L'ascension

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Une fine silhouette fendait la neige qui lui montait jusqu'à la taille. Elle se hissait au-dessus des murs de glace avec une volonté de fer, sans jamais faillir. Le blizzard recouvrait instantanément ses traces, comme si son entêtement le dérangeait personnellement. Les bourrasques soulevaient avec furie sa cape en peau de loup, ultime avertissement de l'épreuve à venir. Rien ne pouvait la détourner de sa route, pas même les avalanches. Elles ravageaient pourtant les pans escarpés dans un grondement de tonnerre, puissantes et mortelles.

Kethïll resserra son manteau sous lequel était abrité une cotte de mailles légère. Elle veillait à ce que Halla'Sydän, sa fidèle épée, reste bien à l'abri dans le fourreau battant sa cuisse gauche. Malgré la froideur de l'acier, la lame irradiait d'une énergie sombre et sauvage qui réchauffait son coeur plus sûrement qu'un âtre brûlant. Son nom s'écrivait dans le langage des Disparus, mais en langue commune, on la nommait Coeur-de-givre.

Un aigle cria, quelque part dans les cieux ; Kethïll l'ignora et poursuivit son chemin. Seuls ses yeux étaient visibles à travers son masque de lin. Ils brillaient d'une telle ardeur que la neige fondait avant de les atteindre. Un rendez-vous l'attendait, là-haut. Une rencontre qu’elle s’interdisait de manquer.

La jeune femme n'accordait aucun intérêt à la riche vallée en contrebas, sa patrie. Pourtant, il lui aurait été aisé de s'y lover dans le calme et l'ennui. Elle n'aurait eu comme devoir de cultiver au mieux ses terres ; comme objectif de choisir l'homme qui partagera sa couche ; comme avenir de fonder une famille et de s'éteindre en paix. C'était le destin que ses parents et ses ancêtres avaient tracé pour elle. Une vie paisible à laquelle elle tournait le dos depuis qu'elle connaissait la signification du mot "non !". Au contraire, elle se complaisait dans le maniement des armes, fière de pouvoir se prétendre la protectrice de la vallée.

Un craquement sortit du fond des âges la ramena à la réalité. La montagne grondait comme un animal blessé. Kethïll pouvait ressentir l'hostilité du mont enneigé, et ce jusque dans ses os. Elle ne devait pas se perdre dans ses pensées. Ses pas se firent plus mesurés. Hors de question d'être surprise par une crevasse ou des prédateurs, si proche du but !


Le blizzard qui l'entourait fit soudain silence. La neige se figea, puis se liquéfia pour découvrir ses jambes jusqu'aux mollets. Halla'Sydän sortit de son fourreau avec un chuintement rassurant. La fougueuse guerrière avait enlevé masque et capuche pour mieux surveiller l'étendue immaculée, à l'affût.

« Cesseras-tu un jour cette folie ? » Surprise, elle fit volte-face et se retrouva confrontée à un homme, grand, le visage sévère, et tenant de biais une impressionnante arme d'hast. La hampe, longue de presque deux mètres, se dotait d'une lame capable de trancher le granit le plus dur comme l'avait apprise Kethïll à ses dépens. Son regard pourtant ne quittait pas l'autre extrémité de la lance et le rubis qui y était incrustré. Quelques flocons virevoltaient autour de ce dernier, arrachés à l'emprise du vent glacial s'insinuant dans leurs cheveux.

Kethïll releva distraitement la pointe de sa propre épée pour en poser la lame sur l’épaule. Elle commença à le contourner, comme s'il n'était qu'un énième obstacle sur son chemin.

« Je ne voulais pas te laisser seul trop longtemps, gardien. » rétorqua-t-elle en minaudant comme une innocente amoureuse. Il fit un pas sur le côté pour l'empêcher de progresser. Le ton léger employé par la fille-d'en-bas n'eut aucun effet sur lui. Il n'était pas dupe, loin de là. Douceur feinte contre colère maîtrisée, ils ne se quittèrent pas un instant du regard.

  • Tu devrais rebrousser chemin tant que tu as encore tes jambes, la prévint-il. Je ne te laisserai pas aller plus loin.
  • Toujours la même rengaine, rien d’autre que des menaces en l'air, le provoqua-t-elle, pourtant consciente du danger de le provoquer.
  • Cette fois, je serai moins compatissant.

Son visage se troubla une fraction de seconde. Il se tourna à demi pour regarder en arrière. Une lame de vent fit voler sa tunique noire jurant avec le paysage immaculé. Le geste laissa son cou exposé à Kethïll. Sans hésiter, elle fit décrire un arc meurtrier à Halla'Sydän. Comme s'il avait été prévenu, le maître d'hast fit un pas en arrière. Un mince filet rougeâtre se mit à couler dans son dos alors qu'il lui faisait de nouveau front. Il porta la main à la blessure, l’extrémité de ses doigts se teintèrent de son propre sang. Ses yeux, jusqu'ici calmes, s'assombrirent. Une lueur de rage y naquit.

Il fixa l’intruse en grognant, son visage devenu plus acéré.

  • Tu ne me laisses pas le ch…

Vive comme le vent, Kethïll s'élança d’une forte impulsion du pied, lame en avant ! Son adversaire s'attendait à cette traîtrise. Il pouvait presque prédire ses mouvements, tellement il l'avait repoussé. Alors qu'elle se jetait sur lui, il murmura quelques mots à peine discernable.

Myrsky sydän.

Une puissante bourrasque naquit du néant. Elle se déploya telle une immense aile et plaqua brutalement la guerrière face contre terre. Déjà l'homme amorçait un coup vertical. Il s’apprêtait à la trancher en deux !

Elle esquiva d'une agile roulade, le sol gelé éclata là où elle se tenait, envoyant valser des gerbes de neige. Il arracha son arme de la roche abritée sous la neige et se dirigea vers elle. Derrière lui ne restait qu'une crevasse béante. Il venait de défigurer à jamais le flanc de la montagne, d'un simple mouvement du bras.

Remise sur ses pieds, Kethïll afficha un sourire sauvage en empoignant fermement Halla'Sydän.

  • Approche ! Je vais te frapper tellement fort que même les étoiles détourneront le regard !
  • N'arrêtes-tu donc ja... ?!
  • Même les Disparus, du plus profond des entrailles de la terre, le sentiront passer et trembleront de terreur ! le coupa-t-elle.

Elle hurlait ses insultes, toutes plus détaillées et fournies les unes et les autres, sans prendre la peine de l'écouter. Elle gesticulait et tapait du pied. Son épée fouettait le vent sans la moindre grâce. Il observa son petit manège, incrédule.

« Assez ! »

Ce qui lui restait de patience s'évapora et il chargea de nouveau. Sur un sourire furtif, Kethïll esquiva les assauts qui suivirent, prête à exploiter la première ouverture qui s’offrirait. Elle dansait plus qu’elle ne se battait, ayant compris au fil de leurs précédents combats qu’elle n’avait aucune chance de le vaincre sur la force brute. Sans cesse, elle le harcelait, le titillait de piques verbales pour le forcer à l'erreur.

Enfin, au prix d’une sanglante estafilade sur la jambe droite, elle réussit à se positionner dans son dos. Avec un cri de victoire, elle leva haut l’épée dans le ciel, prête à frapper à son tour, mais il fut plus rapide. Il fit décrire un arc de cercle à sa lance. Il fit de nouveau appel aux éléments pour la contrer.

Jäävankila !

Le rubis pulsait au rythme d'un coeur effréné. Les flocons répondirent à l'appel et suivirent le mouvement de l'arme. Ils formèrent une vague de neige, haute de plusieurs mètres, qui engloutit instantanément Kethïll.

Le calme revint, une poignée de secondes du moins.

Du mouvement se fit sentir sous la poudreuse, prudent, il préféra reculer. La jeune femme réapparût, recouverte de neige jusque sous ses habits. Chacun de ses mouvements devint un véritable effort.

« Tricheur ! » brailla-t-elle en se voyant ainsi handicapée. Elle sauta désespérément dans tous les sens pour éviter les assauts qui suivirent. La glace l'alourdissait plus sûrement que des chaînes. Le guerrier jouait avec elle comme un chat avec une souris.

De justesse, elle esquiva une nouvelle attaque en se jetant à terre. Le choc brisa net sa prison de gel. Blessée dans son amour-propre, elle battit en retraite. Le froid la mordait sans pitié de l'intérieur.

C’était un bref interlude dans leur combat. L’occasion de reprendre son souffle, de cracher un glaviot gelé et d'abriter une grimace de douleur sous un masque de défi.

  • Tu approches du centième essai, soupira-t-il en abaissant la pointe de sa lance en signe de paix. Tu t’es bien battue. Retourne chez-toi, indemne.
  • Je ne repartirai qu’après avoir découvert ce que tu protèges, gardien !

Ses paroles étaient ardentes, mais sa posture la trahissait. Elle haletait, évitait de s'appuyer sur sa jambe blessée et seul l'adrénaline l'empêchait de grelotter. Face à elle, son adversaire semblait à peine échauffé.

Sa réplique le fit frémir. Il tourna le visage de moitié, observant l’imposante porte située à une dizaine de mètres derrière lui. L'instant d'avant, il n'y avait rien, mais elle était là. Un double battant haut de trois mètres, sans la moindre usure et forgé à partir d'un métal noir. Elle était encastrée dans la roche par de lourdes chaînes dentelées.

L'air devint lourd, chargé de murmures et de bruissements. Un millier de voix chuchotèrent des mots dans une langue oubliée, Kethïll pouvait sentir la haine dévorante qui s'en dégageait à l'encontre de l'homme. Ce dernier oscilla de droite à gauche et ; elle le vit clairement s'enfoncer dans la neige, comme si une myriade de mains invisibles appuyaient à l'unisson sur ses épaules.

« Maudis le jour où tu appris leur existence... »

Il murmurait, l'esprit ailleurs. C'était la même scène qui recommençait, encore et encore. La première fois qu'elle les avaient entendu, elle s'était enfui en hurlant. Maintenant, elle ne leur prêta qu'un vague intérêt. Il faillit s'effondrer, sa douleur fit de la peine à Kethïll. Elle s'avança. Pour l'aider ? Le réconforter ? Non, elle voulait l'achever.

Elle s'ébroua comme un chien et fit chuter les restes de neige collés à ses fourrures. De sa gorge montait un grognement de rage, hâtive de le libérer de ce fardeau qu'il portait depuis trop longtemps. Il releva la tête, le regard mortel. Tous deux étaient déterminés à en finir.

« Maintenant, redescends cette montagne avant que je ne perde le contrôle ! »

Il empoigna à nouveau son arme et chassa les voix d'une puissante impulsion de cette dernière. Il était redevenu ce guerrier invincible que Kethïll tentait de vaincre depuis des années. La lance fermement tenue à deux mains, il chuchota au vent de nouveaux mots de puissance. Le blizzard naquit à ses pieds, signe qu’il allait brutalement la repousser, par les airs ou dans une avalanche jusqu’aux racines de la montagne, selon son degré de colère.

« Non ! »

Elle s’élança, sans hésiter ni se protéger, plus que jamais déterminée à l'atteindre. Le vent s'opposa avec force pour protéger son maître. Une multitude d'échardes de glace vinrent l'assaillir. Ses membres se retrouvèrent en sang, ses habits en lambeaux. L'écart se réduisit drastiquement, son adversaire tenta de la faucher, mais elle se déroba d'une glissade parfaitement exécutée. De loin, il la dominait, mais si proche, son allonge devenait une faiblesse. Les deux lames s'entrechoquèrent durement. Une autre épée aurait été réduite en poussière, mais pas Halla'Sydän. Kethÿll se reposait totalement sur sa résistance hors du commun. Elle imprima une pression, fit descendre sa lame en sentant celle de son adversaire la frôler de si près qu'elle lui trancha plusieurs mèches folles.

Elle avait percé sa garde !

Son épée brisa l'armure au niveau du flanc gauche. Le guerrier grogna de douleur en sentant la morsure de Halla'Sydän sur sa chair. D'une vive impulsion, elle le percuta de plein fouet et le jeta au sol. À sa merci, elle le martela avec sauvagerie. Il ne fallait pas lui laisser l’occasion de contre-attaquer !

L'épée frappait avec force la hampe de sa lance, ultime rempart entre lui et la furie qui le dominait. Des étincelles rougeâtres jaillissaient à chaque coup. Kethïll visait le coeur, déterminée à le vaincre, définitivement !

« Tu es vaincu ! Vaincu ! » hurlait-elle, prenant la confiance du gagnant. Elle assimilait son manque de réaction à de la faiblesse. Cruelle erreur.

Talvituuli !

Entre deux assauts, il lâcha son arme et plaqua une main ouverte contre le ventre de la guerrière. De sa paume fut déchaîné la force des éléments ! Une tempête s'empara de Kethïll et la ballota sans qu’elle puisse résister. Ses hurlements se mêlaient à ceux du blizzard, elle était sauvagement renvoyée dans la vallée !

Le gardien s’appuya sur un genou pour se relever. Ses côtes le lançaient douloureusement. Il disparut rapidement de la vue de Kethïll alors que le vent fouettait son corps dans un implacable ballet aérien.

Bien après avoir perdu tout repère, elle atterrit brutalement sur un sol herbeux. Le vent se dissipait comme un avertissement, un conseil à ne plus retenter l’expédition. Allongée dans l’herbe, la pauvre poussa de longs gémissements de douleur. Un regard suffit à lui faire voir Halla'Sydän plantée dans un arbre proche, ainsi que le sang sur ses mains, celui du gardien.

Elle reposa sa tête entre les brins d’herbe et ferma les paupières pour essayer de rendre supportable la souffrance qui résonnait dans les moindres recoins de son corps. Ainsi brisée, elle n'en était pas moins euphorique. Un rire s'échappa difficilement de ses lèvres, elle toussait et crachait du sang en même temps.

Pour la première fois en douze ans, elle avait réussi à le blesser.

La prochaine fois, elle le vaincrait, elle en était sûre !

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