Quelques jours plus tard, en début d'après-midi, à un arrêt d'autocar

Tristan est assis sous un abribus, adossé à la verrière, un gros sac de sport et une guitare sèche dans son étui à ses pieds. Il fume, le regard figé.
Cyrielle s'approche en vélo, en tenue légère malgré le vent. Elle joue de la sonnette pour attirer l'attention de Tristan. Il la fixe un instant, rougit légèrement du spectacle que lui offre le vent en découvrant les cuisses de son ex, puis détourne les yeux. Il balance sa clope au loin et s'en allume une autre. Il penche sa tête en arrière, contre la verrière, et ferme ses paupières en recrachant longuement la fumée.
Cyrielle projette bruyamment sa bicyclette sur le sol et vient s'asseoir sous l'abribus, à côté de Tristan. Elle l'observe silencieusement. Il a toujours ses paupières closes et fume machinalement.

CYRIELLE – Salut...
TRISTAN – 'lut...

Un long silence.

CYRIELLE (excédée) – Putain, ça fait deux ans qu'on ne s'est pas revus, et toi tu m'ignores !
TRISTAN (tirant sur sa cigarette et ouvrant les yeux avant de répondre) – Je ne t'ignore pas, Cyrielle. Je me protège...
CYRIELLE (se levant, colérique) – En te faisant la malle sans rien dire à personne, en te barrant sur un coup de tête ?
TRISTAN (relevant la tête et soutenant le regard de son ex) - Ce n'est pas un coup de tête ! Je croyais qu'en revenant ici, tout serait plus facile...

Les yeux de Tristan s'égarent sur le corps trop légèrement vêtu de Cyrielle. Puis, il regarde au loin, comme si elle n'existait pas.

TRISTAN – Mais je m'aperçois en fait qu'ici ou ailleurs, rien n'est jamais facile.
CYRIELLE (compatissante) – Tu pourrais rester...

Tristan jette sa cigarette au sol et l'écrase du pied.

TRISTAN (résigné) – Non. Ma vie n'est plus là. Ça fait longtemps déjà.
CYRIELLE – Est-ce que tu reviendras ? Je veux dire, pour le mariage...
TRISTAN – Non. Je ne t'en veux pas, Cyrielle. Je suis un musico raté, instable, j'ai pas une tune... T'as choisi Jérémy, un mec rationnel, rassurant. C'est juste que je ne veux pas voir tout ça. J'ai déjà tellement de mal à t'oublier, même en étant à des milliers de kilomètres de là. Alors plus près... Plus près, je ne pourrais pas.

Tristan baisse la tête, pour ne pas montrer son émotion à Cyrielle. Elle s'accroupit pour être à sa hauteur, et relève de son index le menton de Tristan.

CYRIELLE – Il y a quelque chose qu'il faut que tu saches, Tristan. Notre histoire a laissé une trace en moi, une empreinte bien plus profonde que tout ce que tu peux imaginer...
TRISTAN (regard interrogateur) – Qu'est-ce que tu veux dire ?
CYRIELLE – Je suis maman, Tristan. Maman d'une petite Ellorah. Et c'est notre fille, à toi et à moi... Tristan, tu es son papa.
TRISTAN (dubitatif) – Comment peux-tu être aussi affirmative ?

Cyrielle se relève subitement et fait les cent pas sous l'abribus.

CYRIELLE (fuyante, et d'une voix presque timide) – Je le sais, c'est tout...

Tristan se lève à son tour et l'attrape par l'épaule pour la contraindre à lui faire face.

TRISTAN (d'une voix sourde) – Comment peux-tu en être aussi sûre, bordel ?
CYRIELLE – Dès sa naissance, Jérémy s'est mis à douter. Parce qu'elle avait – elle a toujours – tes yeux. Elle te ressemblait trop, et à lui pas du tout. Et le test de paternité a été formel, Ellorah n'est pas sa fille.
TRISTAN – Ça ne prouve rien, Cyrielle ! Je n'ai pas été le seul mec à coucher avec toi avant Jérémy !
CYRIELLE – Oui, j'avoue, j'ai multiplié les aventures d'un soir. Mais comme je ne les connaissais ni d'Adam ni d'Eve, je me protégeais. Alors qu'avec toi, avec Jérémy, j'avais confiance, je savais que vous n'étiez pas des salauds...

L'autocar arrive.

TRISTAN – Pourquoi, Cyrielle ? Pourquoi me le dire maintenant ?

L'autocar s'arrête.

CYRIELLE – Parce qu'un jour, Ellorah me posera des questions sur son père, elle aura peut-être même envie de le rencontrer. Et que repousser l'échéance à sa majorité ne me paraît pas être une excellente idée.

Les portes de l'autocar s'ouvrent.

CYRIELLE – Il n'est pas trop tard pour donner un sens à ta vie, Tristan. Et puis, Ellorah est le prolongement de ce qu'on a été l'un pour l'autre. Elle est à la fois porteuse de notre passé et de ton avenir...
TRISTAN – Je ne peux pas rester. Je ne m'en sens pas capable. Je ne m'attendais pas à tout ça : être papa. Un jour peut-être... Sûrement même, quand je serai prêt. Prêt à la prendre dans mes bras. Mais pas maintenant. C'est trop tôt...

Cyrielle étreint très fort Tristan.

CYRIELLE – Je suis désolée... Désolée de ne pas te l'avoir appris plus tôt...

Tristan la serre aussi contre lui pour s'enivrer de son parfum.

TRISTAN – Comment t'en vouloir, Cyrielle ? Je ne peux pas t'en vouloir...
CYRIELLE – Prends soin de toi surtout, et ne tarde pas trop avant de revenir.

Tristan relâche doucement son étreinte et les corps des deux ex-amants se séparent doucement l'un de l'autre.

TRISTAN – Je ferai au mieux, mais je ne te promets rien...

La main de Tristan s'attarde furtivement sur la joue de Cyrielle. Elle frissonne, se trouble.

TRISTAN – Tu as froid ?

Cyrielle opine négativement du chef. Tristan lui met malgré tout son blouson sur ses épaules.

TRISTAN – T'en fais pas pour moi, va ! Je survivrai...

Tristan ramasse son sac de sport, son étui à guitare, grimpe dans l'autocar, paie son ticket et s'installe à une place côté fenêtre.
Cyrielle tremble à présent. Elle ressent la même chose que la première fois qu'ils se sont embrassés tous les deux.
L'autocar démarre, puis s'éloigne. Cyrielle tente de retenir ses sanglots en caressant le blouson qu'elle a sur ses épaules. Elle ne veut pas que Tristan la voit pleurer.
L'autocar n'est plus là. L'émotion submerge Cyrielle.

CYRIELLE (dans un souffle, le regard vague) – Je t'attendrai, Tristan... Je t'attendrai.

FIN