Retour à la case départ et partition de violon

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Retour à la case départ et partition de violon

Je rentre avec la banane et sans encombre ; la route depuis Bordeaux n’a pas été difficile. Je veux raconter à tout mon entourage ce que j’ai vu, partager mes nouvelles réflexions sur le concept de marginalité. J’ai l’impression que ces quelques jours m’ont ouvert les yeux sur quantité de possibilités, sur l’espoir que je pensais avoir perdu. Puis les semaines passent et c’est un quotidien morose qui me rattrape, je me sens à nouveau dépossédé ; l’obligé de ma propre vie, dépassé, incapable.
Alors que mon absentéisme chronique me ferme les portes d’une seconde année, j’ai l’impression d’avoir dépensé toute mon énergie à me débattre dans une avalanche d’emmerdes sans fin, je n’ai plus la force de me battre, aucune chance pour moi de repartir pour une année semblable...
Et donc quoi ? Que faire ? Je suis perdu, dépressif et pendant que ma vie personnelle s’écroule, mon environnement semble suivre. Je vois les gamins dont je m’occupe, ils luttent pour répondre aux demandes institutionnelles dans l’espoir d’être réinsérés au sein d’un sytème qui a peur d’eux, peut-être, un jour. Je lis les articles qui nous décrivent les dangers du traité transatlantique, des O.G.M., du gaz de schiste, du terrorisme… Là-bas, dans ce pays indéfini, on se fait la guerre pour de l’eau ; ici les grandes fontaines pullulent, indécentes, rappelant qu’ici on défèque dans l’eau potable. Je vois des gens vivre dehors, enfermés dans l’horreur de la misère et des dépendances, la nouvelle camisole est chimique pour ceux qui dépassent les bornes. On me montre les images de foules, elles veulent rejoindre l’Europe, on les appelle réfugiées, mais de refuge elles n’en n’ont pas. Ces individus, sans âge et sans sexe, qui se noient, qu’on enferme, qu’on déporte, qu’on fusille aux frontières, dont on tire le portrait dans la misère des camps. Des hommes et des femmes ayant fait de la politique leur gagne-pain commentent les mouvements de palabres hypocrites. Moi, je suis là, assis devant mon ordinateur ou déambulant dans les rues. Moi, je suis là et je pleure. Ma famille inquiète tente de me venir en aide depuis quelques mois, mais rien n’y change.
Ma dépression se traduit par des passages à l’acte de plus en plus violents, même si je ne m’en prends qu’à moi-même. Ma pauvre maman, ne sachant plus quoi faire, finit par m’imposer de suivre une thérapie auprès d’un psychiatre. Elle s’est toujours battue dans un quotidien parfois difficile, compréhensive face à un enfant capable de turbulences. Ma maman a traversé bien des rôles : élève, étudiante, professeur, mère, épouse, chef d’établissement, femme… Et parfois la vie ne rend pas les choses faciles. J’ai été élève dans un établissement qu’elle dirigeait, ce qui ne m’attirait pas spontanément la sympathie de mes camarades. Mes difficultés à fermer la bouche dans des situations où d’autres pourraient juger cela préférable finirent de faire de moi la cible de différentes brimades. Je n’avais pas pour habitude de dénoncer mes bourreaux mais après de nombreux mois d’impuissance, je fus pris à partie une fois de trop. S’ensuit un bref épisode violent pour lequel ma petite maman se doit de prononcer une mesure d’exclusion à mon encontre. Pourtant, encore une fois, elle trouve les mots : « En tant que chef d’établissement, ce que tu as fait est inacceptable, tu vas devoir quitter mon établissement ; en tant que mère, je comprends ce qui s’est passé. »
Après l’obtention de mon baccalauréat, je n’en ai fait qu’à ma tête, voyageant à droite à gauche, n’écoutant que moi-même, et voilà, presque cinq années après, que je ne sais plus quoi faire, une vague envie de crever. Mais ma petite maman est toujours là, Shenzi est là. Alors je prends le parti de la thérapie, mais à une condition, je n’avalerai plus aucune pilule.
Au fil des semaines, je me montre assidu aux rendez-vous, le psy est bienveillant, mais rien ne semble s’améliorer. Il faudra un boulot pour m’ouvrir les yeux.


Les pédagogies libertaires

J’obtiens un poste d’animateur pour encadrer une colonie de vacances dans les Pyrénées. Les parents ont envoyé leurs enfants par le biais du comité d’entreprise de La Poste française. Une soixantaine d’enfants entre 12 et 16 ans pour 15 personnes qualifiées d’adultes. Sauf que la plaquette du séjour vendu a oublié de préciser une chose aux parents de ces têtes blondes : la colonie a un projet pédagogique largement inspiré des pédagogies libertaires qui ont su faire tant parler d’elles à la fin du 19e siècle et au début du 20e. Nombreux et nombreuses sont les anarchistes qui œuvrèrent au développement de l’éducation libertaire qu’ils considéraient comme un levier majeur à la transformation sociale. Très critiquée à l’époque, les médias catholiques voient d’un très mauvais œil l’idée de coéducation des sexes préconisée par ces nouveaux pédagogues, ils y voient là signe d’une dépravation totale. Pour ne citer que quelques auteurs de référence sur le sujet, Alexander Sutherland Neil qui fonde en 1921 l’école de Summerhill en Angleterre, Sébastien Faure qui fonde en France La Ruche en 1904, ou encore Francisco Ferrer (retenez ce nom, il réapparaîtra plus tard) qui fonde en 1901 La Escuela Moderna à Barcelone. Un des principaux enjeux dans ce type de pédagogie est de remettre l’enfant à sa place d’individu acteur, capable de pensée et de raison, tout en faisant valoir, dans un cadre collectif, la nécessité de trouver des compromis cohérents et communs à tous. En opposition à l’école traditionnelle, S. Faure résume ainsi sa pensée :
« L’enfant n’appartient ni à Dieu, ni à l’État, ni à sa famille, mais à lui-même ».
La voix d’un individu, qu’il soit enfant ou adulte, a dès lors la même valeur que celle d’un autre.
Notre cadre de référence est la loi (on peut généralement compter sur l’organisme « Jeunesse et Sport » pour s’en assurer), pour le reste, il s’agit de prendre nos décisions ensemble. Concrètement cela se traduit par des rassemblements quotidiens d’une demi-heure ou plus si nécessaire afin que adultes et enfants puissent exposer leurs ressentis vis-à-vis de ce qu’ils vivent ; un médiateur est chargé de distribuer la parole et de veiller à la libre expression de chacun, il est choisi chaque jour au hasard parmi les volontaires dans l’assemblée ; un rapporteur, lui aussi volontaire, est chargé de retranscrire ce qui a été déclaré au cours de l’assemblée. À la suite de quoi, une autre assemblée de volontaires se charge de réfléchir à des solutions aux problèmes qui peuvent avoir été exposés. Le soir même, cette assemblée rapporte ses propositions qui sont applicables dès l’instant (si elles restent légales aux yeux du code pénal bien sûr) et ce jusqu’à ce qu’elles soient remises en cause au cours d’une nouvelle assemblée. Ce n’est là que quelques exemples sur les différents outils qui sont mis en place pour que chacun puisse s’approprier ce séjour.
C’est une révélation à mes yeux et l’un des travaux salariés les plus intéressants que j’ai pu faire. Je me surprends à rêver d’une société d’enfants, d’adultes et d’animaux (il y avait quantité de chiens autour du bâtiment où nous logions, aux pieds des montagnes), parvenant à évoluer dans un cadre de respect et d’écoute similaire. Ce mois semble trop court, je n’aspire plus qu’à découvrir d’autres groupes d’individus évoluant de manière semblable, qu’à éprouver mon rêve d’une société meilleure.


Un rêve assumé

Après tout ça, je suis retourné voir le psychiatre qui me suivait. Ce jour-là, il me reçoit dans son cabinet avec Shenzi. Elle se couche sagement sous son bureau alors que nous engageons une conversation qui pourrait se résumer en ces termes :
— Et bien monsieur, je pense avoir trouvé la solution à mes problèmes ; je vais arrêter d’essayer de m’adapter à un cadre dans lequel je ne rentre pas, je vais tenter ma chance ailleurs, j’ai l’espoir de trouver un endroit où les gens s’essayent à autre chose, des alternatives qui pourraient me convenir. Je vais prendre un sac, le chien, et la route. J’ai déjà quelques indices sérieux sur les lieux par lesquels je pourrai commencer.
— Et bien jeune homme, je pense que vous prenez là la meilleure décision et ce afin, pour vous, d’aller au-delà de vos humeurs présentes.
— Parfait, donc si on est d’accord tous les deux, il ne me reste plus qu’à annoncer cette merveilleuse nouvelle à ma petite maman.
. . .
— Mais ce n’est pas possible, il est complètement con ton psy ; mon fils veut maintenant devenir clochard. Comment comptes-tu te nourrir ? Où vas-tu dormir ? Et soigner Shenzi ? Cette pauvre chienne n’a rien demandé.

Toutes ces questions n’étaient pas dénuées de sens mais au point où j’en étais, ça ne pouvait pas être plus difficile que d’assumer mon quotidien.
Alors, je vends tout ce que je peux de mes affaires, un ordinateur nouvelle génération, mon lit mezzanine, une chambre de culture indoor (une installation qui offre la possibilité de pratiquer le jardinage en intérieur et toute l’année, j’y cultive mes antidépresseurs), une machine à laver, un sèche-linge… Ma petite maman met son veto quant à la vente de ma voiture, c’est comme un dernier rappel à la norme pour elle, elle préfère la voir garée dans son jardin, attendant sagement mon retour à la raison. Tout ce que je ne peux vendre rapidement et qui présente une quelconque valeur est donné à qui se montre intéressé. Le reste est entassé dans quelques cartons, au fond de l’abri de jardin de maman. Je vais prendre mon sac, mon chien, et partir vers Notre-Dame-des-Landes. Cette terre qui a déjà fait couler tant d’encre et que je fantasme. Je ne sais pas pour combien de temps je pars, ni ce qui m’attend réellement là-bas. Mais la morosité de mon quotidien ne me laisse pas d’autre échappatoire.


Les ultimes démarches familiales

Quelques jours avant de prendre le départ, mon père tient à ce que je rencontre l’un de ses amis. L’homme est un ancien éducateur spécialisé aujourd’hui chanteur compositeur. Le père, étant donné nos relations conflictuelles, pense que le dialogue sera plus facile avec un inconnu ; nous devons avoir quelques points en commun, le mec était éducateur. Mais je soupçonne le père d’essayer d’en apprendre plus sur mon délire. Nous discutons longuement de mes nouveaux projets et pour l’homme, ce mode de vie ne peut être que temporaire. Moi je n’en sais rien, je cherche d’autres prismes pour vivre une vie qui, pour le moment, m’horrifie. Il me prédit de riches découvertes et les désillusions qui les accompagnent. Il pense qu’il ne peut y avoir d’évolution positive pérenne en marge du système, le jour viendra où je voudrai rejoindre les rangs. Nous verrons bien.
Mais je ne suis que plus déterminé lorsque je sors de la maison de cet inconnu. De retour chez mon père, je lui conte ma rencontre et nos échanges, il conclut :
« Tu vas vite revenir la queue entre les jambes. »

Comme je l’expliquais plus haut, je me suis débarrassé de tout ce qui ne rentrait pas dans mon sac ; c’est aujourd’hui le premier jour d’une nouvelle vie hors norme. Ma mère m’attend pour un dernier déjeuner avant le départ.
Le repas est une catastrophe, ma mère pleure pendant que mon beau père me reproche de n’être qu’un égoïste ; elle a tellement fait pour moi, c’est donc ma manière de la remercier, fuir ? Je m’énerve et le menace de lui fermer la bouche s’il ne le fait pas de lui-même, les sanglots de ma petite maman redoublent, mes larmes s’en mêlent. Ma décision est prise, j’ai beau être effrayé, c’est le chemin que je choisis et je ne reviendrai pas en arrière.
Il est temps pour Shenzi et moi de reprendre l’aventure là où nous l’avions laissée au mois d’avril. Nous prenons le départ depuis Auch, préfecture gersoise, en auto-stop. Nous mettrons plus d’une semaine pour arriver sur la ZAD, voguant de festivals en ermitage comme un voyage initiatique. Pour la première fois de ma vie, je pars sans un sou, sans attendre un versement prochain, pauvre. J’ai bien récolté quelques pièces en vendant mes affaires mais elles n’ont servi qu’à rembourser de vieilles dettes. Armés d’une patience sans faille, nous avalons peu à peu les kilomètres qui nous séparent de notre objectif, profitant de la générosité dont font preuve certains et de la nourriture délaissée dans les poubelles de grandes enseignes.


Parole de clébard 3.0

« Ok, il m’a abandonné trois semaines ; deux humaines, très gentilles par ailleurs, se sont partagé ma garde. J’ai même fait des tonneaux en voiture avec l’une d’elle, je peux vous assurer que je ne faisais pas la maligne après ça. Bon, globalement je n’étais pas si mal, j’avais des canidés à bousculer, la bouffe était bonne, et les bipèdes passaient suffisamment de temps à me gratter le ventre. Mais je n’étais pas mécontente de son retour, surtout qu’il avait l’air d’aller mieux, plus décidé. Je lui fais quand même un peu la gueule par principe pendant une bonne journée. Les jours qui suivent sentent le changement. Suspense, suspense… On mange quoi ce soir ? »

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