François

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La voilà enfin : la fin de la journée. Et le début du week-end en plus. Le week-end, quelle blague. Disons, le début de deux jours de travail à domicile. Répondre aux mails, lire trois dossiers, retranscrire le P.V. de la dernière réunion... Stop. c'est la fin d'aujourd'hui. Je penserai à tout ça demain.

Il est vingt heures. François range son bureau, se dirige vers l’ascenseur, descend et sort. Ensuite, il tourne à gauche, s'embarque dans le métro, arrive à la gare... Un trajet devenu rapidement un ensemble de réflexes, son corps le dirige comme un automate. C'est parti pour une heure de train. La seule raison pour cet homme d'affaires de préfèrer l'été à l'hiver est la lumière qui lui permet de regarder le paysage durant les trajets. Il n'a pas pris de vacances depuis six ans. Son temps est dévoué uniquement au travail, les saisons ne lui font ni chaud ni froid. Au grand désespoir de son ex-femme.

Aaah... Si je m'étais rendu compte plus tôt du plaisir qu'il y a de se faire transporté après une longue journée, je ne me serais pas endormi au volant en rentrant, il y a trois mois... Heureusement pour moi, il n'y a eu que de la tôle froissée. J'aurais pu y rester... C'est fou, ça fait trois mois et j'y pense toujours comme si c'était hier. Même mon divorce m'a moins marqué... J'aurais pu y rester, j'aurais pu mourir il y a trois mois. Adieu François. J'aurais eu une belle vie. Pas d'enfant... Mais tout le reste. Une maison, une carrière... J'aime ce que je fais. Sans moi, il y aurait deux fois moins de franchisés Carrouf' Express. Pas sûr qu'ils seraient venus à mon enterrement, ceux là... Pas sûr qu'ils se souviennent du gars qui apporte les papiers à signer...

François travaille pour Carrouf depuis dix-neuf ans. Il a commencé par pousser les caddies et le voilà dans un bureau à Bruxelles. Il fait partie de « la dernière génération qui monte facilement en grade », comme lui disait son cousin durant leur dernier débat passionné. Ce cousin, l'original de la famille. « Il en faut bien un ! » dit François pour le défendre quand l'ambiance des repas se cristallise autour du style de vie du jeune homme.

Irait-il toujours aux repas chez mamy si j'étais mort il y a trois mois ? Quelle pensée égocentrique, bien sûr qu'il irait. Celà dit, ce n'est pas avec Patrick qu'il pourra discuter de la perversité des agences intérims et de l'emprise des multinationales. Ils devraient l'écouter pourtant, son avis est plus que valable, même s'il est différent de celui de tout le reste de la famille. Un jeune hippie dans un nid de carrièristes, le pauvre... Sans nos conversations, je serais directeur de ma section, avec un gros salaire et cetera. Merci cousin, tu avais raison : je n'ai pas l'allure d'un grand businessman et je n'aurais pas aimé porter une cravate tous les jours. Ma place me convient. J'ai failli mourir il y a trois mois et ma place me convient...

« Ma place me convient... » La phrase résonne dans sa tête, encore et encore. Sa place lui convient. Il sort son téléphone intelligent de la poche de son veston et cherche la définition du verbe convenir dans le tout petit Robert. « Être utile, agréable à. ». Utile, oui, d'accord. Son travail lui permet de vivre plus que décemment. Agréable... Il n'a clairement pas un métier dit « pénible », mais il n'a jamais songé à « agréable » pour le décrire. Convenir est un mot dont la définition a plusieurs parties : « être approprié à », « conforme aux usages »... Agacé, il éteind son GSM et le jette dans le fond de son sac.

Encore vingt-cinq minutes de trajet. François ne quite pas la fenêtre du regard. Le paysage défile, interminable. Il voit des routes, des maisons, des jardins et des gens qui ont pris la route pour se retrouver dans le jardin d'une maison. C'est une belle soirée. Le soleil se couche et tout le pays sent le barbecue. Le train s'arrête, deux jeunes filles montent dans ce serpent de métal qui traverse les campagnes. Elles s'asseyent non loin de lui et continuent leur discussion.

- Et pourquoi tu ne travaillerais pas comme psy ?

- J'adore ce que j'étudie, c'est génial, mais je ne me vois vraiment pas en faire mon métier...

- Après cinq ans et un master, c'est dommage...

- Ouais... J'aimerais bien trouver quelque chose qui me correspond, où je peux utiliser tout ce que j'ai appris pour aider les autres.

- Comme euh... Genre dans une association ou quelque chose comme ça ?

- Je ne sais pas... Tout ce que je sais, c'est que je n'ai pas envie d'être psy.

La conversation embraie sur la mode des changements de carrière, suivit de quelques anecdotes et de l'incontournable sujet des vacances... L'homme d'affaires les écoute d'une oreille distraite. Plus que cinq minutes. Même s'il a rapidement pris l'habitude se faire conduire, deux heures de trajet par jour, c'est long. Il ne passe plus la moitié de son temps dans les embouteillages, c'est déjà ça. C'est en se remémorant ses premiers voyages en vélo, pour s'émanciper du couvre-feu parental, qu'il descend du train.

Enfin dans la bonne ville ! Il fait clair et bon, j'ai envie de flâner, de rentrer lentement. C'est le week-end après tout. Tiens, je vais même faire un détour. Ça fait un bon moment que je n'ai pas pris mon temps dans cette ville. J'ai failli mourir il y a trois mois, mon job me convient et je ne profite plus de la ville où j'habite... Si mon cousin entendait mes pensées, il me traiterait de capitaliste pressé... Ah, les jeunes... Et cette fille qui a étudié pendant sept ans pour finalement être sûre qu'elle ne voulait pas faire ça, drôle de numéro. C'est son père qui doit être content ! ...Enfin, elle pourra dire qu'elle a un travail qu'elle aime, pas un travail qui lui convient...

Tout en marchant, Homo Sapiens se transforme en un homme qui doute. Voilà trois mois qu'il pense sans cesse à la mort, à sa mort, pendant le peu de temps libre qu'il a. Ce soir, il pense à la vie, à sa vie. Il marche jusqu'au parc, s'assied sur un banc et fume une cigarette. Il fait de plus en plus sombre. À cette heure-ci, il ne reste que les plus vieux des jeunes venues se réunir pendant la journée pour échapper à l'étroitesse de leur kot. François les observe du coin de l'œil pour ne pas passer pour un type louche. Ils font la même chose que lui vingt ans plus tôt : ils rigolent, ils s'insultent un peu, se taquinent,... Seul la musique est complètement différente. Leurs baffles crachent des paroles énervées sur un son électronique. Autrefois, l'ambiance était donnée par notre protagoniste et sa fidèle guitare. Il allume une deuxième cigarette en pensant à ses rêves de gloire.

Seigneur, comment autant de temps a pu passer sans que je n'y pense ? Un jour on se voit star du rock et le lendemain, on se retrouve en costard à fumer des clopes sur un banc... Que s'est-il passé ? J'ai l'impression d'être tombé dans un trou pendant des années. Pendant trop d'années. Et voilà que j'en sors. J'ai passé environ la moitié de ma vie à faire ce qu'il convenait plutôt que ce que j'aime. Pour un employeur à qui je conviens, mais qui ne m'aime probablement pas. Même après ces dizaines de journées de team building, je suis remplaçable. Convenir, aimer, remplaçable,... Enfin bon, ce n'est pas non plus comme si j'avais eu toutes les chances de devenir une star... Puis je n'aime pas vraiment jouer en groupe, c'était vraiment une passion pour l'instrument que je cultivais... Il faut être né avec une cuillère en argent dans la bouche pour vivre de ses passions...

Il fait maintenant tout à fait noir. Homo Dubius reprend la route. À trois rues de la sienne, il entend de la musique. Du rock, du bon rock, du rock énervé et mélodieux à la fois, accompagné d'une voix comme celle d'Axl Rose. Intrigué, il marche d'un bon pas. La musique s'amplifie, ce n'est pas un album, c'est un concert. Il distingue des gens sur le trottoir et une terrasse remplie. La belle soirée se transforme en nuit de folie. François est surpris, il n'avait jamais vu ce café rempli, encore moins grâce à un concert. Il s'arrête sur les pavés du trottoir d'en face et regarde à l'intérieur par la devanture. Le groupe lui tourne le dos, mais même sous cet angle, on voit qu'ils sont jeunes. Vingt-deux ans, pas plus. Le batteur joue énergiquement, le bassiste est concentré et bondi légèrement quand vient le refrain. Le chanteur a l'air possédé, il saute, il tourne, il revient au micro en hurlant, repart, saute encore... Malgré son mètre soixante, il prend toute la place. L'homme d'affaire ne peut détacher ses yeux de la guitare, sans câble, qui bouge avec lui dans tous les sens. Elle tourne, elle rebondit, elle a manqué plus d'une fois de se cogner le manche, elle danse. Elle est magnifique. À la fin de la chanson, Homo sapiens ne doute plus. Il parcourt les trois dernières rues jusque chez lui.

Bon, mon cochon, t'as quarante ans l'année prochaine. Tu as passé la moitié de ta vie à faire ce que disais ta mère, l'autre moitié à faire ce que disait ton boss... Merde, François ! Il est temps de vivre pour toi! Si tu veux que ton épitaphe contienne d'autres mots que « convenable ». Si je veux, si je veux,... Oui, je veux !

Suite à cette injonction personnelle et motivante, François allume son ordinateur et son moteur de recherche. Il fait craquer ses doigts puis tape : « devenir luthier ».

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