Aux frontières de l'autorité

15 minutes de lecture

22 février 2014, Nantes
 
    Ce matin Shenzi et les petits restent dans la cabane, je n’ai rien pris qui puissent porter à confusion malgré les conseils des copains. Je n’ai pas de gants pour me protéger les mains si je dois repousser sur le côté ces palets brûlants qui dégagent leurs fumées irrespirables ; pas de lunettes ou de masque pour me protéger des gaz ; pas de cagoule pour protéger mon identité quand certains dénoncent une répression arbitraire. Les deux nouvelles personnes avec qui je cohabite m’ont conduit jusqu’à Nantes et ne voulaient pas risquer des questions gênantes lors d’un éventuel contrôle de police. Il n'y aura pas de contrôle et dès notre arrivée nous sommes séparés par la foule.
Je n’ai jamais participé à une manifestation de cette ampleur. Depuis plusieurs semaines, les différents collectifs se préparent, on décore de grands chars, on peint les pancartes et les banderoles, on choisit son costume et son masque. La batoucada intensifie ses répétitions et a vu se joindre à elle de nouveaux musiciens.
Soixante mille personnes et plus de 500 tracteurs défilent dans les rues de Nantes contre le projet d’aéroport. On se salue, on discute, certains prononcent des discours ; il y a des musiciens, des jongleurs, des masqués, des cagoulés de tous âges, même un bar roulant, tiré par un énorme tracteur. Le vin est à prix libre ! L’humeur est à la fête. La tête de cortège est déjà loin lorsque notre comptoir s’élance enfin parmi cette immense fanfare.
Nous passons devant des bureaux de l’entreprise Vinci ; la vitrine a été brisée, les murs sont tagués et le mobilier retourné. J'ai retrouvé quelques compagnons avec qui m'accouder au bar mobil. Un peu éméchés, nous échangeons des regards surpris et quelques blagues. Le cortège continue sa progression. Camille-rayonne, qui passait par là, me confie son ukulélé avec lequel je m’égaye jusqu’à ce que nous croisions la batucada de la ZAD qui couvre aisément le son des cordes. Plus loin, on nous apprend qu’une grue sur un chantier municipal aurait été incendiée, d’ici on aperçoit une fumée sombre.

Nous sommes maintenant proche de la gare. De l’autre côté de la voie ferrée, un nombre impressionnant de véhicules de police, ils stationnent, gyrophares allumés. La foule s’amasse, une partie du cortège est indécise. Le tracé annoncé de la manifestation a été redessiné deux jours avant l’événement suite à l’interdiction formelle d’envahir le centre-ville et ses commerçants. Les manifestants ne semblent pas comprendre les raisons de l’impressionnant barrage policier qui les empêche de suivre le trajet traditionnel des manifestations nantaises. Des grilles ont été dressées, derrière, des véhicules de police et un canon à eau, les gardiens de la paix sont nombreux, en armures, visières baissées et boucliers. Plusieurs tracteurs se positionnent en face des grilles alors qu’une partie du cortège continue sur une autre avenue. Pendant ce temps,  la foule s’agglutine devant le mur policier. On s’agace, on s’insulte, le face-à-face entre la police et une partie des manifestants est tendu, des projectiles partent. Grenades lacrymogènes contre divers ovnis. 
 
 
C’est la guerre
 
    Qui a commencé, je ne saurais vous le dire ; ce que je sais, c’est qu’à ce moment peu de gens avaient conscience de ces échanges, et ils sont moins nombreux encore ceux qui avaient anticipé la suite. Une pluie de grenades lacrymogènes crépite dans le ciel déversant leurs palets nauséabonds ; un brouillard suffocant envahit la place et les rues environnantes. C’est la panique, les gens se bousculent, un homme âgé est à genoux, plus loin une enfant est secouée de sanglots, chacun tente d’échapper à la fumée. Les « streetmedics » (ce sont les ambulanciers des manifestations, des formations à ce dur travail sont organisées plusieurs fois par an dans le bocage) et les prévoyants ont apporté du sérum physiologique pour calmer les effets des gaz, ils aident autant qu’ils peuvent, atténuant les douleurs. Les paysans récupèrent tant bien que mal leurs tracteurs et rejoignent le reste du cortège qui s’échappe et rejoint ceux qui avaient continué leur route. Une poignée de manifestants fait face au canon à eau et tente de faire tomber l’une des grilles policières. Cachés derrière une banderole imperméable, ils subissent la foudre du jet d’eau auquel on a pris soin d’ajouter un produit irritant, ils tiennent bon tandis que d’autres, profitant de la diversion, ancrent un grappin sur le barrage. Une quinzaine de personnes tirent maintenant sur un long cordage et tentent de faire basculer la grille. Une volée de flash balls met fin à la tentative courageuse.
J’ai toujours le ukulélé entre les pattes, je crache mes poumons et je pleure plus qu’à mon premier jour. Je retrouve l’un des chars préparés sur la ZAD, confie l’instrument en ma possession à l’un de ses occupants et demande s’ils n’ont pas du sérum ou de quoi me couvrir le visage. Plus loin des barricades sont érigées, les policiers se rassemblent et tentent de contenir les mouvements de foule. Le cortège se reforme.
 
 
Sales jobs : clown activiste et de streetmedic…
 
    Un commissariat vide et sans défense a subi la foudre de certains, bariolé de peinture et en partie vandalisé.
Les forces de l’ordre forment une grande ligne, les lacrymaux pleuvent, les clowns activistes, formés en brigade de l’humour, se positionnent entre les brigades mobiles et les manifestants, les projectiles sont plus sporadiques et ne concernent plus qu’une petite ligne de front, le canon à eau a été amené en renfort. Le reste de la manifestation continue de danser au son des sound systems, certains attendent ou dégustent les crêpes cuisinées sur place, à prix libres, la plus grosse partie du cortège ne s’est pas dispersée. Les clowns continuent courageusement leurs pitreries, comme un mauvais cartoon triste, grotesque. Mais l’utilisation de bombes au poivre sur les acteurs remet le feu aux poudres, les projectiles repartent de plus belle dans les deux sens, le canon crache à nouveau son eau empoisonnée. L’hélicoptère lui-même lâche des lacrymaux depuis le ciel. Les cartouches de flash ball et les grenades de désencerclement fusent dans tous les sens, plusieurs personnes sont touchées, on entend des cris. Les pavés et les bouteilles répondent aux balles de caoutchouc et aux grenades.
Je suis à plusieurs centaines de mètres du cordon policier, un homme en tenue d’apache joue de la flûte au milieu des gaz, on entend partout des appels aux medics, on court dans tous les sens avec de petites trousses de premiers soins pour venir en aide aux blessés. Une violente douleur à la cuisse me fait poser un genou à terre, j’ai reçu un éclat de grenade dans la jambe. Un rapide coup d’œil m’indique qu’il n’a pas traversé la chair, mais la forme de l’éclat se dessine clairement dans la peau, plusieurs vaisseaux sanguins ont éclaté. Derrière moi des enceintes crachent à plein volume un jazz endiablé. Une voiture des services de transport public est mise sur le côté et enflammée, tout comme un certain nombre de conteneurs à verre. Des gamins en jogging, coiffés de casquettes, se jettent dans la bataille, visages découverts, inconscients. Une voiture de BFM est prise à parti et fuit la zone de combat.

Les heures s’écoulent, une foule moins nombreuse refuse toujours de se disperser mais recule au fur et à mesure de l’avancée des forces de l’ordre. Les affrontements dureront une partie de la nuit. Avec une quinzaine d'autres personnes, nous quittons la ville dans un camping car appartenant à un couple de retraités, ils nous ramènent chez nous.
Ce soir là, une grande fête est organisée sur la ZAD pour célébrer cette journée, bien qu'assombrie par les événements. Plusieurs manifestants ont été arrêtés, trois ont perdu un œil ce jour, éborgnés par des balles de caoutchouc. J’en suis quitte pour un bel hématome.
 
 
Un photographe belge
 
    Le soleil est au rendez-vous ce mois d’avril. Je suis sur la terrasse de la Datcha-tcha, plongé dans ma lecture. Daenerys, mère des dragons, lève une armée pour libérer le peuple de l’esclavage lorsque… Shenzi me fait savoir que nous avons de la visite. C’est un homme avec un léger accent qui vient nous rendre visite, un appareil photo accroché au cou. Nous nous saluons tous trois. Il est déjà venu il y a quelques mois prendre des clichés de la cabane qu’il me montre autour d’un café. Des noirs et blancs magnifiques. Il m’offre un exemplaire que je m’empresse d’accrocher au mur de la hutte. Il m’explique qu’il vient ici parce qu’il croit que ce qui s’y passe est important, il voudrait laisser des images de cette lutte, de cette vie qui s’organise. Depuis son dernier passage, nous avons construit un poulailler avec les copains. Les poules piaffent au moindre mouvement de Shenzi qui n’en a que faire ; cela ne les empêche pas de nous fournir de nombreux œufs dont je me régale chaque matin. J’ai également pris le temps de repeindre les toilettes sèches d’une fresque et de textes écrits sur la zone par quelques tritons.
Bien qu’il soit photographe professionnel, le belge m’assure ne pas exposer ou vendre les clichés qu’il prend ici, il ne travaille pour aucun journal. Je le laisse actualiser son book et lui propose de venir partager un repas ce soir avec nous, plusieurs amis doivent passer pour une soirée au coin du feu. 
La nuit venue nous sommes un petit groupe, au milieu du bois, autour d’un grand foyer. Nous partageons quelques grillades provenant de la récup’ de la veille et de bonnes bières belges que le photographe a apportées. Il dort dans un hôtel proche et compte repartir pour Bruxelles dans quelques jours. Nous sommes un petit groupe de trois humains et deux chiens qui réfléchissons depuis un moment à partir en virée à travers la Belgique, notre nouvel ami a de la place pour nous dans sa voiture.
 
 
En route pour le plat pays
 
    J’ai confié le dernier chiot avec un pincement au cœur, le photographe nous a contactés, nous prenons le départ aujourd’hui.
« Les Camilles » sont de sortie mais n’ont pas de plan d’hébergement ou de sous en poche. Nous profitons du trajet pour faire jouer nos contacts et trouver une crèche où nous abriter.

Le 123, fameux squat bruxellois, prend ses quartiers dans un immeuble aux étages multiples, juste en face d’un commissariat. On nous y propose une chambre pour trois nuits. C’est un bon début qui nous permet de redécouvrir la capitale européenne. Sans le sou, nous n’avons d’autres choix que d’arpenter les rues et de proposer nos démonstrations aux autochtones réputés généreux.

Nous profitons de quelques soirées étudiantes et des breuvages locaux avant de reprendre le départ pour la ville de Liège. Plusieurs amis sont passés par là et nous savons que Camille-lyrique vit là-bas dans un théâtre occupé.
Le T.A.L.P., Théâtre À La Place, est réinvesti et inauguré après sa fermeture officielle le 7 septembre 2013. Différents citoyens issus du milieu alternatif liégeois se sont mobilisés pour redonner vie à cet espace abandonné. Il s’est vite imposé comme un centre culturel au cœur du quartier d’Outre-Meuse. Autogéré, on y propose toutes sortes d’activités, des pièces de théâtre, une brasserie, une salle de répétition, une autre d’enregistrement, une bibliothèque, un free-shop et des repas à prix libre, des débats, des concerts… Nous débarquons sans prévenir et Camille-lyrique, ravie de nous voir, nous propose de profiter du sleeping, les zadistes sont les bienvenus ici. Nous ne savons pas encore que nous posons bagages pour plusieurs semaines.

Errer dans cet immense bâtiment et ses salles de spectacle à quelque chose d’enivrant. Shenzi galope dans ce temple de la culture, partout des peintures, des expositions photos et des sculptures. La ville quant à elle semble sombre et énigmatique, la population locale a le verbe franc et l’accent fort. Fidèles à nos habitudes, nous partons régulièrement travailler dans les rues avec Shenzi, au contact des itinérants locaux. Nombre d’entre eux sont dépendant de l’héroïne, ici ce poison est bon marché et réputé de bonne qualité.

Nous sommes en pleine période électorale pour élire le nouveau maire de la ville, resté le même depuis 1999, toujours en lice pour se succéder. La municipalité ne souhaite pas voir les mendiants errer selon leur bon vouloir et la mendicité n'est autorisée que dans un seul quartier qui change chaque semaine. Une bonne manière d’exacerber les tensions avec les riverains envahis ponctuellement par des vagues d'indésirables, nombreux à Liège (de la bonne came vous disais-je), sans parler des difficultés de ses derniers à subvenir à leurs besoins dans ce contexte ultra-concurrentiel, terreau d’une nouvelle délinquance.
 
 
L’aide et la matraque
 
    Avec Shenzi nous n’avons que faire de ces petites réglementations et faisons notre show où bon nous semble, mais la police est régulièrement là pour nous rappeler la règle et nous faire déplacer… jamais bien loin. Face au zèle des autorités, la plupart des itinérants locaux pratiquent une manche active, à la rencontre des passants, des clients assis aux terrasses de café, à la sortie des magasins, des feux rouges. Ils s’imposent à ceux qui auraient voulu ne pas les voir, suintent tellement la misère que leur présence devient grossière. J’entends ici qu’on se plaint de voir tous ces miséreux, pas par empathie mais parce qu’ils dérangent, on ne veut rien avoir affaire avec les problèmes de ces gens-là, mais que quelqu’un fasse quelque chose par pitié…

Au cours d’une bouffe populaire (chaque dimanche le TALP propose des repas à prix libre), je rencontre un type qui se dit être un des fondateurs d’une marque de streetwear fameuse dans les années 90 « Bullrot wear ». Il a débarqué ici pour la came, s’est laissé piéger et se retrouve coincé, dans les rues de Liège.

Je l’interroge sur les marques sur son visage, et l'histoire qu'il me conte est loin d'être anodine. Quelques jours auparavant, il prend sa dose dans un coin de rue et se retrouve à déambuler dans la ville, défoncé. Ce jusqu’à ce qu’une patrouille de police, constatant son état, l’emmène au poste et le menotte à un radiateur dans un sous sol. Après un long moment, il est rejoint par plusieurs policiers qui le molestent :
    -On va t’apprendre sale junkie, on veut plus de camé dans nos rues.
 
Son supplice durera une partie de la nuit, on le relâche dans la matinée, meurtri.

Quant à savoir si ce qu’il m’a raconté est la vérité, peu m’importe, la souffrance était imprimée dans son épiderme. Tout ça m’inspire une nouvelle pancarte que je dépose dès que nous repartons au travail avec Shenzi : « Les clochards c’est comme les politiques, on a ceux qu’on mérite ».

Le petit écriteau fait débat chez les passants, on m’interroge souvent sur ce que j’ai voulu exprimer, j’ose espérer que vous, vous avez compris.
 
 
Du sleeping aux loges
 
    Voilà plusieurs semaines que nous partageons la vie avec cette petite communauté. L’organisation est proche de celle que nous connaissons sur la ZAD. Il y a une réunion des habitants chaque semaine, de même que des assemblées générales ouvertes à tous et où qui veut peut venir se présenter et demander à disposer de l’infrastructure ; les décisions sont prises par consensus et comme toujours, les débats sont parfois animés. La cuisine et l’entretien des locaux sont collectifs, personne n’a de responsabilité spécifique hormis sur les œuvres en création. Ici aussi nous faisons la récup’, dans les poubelles et à la fin des marchés, on en profite même pour distribuer la programmation du TALP.

Dans le cadre des créations théatrales, j’ai obtenu le rôle du sévère Tibalt dans l’une des pièces principales qui se joue ici, « Romeo and Juliet in garbage garden ». Le classique est revisité à la mode steam punk, quasiment tous les habitants sont mobilisés pour ce projet, de l’accueil du public aux décors, du jeu des acteurs à la musique.

Nous présentons notre travail quatre soirs par semaine, sous la forme d’un « work in progress » où les actes sont présentés dans les différentes salles de spectacles au fur et à mesure que la compagnie les construit et les prépare. Je découvre de nouvelles sensations en foulant les planches de ce théâtre qui reçut autrefois de fameuses personnalités.
Le clébard et moi quittons le sleeping, nous bénéficions maintenant de notre propre espace, les anciennes loges ont été transformées en autant de petites chambres individuelles. Son dernier occupant est parti laissant là tout un bordel, signifiant qu’il n’en avait plus que faire. J’en  retire une chaîne stéréo, quatre enceintes et un joli cendrier, le reste part au free-shop également ouvert au gens du quartier.

Je redécore les murs blancs de poèmes et de dessins et aménage un pont entre ma chambre et l’extérieur, enjambant la fenêtre et les buissons en friches des jardins communaux, une sortie sur-mesure pour Shenzi.
 
 
Un travail de videur pas comme les autres
 
    Ce soir, la brasserie du théâtre est ouverte. Certains s'occupent de gérer la soirée tandis que je m'enferme dans ma chambre pour travailler mon texte. De temps en temps je lève la tête pour observer  Shenzi se balader sur la place de l’Yser.

Camille vient me chercher, il est l’heure de fermer le bar mais un homme, passablement alcoolisé, refuse de partir. Il s’est déjà fait remarqué au cours de la soirée en tenant des propos insultants envers plusieurs personnes, entraînant quelques discussions animées. Le but est d'être le plus nombreux possible pour le pousser à partir. Lorsque nous arrivons dans la brasserie, le type se tient debout près du bar, un tabouret en main, il veut dormir ici et partira demain.

Les portes des chambres n’ont pas forcément de clé, beaucoup s’y sentent en sécurité et le théâtre a pu accumuler pas mal de matériel dont les artistes se servent au quotidien, ce qui leur fait craindre les arrivées inopinées. Pour dormir ici, il faut être invité par un habitant ou venir se présenter lors de la réunion hebdomadaire. C’est notre manière de sécuriser notre collectif et de pérenniser nos activités, il va devoir le respecter et partir.

Ici aussi certains s’entraînent au self-défense, l’un de nos partenaires a gagné le championnat national de boxe anglaise, un autre partage ses connaissances après de longues années de pratique dans différentes disciplines martiales. N’empêche que la situation me tend, l’homme semble particulièrement agressif et je m’attends à ce que ça dérape à tout moment. Nous sommes nombreux autour de lui, l’objectif est de faire bloc. La tension est palpable mais on me fait signe de ne rien faire, quelqu’un se charge de faire diversion. La chaîne hifi du bar se met à hurler de la hardteck, un genre musical difficile d’accès pour mes oreilles de néophyte, le volume est au maximum, toutes les verreries de la brasserie tremblent au rythme des basses, certains d’entre nous se mettent à taper du pied. Reste à espérer que l’homme n’est pas amateur de teufs electro.
L’exercice dure un petit quart d’heure avant que nous commencions à nous inquiéter de l’impact sur les voisins. L’homme ne semble pas goûter à la finesse de notre prestation et refuse toujours de quitter les lieux.

C’est alors que Romeo entre en scène, nu comme un ver, il nous livre une interprétation très expressive et personnelle de son personnage. Il tressaute de fauteuil en fauteuil, de tirade en tirade, clamant son texte de la manière la plus obscène, la plus provocante, dont il semble être capable. L’intrus flanche devant tant de détermination, ne supportant sûrement plus la performance de ce pénis au vent et l’hilarité de quelques coquins, il part.

Nous sommes venus à bout de lui, il n’a reçu aucun coup et personne ne l’a touché, la violence n’était pas physique mais était-elle moindre ? L’homme semblait décomposé en partant, il reviendra plusieurs jours plus tard pour briser l’une des baies vitrées de la Brasserie, avant de fuir pourchassé sur quelques mètres par Camille excédé.
 
 
Brûler les planches
 
    Le bal des Capulets m’offre une audience attentive, je m’approprie de nouveaux mots et trace des lettres indélébiles dans ma mémoire. Plusieurs soirées slam sont organisées au TALP et en ville, ce sont des concours de déclamations poétiques, peu de règles, rarement d’accompagnement ; il est presque de tradition d’offrir un verre à celui qui vient clamer ses mots. Sans le sou, je suis ravi de pouvoir emprunter les mots de Cyrano pour obtenir une bière, seule tirade que je connaisse par cœur. Mais pour continuer de boire sans rond, j’ai le choix entre apprendre une autre tirade ou écrire quelque chose par moi-même. Je choisis d’écrire de nouveaux textes.
L’humeur créatrice du théâtre m’encourage et la petite famille que nous formons ici m’aide à oser face au public. Avec Camille-scénique et Shenzi nous décidons même de sortir du cadre de ces soirées pour inviter la poésie aux terrasses des cafés.

Pour l’événement, nous nous sommes tous trois mis en tenues de soirée. J’ai déniché une chemise blanchâtre, un vieux spencer gris et un chapeau melon dans le free-shop, Camille s’est parée d’une belle robe couleur crème et Shenzi porte son plus beau collier.
À l’affût, nous cherchons chaque fois le bon endroit où commencer. Alors que nous installons la scène, Shenzi prend la pose. Derrière elle, un orgue de barbarie d’un bois au verni incertain placé sur de grandes roues de fer forgé qu’une amie nous a confié. J’actionne la molette et la mécanique se met en branle, les soufflets font résonner les tuyaux de cette antiquité. Un rouleau de papier perforé dirige l’orchestre de plomberie qui se charge d’attirer l’attention des foules et d’accompagner la voix de Camille. Tantôt a capella, en duo ou seule, tantôt accompagnée d’un nouveau rouleau de papier, nous chantons Brassens, Aznavour, Brel, Piaf, nous clamons Edmond Rostand et d’autres. J’ose même, au milieu de ces grands noms, placer les quelques vers que mon séjour a inspiré. Nous obtenons des sourires complices et parfois même des applaudissements nourris qui nous font promettre de retenter l’expérience dès que possible et me donne envie de continuer mon travail d’écriture.
 
 
Parole de clébard 8.0
 
    Il fait le malin avec son rôle et ses belles paroles, mais la muse de son inspiration et n'en doutez pas, c’est bien moi. Fière de mon travail, je déambule dans les couloirs du théâtre ; mes défilés n’étonnent plus personne et on me félicite ici et là. J’ai un accès privé à ma loge, ce qui me permet d’aller et venir sans devoir faire face à une foule d’admirateurs à chaque fois que me prend l’envie de pisser. Lorsque je cherche à me faire plaisir, je profite d’un compost tout proche que je suis quasiment la seule à utiliser, un festin de saveurs. Nous avons beau être en ville depuis un certain temps, j’ai pris mes habitudes et m’accommode pleinement de cette vie citadine.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Camille Ellimac ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0