44 : La femme de l’ombre

6 minutes de lecture

« Cette carrière que j’ai eue, je n’en voudrais pas désormais. Je n’aurais même pas envie de devenir actrice. Je ne pourrais pas supporter l’absence de vie privée. »

Jodie Foster, festival de Cannes, 2016.

L’Étoile du Lac

Route du port

Saint-Jorioz (74)

le 17 mars 2008

18:00

Il est encore trop tôt.

Pour Werner, je veux dire.

Sa dernière heure n’a pas encore sonné.

Ce n’est pas encore l’heure de la promenade quotidienne de son doberman adoré, sur le sentier littoral.

Sans ces gardes du corps qui protègent ses sorties en permanence, sans l’arsenal vidéo qui surveille nuit et jour sa luxueuse propriété lacustre.

Alors j’attends.

Je l’attends accoudé au comptoir de ce bastringue trop ordinaire, une bouteille de Corona à la main.

La déco est un peu cheap, un peu kitsch.

Un peu datée façon bistroquet du port des eighties, comme on aime à les filmer parfois en technicolor.

Avec ses murs en bois peint, vernissé ou blanchi, ses filets de pêche suspendus en point de mire, ses poissons laqués, fictifs, ou ses ancres mêlées à d’autres vestiges hérités d’une quelconque barque de pêcheur.

Et puis là-bas, tout au fond de la salle, une affiche incontournable, dédicacée.

Celle d’un long métrage qui fit un temps la renommée de l’estaminet, puisque tourné pour partie dans ses locaux : La Sirène du Lac.

Celui qui consacra Aurélia Montsey actrice de légende, en 1993, alors même que ta propre carrière était en stand-by, au creux de la vague.

La confirmation de ce qu’avait pressenti du meilleur jeune espoir féminin le jury des César de l’année précédente.

De celle qui fut si déférente lors de son sacre, si pure, si angélique.

Un passeport idéal pour Paul, pour continuer à briller dans les plus hautes sphères de la société, même lorsqu’il plantera le premier coup de canif dans leur contrat de mariage.

L’autre Madame Werner, celle dont il a besoin pour poursuivre son ascension vertigineuse.

La deuxième du nom après toi…

***

Les Folies Bergère

rue Richer

Paris 9e

novembre 1992

Double Jeu, ce talk-show à la fois tendance et provoc’, diffusé en deuxième partie de soirée, le samedi, sur France 2, et co-animé par un tandem très décalé.

Un décor, un sofa baroques.

Aurélia est là, interviewée par l’homme en noir, simplement parce que son attaché de presse et la production du film l’estiment nécessaire.

Elle ne connaît pas vraiment l’émission.

Ni Baffie, ni Ardisson.

Ni même le ton racoleur qu’ils emploient pour soutenir l’audimat.

Et elle s’y fait bousculer par le duo d’animateurs à propos des nombreuses scènes dénudées qui jalonnent le long métrage-fleuve qui la starise alors dans des poses plus ou moins suggestives, plus ou moins osées.

— Et est-ce qu’une actrice comme vous se doit d’accepter de tourner nue pour s’imposer dans ce cercle très fermé qu’est le monde du cinéma ?

— La question ne se pose pas en ces termes, c’est le scénario qui l’exige ou non. Quand j’ai accepté ce rôle en or que m’a proposé Roman Espina, je l’ai fait en connaissance de cause. Et j’aurais très bien pu le refuser. Mais je pars du principe qu’une actrice doit pouvoir tout jouer. Et moi, je suis tombée amoureuse de mon personnage, de l’intrigue. Et j’ai adoré être La Sirène du Lac.

Une ligne de défense intègre et digne, semblable à celle que tu aurais pu avoir face à de telles attaques.

Mais te connaissant, tu ne serais jamais allée chez Ardisson…

Cela dit, ce dernier ne lâche pas l’affaire et s’entête :

— Au point d’avoir une liaison avec Samy Naceri, votre partenaire dans le film ?

— C’est son mari qui doit être content ! renchérit Laurent Baffie, planqué en embuscade derrière sa caméra, à l’adresse de son comparse. Se faire souffler sa nana par un bicaud…

Contrairement à l’ex-publicitaire devenu homme de télévision, et au public présent sur le plateau ce soir-là aux Folies Bergère, Aurélia, elle, ne sourit pas du tout à ce trait d’humour particulier.

Et elle choisit d’ignorer l’affligeante réflexion du trublion du PAF.

— Ces rumeurs ne sont que des allégations infondées, distillées par une certaine presse ! Vous croyez franchement que j’aurais épousé mon mari si je le cocufiais par ailleurs ?

— Ça s’est pourtant déjà vu !

— Eh bien sachez, Messieurs, que je ne suis pas ce genre de femme…

— Mais bel et bien le genre de femme à partager la vie de l’essayiste politique le plus controversé de France, fondateur du nouveau parti d’extrême-droite Nation France ! Alors dites-moi, qu’est-ce que ça fait de devenir Madame Paul Werner ? N’avez-vous pas peur qu’on vous associe à lui, à l’idéologie dont il se réclame ?

— Je ne fais pas partie de ces personnalités du show-biz’ qui affichent leurs opinions politiques, Monsieur Ardisson. Je trouve que ça biaise dangereusement notre crédibilité artistique. Ma sensibilité politique ne regarde que moi.

— Pourtant, reconnaissez que l’amalgame est facile : sa première épouse en a fait les frais en étant la cible d’un attentat en 89.

— Je ne suis pas Solenn Avryle, puisque c’est à elle que vous faites allusion. Je ne joue pas le même registre, celui du cinéma engagé, porte-parole de quelque chose. Je n’ai pas l’hypocrisie de feindre l’ignorance de ce qu’implique le fait d’être la conjointe d’un homme d’extrême-droite tout en militant pour des causes qui ne ressemblent pas à ce que mon mariage affiche. Je suis une artiste, pas une pseudo-militante.

— Est-ce à dire que vous vous interdisez tout film à vocation politique ou idéologique, dénonciateur d’un quelconque état de fait ?

— Non, je ne m’interdis rien. Simplement, je vous le répète, je ne suis pas Solenn Avryle…

Tout faire pour affirmer sa personnalité, sa différence.

Marquer son territoire.

Et surtout s’affranchir de ton ombre encore trop présente, trop envahissante dans l’imaginaire collectif.

Car même si tu n’es plus sur le devant de la scène, ta filmographie vit encore dans le cœur du public.

Et puis surtout, tu es à jamais la vraie Madame Werner.

La seule, l’unique.

Même dans tes affrontements avec ton ex.

Dans vos combats, dans vos rixes.

Celles qui vous opposeront violemment et dont les médias se délecteront en s’en faisant l’écho tout au long de la décennie à venir…

***

L’Étoile du Lac

Route du port

Saint-Jorioz (74)

le 17 mars 2008

Tandis que je me remémore vos joutes verbales et ce Double Jeu, la radio égraine le curriculum vitae du député-maire sortant de la préfecture haut-savoyarde, reconduit sans surprise dans sa fonction.

Le type derrière le comptoir secoue mollement la tête en essuyant ses verres, puis finit par m’interpeller :

On aura beau dire ce qu’on voudra, il avait pas beaucoup d’adversaires à sa taille, le Werner. Et un bilan pas si dégueulasse…

Quel con ! Sait-il seulement de quoi il parle ? Pauvre type, va…

Son unique adversaire valable, il l’a tuée, réponds-je comme à moi-même.

Pardon ?

Solenn Avryle, en 2001. Il l’a achevée.

Ah, vous parlez de cette comédienne, son ex-femme ! Une jolie nana, c’est sûr, et pleine de convictions. Une fille du pays avec de chouettes idéaux altruistes. Trop utopistes hélas, trop déconnectés de la réalité ! Parce que vous savez, les bonnes actions ou bons sentiments, ça n’a jamais fait gagner les élections… Quel gâchis quand j’y pense !

Gâchis oui.

Un terme inapproprié, mais y'en a-t-il vraiment d’autres ?

Moi, je crois plutôt que c’est ce dernier débat avec Werner, sur le plateau de 8 Mont-Blanc, le 15 mars 2001, qui t’a enterrée prématurément, Solenn.

Pas tes idéaux.

Oui, c’est bien Werner.

C’est bien lui qui a creusé ta tombe en appuyant là où ça fait mal.

Trop mal.

Un coup imparable, aussi fulgurant qu’une balle de calibre 38…

***

Studio d’enregistrement de la chaîne de télévision

8 Mont-Blanc

rue des Pontets

Sevrier (74)

le 15 mars 2001

— Je t’avais prévenue, Solenn : si tu viens me défier sur mon propre terrain pour me chier dans les bottes, je te ferai mordre la poussière, je te traînerai dans la boue jusqu’à ce que tu lâches. Parce que faut pas me chercher des noises, à moi, ni venir chialer après ! Jamais !

***

Il faut croire qu’en politique, même les incartades sexuelles les plus médiatisées laissent moins de traces qu’une addiction ou un internement psychiatrique.

C’est presque une normalité.

Alors on lui pardonne, d’avoir fauté avec une ex-porn-star des nineties.

Une future militante écologiste adepte de végétarisme : la dénommée Zara Whites.

On lui pardonne, ce pipe-show improvisé dans la voiture de la belle demoiselle, immortalisé par un paparazzi à deux pas des Champs-Élysées, lui qui est maqué avec la figure la plus angélique du cinéma français.

Une figure angélique enceinte jusqu’au fond des yeux, et qui, elle, ne pardonnera pas.

Il portera plainte, bien sûr, contre le torchon à scandales qui publiera ces photos.

Pour atteinte à la vie privée.

Et il gagnera, en ressortira blanchi comme un nouveau-né.

Comme à chaque fois.

Mais toi, tu auras beau tout faire pour qu’on oublie tes errances passées, elles te reviendront toujours en pleine face.

Comme un boomerang.

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