IV - Chapitre troisième

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Edgar Morenjoie.

L'identité de l'homme chargé de la conduire à l'orphelinat de Greensborough ne cessait de résonner dans l'esprit de Madeleine Gardner.

Edgar Morenjoie.

Morenjoie. Quelque chose dans son nom de famille sonnait faux. Morenjoie. Comment pouvait-on mourir en étant joyeux ? Mort et joie. Qui avait eu l'idée d'associer ces deux mots pour en faire un nom de famille ? C'était idiot ! Ils n'allaient pas ensemble. La mort, ça n'avait rien de joyeux. La mort, c'était quelque chose d'horrible, de terrifiant, d'angoissant. Personne ne mourrait en étant joyeux. Toute mort n'était que souffrance et tristesse. Alors pourquoi ce nom de famille ?

Pour la jeune fille, dont les proches venaient de mourir brûlés vifs, il avait un goût amer de vieille plaisanterie.

En fait, à bien y réfléchir, tout dans l'homme qui marchait à quelques mètres devant elle, avait un goût amer de vieille plaisanterie.

De sa voix ridiculement aiguë à sa manière de se déplacer - essayait-il d'imiter un crabe, Madeleine n'aurait su le dire -, rien ne semblait naturel. Tout semblait forcé ou, tout du moins ... la jeune fille réprima un soupir d'agacement. Quelque chose dans la personne de Morenjoie ne tournait pas rond, elle le savait. Mais elle était bien incapable de mettre un ou plusieurs mots là-dessus.

Et puis, fallait-il également mentionner la façon dont il était vêtu ? Madeleine avait beau avoir toujours grandi dans les grandes villes, elle restait tout du moins persuadée que la mode urbaine était plus ou moins la même que la campagnarde. Or, ce bonhomme d'à peine un mètre dix semblait tout droit sorti d'une autre époque : chapeau haut de forme, gilet de soie noir boutonné sur une chemise tout aussi sombre, montre à gousset dépassant de la poche du veston... ce n'était pas vraiment la mode de maintenant. C'était une mode d'un autre siècle. Comme si l'homme était totalement déplacé dans cette réalité.

Et pourtant, il était bien là, à seulement quelques pas de Madeleine.

"Tout va bien, Miss ? Vous m'avez l'air bien silencieuse."

"Mes parents et mes frères viennent de décéder dans un incendie mais je devrais sauter de joie à l'idée de me rendre dans un orphelinat dont toute cette ville s'accorde à dire qu'il est maudit ...", pensa Madeleine.

Mais elle n'en dit rien et se contenta d'hocher la tête de haut en bas. Oui, tout allait bien. Non, elle n'avait pas envie de prendre ses jambes à son cou depuis qu'elle avait rencontré ce drôle de personnage et non, la question que ce dernier venait de lui poser n'était absolument pas irréfléchie : Morenjoie était peut-être étrange et manquait irrémédiablement de tact, mais la jeune fille ignorait la position qu'il occupait réellement au sein de l'orphelinat. Il pouvait très bien être le directeur déguisé en un simple employé. Ou alors, il occupé un poste tout aussi important et le directeur l'avait envoyé pour évaluer la personnalité de Madeleine en toute discrétion. Et la jeune fille ne souhaitait pas vraiment arriver à l'orphelinat et se voir immédiatement gronder par les responsables. Elle voulait faire une entrée des plus discrètes, ne pas se faire remarquer dès le début. Elle voulait rester seule, s'isoler et faire son deuil dans la plus grande intimité. Alors les piques, la jeune fille les garderait pour plus tard. C'était ce qu'il y avait de plus intelligent.

"Ah, nous y voilà !"

La voix enjouée de Morenjoie interrompit Madeleine dans ses pensées. Surprise, elle faillit bousculer son acompagnateur mais celui-ci se décala d'un pas, sans même la regarder. Comme s'il s'attendait à être bousculé. Comme s'il savait qu'elle allait être prise de court et manquer de le faire tomber. Sans même lui jeter un coup d'oeil. Bizarre.

"Miss Gardner, je vous présente votre nouvelle maison. L'orphelinat de Greensborough."

Une nouvelle preuve du manque de tact de Morenjoie : comment pouvait-on annoncer cela sur un ton aussi joyeux ? Encore une fois, Madeleine garda ses réflexions pour elle et ravala le sanglot qui menaçait d'éclater. Sa nouvelle maison ... ce n'est pas comme si elle emménageait avec sa famille. Qui pouvait considérer un orphelinat comme une nouvelle maison ? Ce genre d'établissement n'avait rien à voir avec la douce chaleur d'un foyer. C'était simplement un endroit où on entassait les orphelins et où l'on faisait en sorte qu'ils restent en vie. Mais il n'y avait ni amour ni chaleur humaine dans un orphelinat. Les enfants se chamaillaient, se battaient et se volaient mutuellement. Les éducateurs n'avaient pas le droit de s'attacher à un enfant. Et ils se devaient de faire respecter un certain ordre au sein du bâtiment : de ce que Madeleine savait, aucun enfant n'aimait les éducateurs. Et ceux-ci usaient parfois un peu trop de leur autorité. Les orphelinats, ce n'étaient pas des maisons. Ce n'était que des bâtiments où l'on mettait les enfants qui n'avaient plus de famille en espérant qu'ils n'y resteraient pas trop longtemps : nourrir toutes ces bouches, ça avait quand même un certain coût.

Et puis...

"Oh mon dieu ...", souffla Madeleine alors qu'elle levait la tête pour la première fois vers l'orphelinat.

"Pas mal, hein ? C'est sans doute le plus original des orphelinats de la région !"

Original ? Madeleine le trouvait plutôt un poil effrayant : rien à voir avec les orphelinats qu'on pouvait trouver dans le centre de Londres. Où elle aurait bien aimé rester, d'ailleurs. Mais apparemment, les orphelinats de la capitale anglaise étaient tous bondés. Alors son dossier avait été transféré vers un établissement où il y avait encore des lits disponibles. Et ... voilà donc où elle était contrainte de se rendre ; dans un orphelinat aux airs de manoir.

"Encore un élément qui n'est pas à sa place. Qui appartient à une autre époque.", se dit Madeleine alors qu'elle pénétrait dans la cour du bâtiment après avoir dépassé une grille en fer forgée.

De ce qu'elle pouvait en voir, l'orphelinat ressemblait étrangement à la demeure de la famille Addams : possédant des tours à chacun de ses coins, l'orphelinat, à la façade noire comme du charbon, s'élevait sur trois étages. Des corbeaux, perchés à divers endroits sur la toiture, croassaient leur chant sinistre. Pas un bruit ne semblait provenir de la propriété et aucun enfant n'était visible dans la cour. Une étrange sensation d'immobilité régnait, et Madeleine ne pouvait s'empêcher d'en être mal à l'aise.

"C'est l'un des orphelinats les plus ancients du Royaume-Uni., expliqua Morenjoie, qui ne semblait pas se rendre compte du malaise de la jeune fille. Il a été rénové de nombreuses fois au fil des siècles mais chaque directeur a souhaité garder cette apparence de manoir. Cela fait froid dans le dos à la majorité de la population de Greensborough mais je vous assure que vous n'avez rien à craindre : même les plus accomplis des cambrioleurs n'osent pas s'aventurer sur la propriété. J'imagine qu'ils ont trop peur de se faire sucer le sang par un vampire !"

Morenjoie se tenait désormais sur le pas de la porte et éclata d'un rire qui fit frisonner la jeune fille. Il venait de lui décrire l'orphelinat comme s'il s'agissait d'une magnifique propriété dont elle venait d'hériter et grâce à laquelle elle coulerait désormais des jours heureux. Elle repensa à sa maison et à ses parents et eut soudainement envie de vomir.

Comment pouvait-on manquer de tact à ce point ? Comment pouvait-on avoir l'idée d'envoyer un homme qui prenait si peu soin de masquer sa joie de vivre accueillir des enfants qui venaient de tout perdre ? Morenjoie était-il aussi en charge d'enfants plus jeunes ? Si oui, Madeleine ne pouvait s'empêcher d'imaginer les dégâts ... et d'éprouver un rude pincement au coeur. Pauvres enfants.

"Votre chambre se situe au deuxième étage, numéro 77. J'espère que Greensborough vous plaira, Mademoiselle Gardner."

L'envoyé de l'orphelinat avait ouvert la porte et faisait signe à Madeleine d'entrer, un grand sourire aux lèvres. A contrecoeur, Madeleine s'avança.

A peine avait-elle fait deux pas à l'intérieur de l'établissement que Morenjoie fermait la porte derrière elle.

"Vous ne venez pas avec moi ?", demanda la jeune fille, soudain inquiète et quelque peu perplexe.

"Non. Malheureusement, d'autres affaires m'appellent en ville. Mais ne vous inquiétez pas, ajouta l'homme, voyant que le visage de Madeleine se décomposait. une équipe soignante vous attend à l'intérieur. Ainsi que les autres enfants. Au plaisir de vous revoir, Mademoiselle Gardner."

Et, une fois son haut de forme soulevé et remit en place sur son crâne totalement chauve, Morenjoie tourna les talons et disparu derrière les grilles en fer forgé, son éternel sourire édenté aux lèvres.

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