Chapitre 14

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Je claque la porte avec violence, ayant encore en tête la remarque d’Amadeo. J’essayais de soigner mon frère, je ne faisais pas un caprice ! Je grimace : heureusement que je n’ai pas dit ça à voix haute. Phil me lance un sourire contrit. Zut, j’ai dû parler sans réfléchir. Il s'approche de moi.

  • Tu sais, il ne faut pas en vouloir à Ami.

Je relève la tête en portant mon sac sur mon épaule droite. Le poids des cahiers pèse sur mon dos.

  • Il prend très au sérieux ce trajet. Il s’en voudrait s'il n’emmenait pas ses frangins à l’heure.

Je l’interroge du regard, m’attendant à ce qu’il poursuive et explique plus en détails ses propos, mais il n’en fait rien. Nous avançons, côte à côte, le regard perdu dans la contemplation des adolescents aux alentours. Mon frère et Lucie-Valérie se sont déjà engouffrés dans le bâtiment et j'aperçois Amadeo, tenant la main de la petite Elysée, qui emmène les jumeaux et mon frère à l’école primaire de l’autre côté de la rue. Le parking des terminales est assez éloigné de l’entrée principale du lycée. De plus, Ami a eu la bonne idée de se garer tout au fond du parking.

Au loin, je vois passer Miguel, mon binôme de biologie. Nous nous saluons de la main avant de poursuivre notre chemin. Après quelques minutes où nous marchons emprisonnés dans notre propre silence, Phil brise le mutisme :

  • Ça lui tient à cœur. Il a....

Il s’interrompt et je le laisse chercher ses mots sans intervenir. Il reprend bientôt en arrêtant de marcher.

  • Il a l’impression de devoir jouer le rôle de son père.

Je me poste à ses côtés.

  • Le rôle de son père ? interroge-je.

Il hoche la tête.

  • Greg Summer a demandé le divorce alors que Jilian et Elysée n'avaient que dix-huit mois. Il s’est remarié une troisième fois avec Barbara six mois plus tard. Ils ont deux filles et un garçon, désormais.

Je l’interromps :

  • Troisième ?

Il acquiesce :

  • Oui. Il avait déjà épousé Gisèle avant de rencontrer Sandra. Ils ont eu deux fils, Matt et Raff qui viennent souvent squatter chez Ami pour une nuit. Mais maintenant que tu es là, ça m’étonne qu’il les laisse te piquer ta chambre. Chez lui, les invités sont rois.

Je le laisse poursuivre alors que je meurs d’envie de marmonner entre mes dents « J’avais vu ça… » :

  • Greg ne veut pas paraître aux yeux de ses enfants pour une ordure alors il leur jette un os de temps à autre : depuis deux ou trois ans, il les invite le dimanche à déjeuner dans sa nouvelle petite famille parfaite. Bien qu’Ami porte une rancœur envers son père, il s’est toujours rendu aux repas du dimanche. C’est une sorte de tradition. Et puis, c’est le seul moyen qu’il a de voir Mae Gloria, Lila Rose et Oscar Jules.

Il sourit, l’air ailleurs. Je n’ose lui faire remarquer que, dit comme ça, les enfants de Greg semblent être six et non trois.

  • Seulement, hier Greg a annulé. Amadeo s’en est voulu, même si ce n’est probablement pas de sa faute. Il…

De nouveau, Phil perd ses mots.

  • Il essaie de rattraper les gaffes de son père.

Je hoche la tête comprenant parfaitement ce sentiment. Moi-même, j’ai la sensation de devoir protéger mes frères de l’absence de papa. Peut-être ne sommes-nous pas aussi différents qu’on aimerait le penser ?

L’air absent, je m’engouffre dans les bâtiments. Les élèves sont déjà là, arpentant les couloirs à la recherche de telle personne ou de telle salle.

Premier cours de la matinée : mathématiques. Je me dirige vers l’aile est, prête à survivre au cours soporifique de monsieur Bondin.

  • Charlie, attends ! m’interpelle une voix.

Je me retourne et tombe nez à nez avec Phil. Il me sourit, dévoilant des canines de travers que je n’avais pas aperçue dans l’obscurité de la camionnette.

  • Je t’accompagne.

Je balaie sa proposition de la main :

  • Pas la peine. Tu vas arriver en retard à ton premier cours.

Son sourire s’élargit, si tant est que ça puisse être possible. Il passe son bras sous le mien et, sans que je puisse répliquer, il m’entraîne vers l’aile est.

  • Exactement, murmure-t-il mystérieusement.

Devant la salle, je lui lâche le bras et pénètre dans la pièce. Ma place est à l’avant-dernier rang, à côté de la fenêtre - je tiens à préciser pour sauver mon honneur que je ne suis pas assise près d’un radiateur. Je me faufile entre les rangs d’adolescents bavards. J’adresse un signe de tête à ma voisine, Astrid. Toutes les deux, bien qu’on se retrouve souvent côte à côte - la faute à l’ordre alphabétique - nous n’avons jamais été très bavardes.

Phil me suit. Je plisse les paupières, méfiante.

  • Tu n'es pas obligé de me suivre jusqu’ici.

Il écarquille les yeux.

  • Je vais seulement à ma place. On est dans la même classe, tu sais.

Non, je ne le savais pas et j’en ai honte. Mes joues se colorent tandis que je balbutie :

  • Oh… Je… Désolée, je ne voulais pas…

Il se penche vers moi à travers l’allée qui nous sépare, inconscient de mon mal être. On pourrait presque croire qu’il vit sur une autre planète et que les sentiments terriens lui sont inconnus.

  • Eh Charlie, t’inquiète, ce n'est pas grave.

Puis changeant brusquement de sujet, il ajoute :

  • On mange ensemble ce midi ?

Sa question me surprend autant que son revirement. Un instant, je ne sais pas quoi répondre et j’ai comme l’impression que quelqu’un a appuyé sur le bouton Pause de mon cerveau.

  • Je… J’avais prévu de manger avec Caro et Bonnie mais tu peux te joindre à nous, si tu veux. Je suis sûre qu’elles te plairont, ajoute-je pour le convaincre, surtout Bonnie.

Alors que j’avais dans le but de l’amadouer en lui parlant de mes amies, il accepte vivement :

  • D’accord. Midi dix à la table rouge.

Puis, il se tourne, le visage concentré, vers monsieur Bondin qui vient de faire son entrée. De taille moyenne, ni maigrichon, ni gros, mon professeur pourrait passer pour l’homme le plus banal de ma connaissance s'il n’avait ces énormes lunettes à montures oranges, aux verres crasseux. Ses vieux pulls, troués sous les aisselles, ont souvent été motifs de moqueries au fil des ans mais il n’a jamais semblé sans soucier.

Il débute son cours par quelques mots qu’il écrit au tableau. Le feutre couine et m’arrache une grimace. Exercice sept, mademoiselle Nigacus au tableau. Romane, à qui un camarade un peu plus attentif qu’elle a donné un coup de coude, se lève, en levant les yeux au ciel et attrape le feutre que lui tend le professeur.

Cela peut paraître étrange, mais monsieur Bondin ne parle pas durant ses cours. Ou très peu et uniquement lorsqu'il y est forcé par un autre adulte. Pour l’avoir entendu hausser la voix sur Steven, je peux vous dire que je n’ai pas envie que ça se reproduise. Notre professeur de mathématiques peut sembler insipide. Cependant, en l'ayant eu deux ans dans ma scolarité, je suis en mesure d'avouer qu'il est bien plus terrifiant qu'on pourrait le croire.

La table rouge, située tout au fond du self est porteuse d’une étrange malédiction. Pas que j’y porte un quelconque intérêt, mais, au vu de l’expression de Caro à notre approche, elle semble y tenir.

On raconte, et cela depuis très longtemps, que chaque élève s’étant assis à cette table a été refusé aux trois premières universités qu’il avait choisies. Depuis, et parce que la légende semble s’être appliquée à chacun ayant eu la folie de s’y installer, elle est toujours vide. J’imagine que c’est pour ça que Phil m’a donné rendez-vous ici.

  • Pourquoi tu veux qu’on s’assoit absolument ici, Charlie, il y a plein d’autres tables de libre ? me supplie Caro.

La terreur se lit dans ses yeux. Voilà des années qu’elle attend de pouvoir rejoindre son copain adoré qui vit à l’autre bout du pays. Bien que je ne crois pas à ce qu’on raconte sur cette table rouge, je ne voudrais pas que ce soit à cause de moi que l’année prochaine elle se retrouve loin de Klaus. Je soupire : je ne voudrais pas poser un lapin à Phil, mais Caro à l’air si effrayée que je ne peux pas la forcer.

  • Je… Je devais retrouver quelqu’un, mais allez vous installer sur une autre table, si vous voulez, j'attendrai ici.

Caro est immédiatement soulagée. Je le vois à ses épaules qui retombent, sa respiration qu’elle relâche et au pli de son front qui s’efface. Bonnie me lance un regard interrogateur au-dessus de l’épaule de notre amie. Tu es sûre ? semble-t-elle vouloir dire au fond de ses yeux. Oui, oui, ne t’inquiète pas pour moi. On se retrouve en histoire. Tout ça, sans avoir échangé un seul mot : pas besoin, lorsqu’on a une amie comme Bonnie.

Elle hoche la tête et prend Caroline par le coude avant de l’emmener à une table près de la porte.

Seule, je m’installe à la table, dos aux autres. Mon sac posé sur la chaise à côté de moi, je pose mon plateau et entreprend l’arrangement de mes plats. Bonnie et Caroline se sont toujours moquées du perfectionnisme qui s’emparait de moi chaque midi. L’entrée dans le coin haut gauche, le dessert à l’opposé et enfin le plat au centre, tout est en ordre. Je dispose mon verre à droite de mes carottes râpées et aligne mes couverts contre mon assiette. Je suis prête !

Alors que je m’apprête à enfourner une première bouchée de crudités, ayant vu que l’horloge murale affichait midi quinze, j’entends des pas s’approcher et Phil se faufile contre le mur, en face de moi. Il me sourit et nous commençons à manger.

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