l’inspiration pour mes nouveaux romans.

C’est en été 1998 que je fis la connaissance de Mila Corvo. Un jeudi soir, alors que je décortiquais les Spleen de Baudelaire, le calme habituel de la librairie fut rompu par l’arrivée d’une cliente. Je me suis d’ailleurs toujours demandé comment ces librairies constamment vides parvenaient à survivre. Probablement un de ces mystères dont seule la magie de Paris pourrait apporter une réponse. L’Origami fut donc dérangé par l’arrivée d’une cliente, qui, je dois dire, avait un physique assez convainquant. Une jeune fille brune, aux cheveux lisses, portant de grosses lunettes noires rectangulaires. Un tee-shirt noir déformé par ses courbes ainsi qu’une jupe grise, trop longue à mon goût, recouvrant des collants à motifs filés. Son regard, porté par de luisantes mirettes marrons clairs, serait sans doute parvenu à pénétrer l'ombre dans laquelle j’avais l’habitude de me terrer, mais elle ne prêta aucune attention à ma présence. En réalité, seul mon calme était troublé et en aucun cas l’entière boutique. Elle ne dit pas un mot, et s’approcha des étages « Esotérisme », toujours sans accorder le moindre regard à son entourage.

« Il doit probablement s’agir d’une de ces « gothiques » », pensais-je avec un soupçon de dédain, mais débordé d’une flagrante fascination.

Il faut avouer que comme beaucoup de poètes ou écrivains, j’étais amoureux de la beauté, mais aussi fasciné par la noirceur des ténèbres. Je n’étais d’ailleurs pas loin d’associer ces concepts. Cette jeune fille cumulait les deux, et pour combler le tout, ne daignait pas m’accorder la moindre attention ce qui la rendait irrésistible. A ce moment, je ne pensais ni à mes écrits, ni à mes lectures, mais plutôt aux siennes. Je me levai donc, approchant nonchalamment, faisant mine de m’intéresser aux mêmes choses qu’elle. Comme à son habitude depuis son arrivée, elle ne tourna pas l’œil. Je passai donc derrière elle pour l’inspecter de plus près, respirant au passage sa longue chevelure noire. Puis j’attrapai un ouvrage au hasard, celui dont la tranche me semblait jolie.

« Le pouvoir de l’esprit » par le professeur je ne sais plus qui, de l’université je ne sais plus où. J’ouvris la première page, feignant de m’y intéresser. La demoiselle reposa un énorme ouvrage bleu qu’elle tenait dans les mains et fila de la librairie. A ce moment, j’ai ressenti cette petite piqûre honteuse, d’avoir renié ma propre personnalité, dans le but mesquin d’attirer l’attention d’une minette. Et pire, que cette petitesse de caractère n’avait pas eu le moindre effet. Pourtant je ne pus me défaire de l’image de cette jeune fille qui avait pénétré mon univers solitaire ce soir là. Par précaution, et puisque de toute façon ma faiblesse était admise, je décidai de passer mes prochaines soirées à bouquiner, assis à l’étage « ésotérisme ».

Chaque jeudi je continuais de lire Baudelaire et Poe avec à mes cotés, un livre du « rayon des cinglés » prêt à être dégainé à la moindre occasion. Cette habitude s’est rapidement installée et au bout de quelques semaines je n’avais plus aucun désir de regagner mon coin usuel.

Ce changement de rituel n’avait pas échappé à Mr Lazhare qui avait appris à déchiffrer la psychologie de ses clients silencieux. Bien que mes soirées ne fussent pas moins remplies qu’avant cet événement, une petite déception venait me titiller chaque soir où la belle ne venait pas et réveillait un peu plus l’espoir de la voir la semaine suivante. Visiblement l’objet de mon obsession ne semblait vouloir revenir. Peut-être était-elle une cliente passagère. Je me jugeais ridicule de m’accrocher inutilement à cette fille et décidai de ne plus y penser et de regagner mon coin.

Mais afin d’en avoir le cœur net, je tentai de glaner quelques informations auprès de Mr Lazhare. J’essayai donc de questionner le gérant avec l’hypocrisie qui me caractérise lorsqu'il s'agit de masquer mes sentiments.

- Dites-moi Mr Lazhare, lançai-je. Depuis quelques temps je m’intéresse aux sciences mystiques et …

- Oh oui, j’ai vu que vous aviez quitté votre littérature habituelle, m’interrompit-il l’œil rieur.

- J’avais repéré un de ces livres vous savez, disais-je à tâtons, mais je ne le trouve plus. Un livre avec une couverture bleue épaisse…

- Oui ? De quoi parlait-il ?

Je n’avais pas diable la moindre idée de ce dont pouvait bien parler ce pavé, j’avais été bien trop absorbé par les quelques trous des collants de ma gothique qui laissaient entrevoir quelques parcelles de sa peau, sans doute plus émoustillante que le contenu d'un quelconque ouvrage. J’ai donc répondu à tout hasard.

- Cela parlait de sciences occultes, peut être a-t-il été acheté ? Acheté par cette cliente qui est venue il y a quelques semaines, je l’ai vue le feuilleter.

Le bon Mr Lazhare voulut m’épargner tant de pirouettes et répondit :

- Je ne vois pas de quel livre vous voulez parler, il me faudrait le titre ou le nom de l’auteur. Mais la cliente dont vous parlez vient ici tous les mercredi soir, vous pourriez sans doute lui demander conseil.

Puis il retourna à ses occupations, sachant que je n’insisterais pas.

Bon sang ! Je n’eusse pas songé une seconde à casser mon éternelle routine. Il fut temps d’aller à la rencontre de celle qui ignorait mon existence et dont je ne connaissais pas même le nom.

Mais avant de partir à sa rencontre, un minimum de préparation s’imposait. Pas question de se sentir idiot à raconter des inepties hasardeuses à une initiée. La supercherie ne tiendrait pas trois phrases. J’entrepris donc d’étudier le sujet sérieusement, farouchement déterminé à me forger une crédibilité sur le sujet. Après tout, cela ne pouvait pas me faire de mal, j’étais en panne d’inspiration depuis des lustres. Cela faisait des années que je n’avais rien écrit, rien publié, pas même le moindre petit poème. J’avais l’impression d’avoir tout dit. J’avais écrit sur l’amour, la mort, le désespoir, l’ennui, le sexe, le temps qui passe, et même sur le manque d’inspiration. L’argent commençant à manquer quelques années plus tôt, j’avais écris une série de roman insipides sur commande qui traitaient de la lutte des classes. « L’Ascenseur », « La Cité des Nuages » et « L’Or est en bas » eurent un succès sans pareil et m’apportèrent une stabilité financière. Puis, avide de nouvelles expériences, j’avais chuté dans l’alcool, ensuite la drogue qui m’apportèrent deux nouveaux romans et une cure de désintoxication. Mais le calme plat s’installa ensuite.

Il me faut reconnaître un trait commun aux artistes, c’est cet attrait anormal pour la décadence, comme si j’étais beaucoup trop bien pour le bonheur. Je me complaisais dans la détresse et le désespoir, ou dans tout ce qui a trait de près ou de loin aux idées lugubres, qui me procuraient l’expérience suffisante pour écrire. Seul l’artiste tourmenté est digne de son rang ! C’est sans doute pour cela que j’avais passé ma vie à me saboter, entassant autour de moi des piles d’échecs amoureux. Quitte à aimer la noirceur, autant me jeter dans la gueule du loup et aller me briser seul le cœur sur cette jeune inconnue. J’aurais ensuite noyé ma douleur dans tous ces ouvrages pour foldingues aux veines tailladées. Peut-être allais-je réussir ensuite à m’arracher quelques pages à publier. Je retournai donc à mon nouvel étage favori, m’abreuver d’inepties qui ne m’intéressaient guère. En parcourant les ouvrages, je reconnus ce fameux livre à la couverture bleue. « Clavis Patientia ». Pas d’auteur. Ce livre semblait être une espèce de bible satanique pour adolescents mal dans leur peau. Je m’étais possiblement emballé sur cette fille. Néanmoins elle m’avait semblé avoir dépassé l’âge d’avoir des lubies d’adolescents. Je décidai d’acheter l’ouvrage et de l’emmener chez moi.

En arrivant chez moi, j’entamai le pavé. Il était décomposé en chapitres thématiques, avec des illustrations de plutôt bonnes factures, et traitants de magie noire, de sorts, de démons et d’autres sujets abordés maintes fois dans des milliers d’autres écrits disponibles assez régulièrement sur les présentoirs de la Fnac. Pendent quelques instants, j’avais du faiblement laissé des miettes d’excitation envahir ma cervelle plombée par l’ennui et je m’étais surpris à attendre qu’un quelconque mystère se dévoilerait autour de ce livre, que celui-ci serait différent, que je tenais dans les mains un exemplaire unique, disponible simplement dans cette petite librairie cachée de Paris. Probablement avais-je du m’assoupir dans les jours précédents sur l’un des nombreux mythes macabre chers à l’univers de Lovecraft. La déception passée, je lus en diagonal la totalité de cette jolie édition bleutée secouant régulièrement mon cerveau pour qu’il ne cède pas à la paresse de réfléchir au programme TV du soir. Lorsque j’eus suffisamment révisé, je partis pour l’Origami, un mercredi soir, pour jouer mon numéro d’adepte de sciences occultes. Mr Lazhare ne fut pas surpris de me voir et dissimula sous sa moustache un petit sourire satisfait. Je balayais la librairie des yeux, m’infligeant un inutile suspens, avant de regarder vers mon nouveau coin fétiche, la zone « ésotérisme ».

Elle était là et sa crinière noire m’appelait. Elle n’était pas vêtue de noir, comme la première fois, ses collants étaient colorés et son tee-shirt rouge était une véritable provocation.

Je m’approchais d’elle pour la deuxième fois, puis sorti le tome bleu de ma sacoche, suffisamment visible pour qu’elle le remarque. A ma surprise, elle m’adressa la parole la première.

- Que lisez-vous ? Me questionna-t-elle d’un air inquisiteur.

- Oh cela parle de sciences occultes. Répondis-je bêtement. Je m’apprêtais à rattraper ma remarque bien trop générale, et qui m’avait sans doute fait passer pour le dernier des crétins, en récitant mon couplet préparé sur le chapitre 6 des rituels quand elle m’interrompit

- Si l’on peut appeler ça des sciences occultes. Moi j’appelle ça un conte pour enfants.

Finalement, j’avais eu raison de ne pas me fier à ma première impression, cette fille me ressemblait plus que prévu. Je saisis donc l’occasion de parler honnêtement au moins une fois.

- Oui en effet c’est bien l’impression que j’ai eu. Vous vous intéressez aux choses mystiques ?

- En fait j’étudie l’histoire de la théologie…

Un éclair traversa ses yeux. Et moi qui pensais qu’elle ne saisirait pas ma perche. Elle fut soudainement excitée comme une enfant qui déballerait un chiot pour noël. Elle devint immédiatement bavarde.

- … Et au cours de mes recherches, j’ai trouvé plusieurs références datant de plusieurs siècles avant Jésus Christ d’un livre intitulé « Clavis Patientia ». Mais je n’ai trouvé aucun exemplaire, aucun écrit pouvant appartenir à cet « évangile ». Cela fait des mois que j’enquête sur cet ouvrage ancien. Mais celui que vous avez dans les mains n’a d’authentique que son titre. Je l’ai déjà consulté, il s’agit d’un quelconque livre de magie noire à la mode reprenant ce nom. Ce qui est surprenant c’est que le contenu du livre est introuvable mais que le titre est suffisamment connu pour servir de publicité.

- Sans indiscrétion, tentai-je, où puis-je consulter vos avis sur la question ?

Elle eut une petite hésitation puis répondit :

- Cherchez donc à Mila Corvo, vous trouverez mes thèses, mais rien sur ce sujet.

- Enchanté Mila, je suis Hector Nivenne.

Et c’est ainsi que je fis la connaissance de Mila.

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